La société soviétique sous Staline et la plume de Vassili Grossman

Le roman de Vassili Grossman, Vie et destin, est une mosaïque qui présente l’URSS au milieu du siècle. À travers le destin d’une famille, le roman parcourt la société russe sous le joug stalinien pendant la Deuxième Guerre mondiale. De la bataille de Stalingrad aux Instituts scientifiques et aux camps, de Moscou à Kazan et à Treblinka, du plus simple paysan jusqu’à Staline, ce roman politique et politisé traite de l’irréductibilité de la liberté humaine en mettant en relief la convergence des systèmes totalitaires stalinien et nazi.

L’auteur, à l’aide de personnages multidimensionnels et subtils, explore la nature de la société soviétique, l’impact de la toute-puissance de l’État dans la vie de gens de toutes les conditions, les blessures physiques et psychologiques d’un peuple, et oppose la conscience humaine à la marche ininterrompue et terroriste du stalinisme. En montrant la force du mythe révolutionnaire, l’atomisation sociale et la dure réalité de la guerre, Grossman réussit à faire voir la société russe au-delà de son régime : il présente l’âme russe et son appétit de liberté. Ceci se veut une lecture du roman, accompagnée d’une réflexion politico-historique sans prétention sur les thèmes qui y sont abordés.

 Vasily Grossman with the Red Army in Schwerin, Germany
Domaine public, Vasily Grossman with
the Red Army in Schwerin, Germany , 1945
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Deux importants débats historiographiques servent de trame de fond. Dans un premier temps, il y a la position de Grossman qui fait converger les régimes stalinien et nazi sous la référence conceptuelle de totalitarisme. Ensuite, il y a la toujours brûlante question de la continuité entre Lénine et Staline : les germes du totalitarisme stalinien sont-¬ils déjà présents dans la Révolution d’Octobre? Bien que je sois en profond désaccord avec les positions de Grossman sur ces questions, il me semble possible d’apprécier la vision de ce grand romancier.

Terreur et société

Il semble tout d’abord hasardeux de joindre ces deux termes : terreur et société. D’une part parce que le corollaire du totalitarisme est l’atomisation sociale, la désocialisation. D’autre part, le régime de Staline évacue toute forme de société civile, il y a l’État et ses appareils, puis une masse inorganisée. Je devrais donc parler de terreur et de non société. Le roman de Grossman évoque les deux aspects de cette réalité. D’une part, l’aspect de l’atomisation ; la mise à nu de l’individu isolé devant le pouvoir de l’État. Aucune société n’existe au-delà de ce qui est pris en charge par le pouvoir d’État ou par « l’esprit du Parti ». On voit cette prise en charge totale de l’individu dans le personnage de Guetmanov, dans les passages suivants : « L’esprit de parti, l’intérêt du parti devait inspirer toutes ses décisions en toutes circonstances », et plus loin, « l’homme n’avait plus de goûts et d’inclinations susceptibles d’entrer en contradiction avec l’esprit de parti […] les sentiments personnels, l’amour, l’amitié, la solidarité, disparaissent d’eux-mêmes quand ils entrent en contradiction avec l’esprit de parti ».Il y a dans certains passages tout un jeu lumière/obscurité qui peut servir de métaphore et d’élément d’explication à l’absence de révolte populaire contre Staline et son régime. Le pouvoir et le parti agissent comme une lumière, une vérité. Les individus y sont attirés un peu comme par une mystique religieuse. Tout ce qui n’est pas identique au parti, à la vision de Staline, est exclu, exécuté, caché, jeté dans l’obscurité. Tout ce qui reflète la volonté de Staline est au contraire mis en pleine lumière. La lumière de l’État est comme une lumière divine, elle est vérité et vie. La mort, l’obscurité et le mensonge sont associés aux cyniques et aux contestataires. Ces articulations agissent par rapport à l’état discursif, mais aussi en ce qui concerne l’idéologique et la place des individus devant des forces qui semblent surnaturelles bien qu’elles soient socialement construites. Par cette métaphore, Grossman ouvre la porte à une réflexion sur le caractère mystique et mystificateur d’un pouvoir qui se dit athée.

Un autre élément qui peut s’ajouter à une compréhension de l’absence de révolte porte sur les membres du parti comme tel. Liquidés les uns après les autres, ils sont pris dans une course folle à la délation pour la survie. Certains passages illustrent bien l’état d’esprit qui a du être celui de plusieurs vieux bolcheviks, comme dans ces pensées prêtées par Grossman au vieux Mostovskoï : « il savait que, s’il s’opposait au parti au sujet d’une de ces questions, il s’opposerait par la même, indépendamment de sa volonté, à l’entreprise de Lénine, alors qu’il lui avait consacré sa vie ». Ces hommes, révolutionnaires professionnels, ayant dédié leur vie à la révolution et au parti, n’arrivent pas à dénoncer leur propre œuvre, leur conscience est prise entre la loyauté à la cause qu’ils ont défendue toute leur vie et la folie terroriste qui en découle. Grossman explique bien que cette loyauté a empêché plusieurs vieux bolcheviks de s’opposer à la volonté de Staline, tellement celui-ci en est venu à incarner le parti et la révolution, l’auteur le fait dire à Krymov dans cette phrase toute simple : « Rien à faire, c’est la révolution qui le veut ».

La force «anesthésique» du mythe révolutionnaire est un phénomène qui selon Grossman ne concerne pas seulement la vieille garde bolchevik léniniste, mais la société dans son ensemble. La peur de ce pouvoir d’État qui isole ne peut à elle seule expliquer cette folie délatrice, qui peut aller jusqu’à la dénonciation de son meilleur ami, ou de membres de sa propre famille. Bien sûr, la peur d’État est de nature différente, mais Grossman est clair sur le fait qu’elle n’explique pas à elle seule l’état d’esprit qui mène à de telles situations : « La peur elle seule n’était pas en mesure d’accomplir un tel travail ». Le mythe révolutionnaire accomplit précisément ce travail, celui de s’unir à la peur d’État pour installer un climat de soumission. Comme le dit Grossman :

Au nom de la morale, la cause révolutionnaire nous avait délivré de la morale, au nom de l’avenir elle justifiait les pharisiens d’aujourd’hui, les délateurs, les hypocrites, elle expliquait pourquoi, au nom du bonheur du peuple, l’homme devait pousser à la fosse des innocents. Au nom de la révolution, cette force permettait de se détourner des enfants dont les parents étaient en camp. Elle expliquait pourquoi la révolution exigeait que l’épouse qui n’avait pas dénoncé son mari fût arrachée à ses enfants et envoyée pour dix ans en camp de concentration. La force de la révolution s’était alliée à la peur de la mort, à la terreur des tortures, à l’angoisse qui étouffait ceux qui sentaient peser sur eux le souffle des camps lointains.

On peut tirer d’un tel passage une analyse des forces qui jouent au niveau social pour asseoir la toute puissance de Staline et de son appareil. D’une part, la peur, mais aussi la force du mythe révolutionnaire et de ses promesses, l’appropriation de cette vérité révolutionnaire par Staline lui-même, Staline l’infaillible.

Dans ce même ordre d’idées, l’enfer de l’interrogatoire de Krymov aide à comprendre pourquoi tant d’innocents se sont avoués coupables de crimes. La technique d’interrogatoire poursuit l’objectif d’isoler l’individu interrogé. Krymov est poussé à douter de tous ses amis, de sa famille, de sa femme. Ce faisant, il est seul, nu, devant le pouvoir qui semble avoir surveillé chacun de ses gestes, même des commentaires anodins exprimés en « privé ». Cette disparition de l’espace privé exprime bien la prise en charge de tous les liens sociaux par un pouvoir totalitaire. On retrouve donc, à travers ce passage sur l’interrogatoire de Krymov, à la fois la technique de pouvoir et l’effet recherché par celui-ci. Ainsi, tous deux tournent autour de l’isolement social et de la délation.

Grossman exprime certains points de vue qui aident à réfléchir sur la situation de la société, mais aussi sur les mécanismes du pouvoir. Par exemple, la construction de l’ennemi et la désignation d’un individu comme tel, qui dépasse toutes les autres facettes identitaires de la société. Que l’on soit homme, femme, russe, ouzbek, ukrainien, ouvrier, révolutionnaire, koulak, paysan ou juif, n’a aucune signification en soi. Là où l’identité individuelle prend son sens, c’est dans l’articulation ami-ennemi, qui est un assemblage profondément politique. L’association d’une dénomination de la première série, soit à l’identité ami ou à l’identité ennemie, est la seule facette de l’identité qui compte. Comme le pense Krymov à un moment : « C’était terrible de frapper les siens, mais Grekov n’était pas des nôtres, Grekov était un ennemi », puis, « les mérites militaires de Grekov n’avaient rien à voir dans l’histoire. On ne discutait pas avec les ennemis, on ne prêtait pas oreille à leurs raisonnements ». De même, le pouvoir tient compte de l’identité des individus, mais seulement dans la mesure où elle est articulée dans la dichotomie ami-ennemi.

Il y a un débat entre l’historiographie de gauche et celle de droite concernant la continuité Lénine-Staline. L’historiographie de gauche voit une rupture nette entre les deux, entre la révolution d’Octobre et le stalinisme. L’historiographie de droite, quant à elle, voit les germes du totalitarisme déjà présent pendant la révolution et sous Lénine. Sur ce point, Grossman, ou du moins ses personnages, semblent partager le point de vue des historiens de droite. Évoquant la collectivisation forcée, les purges et l’industrialisation rapide, Grossman montre que dans la conscience soviétique de l’époque: « ces événements furent la continuation logique de la révolution d’Octobre ». Ceci nous montre à quel point la construction du socialisme était aux yeux des soviétiques et à ceux de Grossman une entreprise qui recelait intrinsèquement les caractéristiques terroristes du stalinisme. On peut mesurer la force de l’affirmation propagandiste du régime qui prétendait incarner le socialisme sous une forme « marxiste-léniniste ». Ce terme, forgé par Staline, a réussi à s’imposer aux yeux de beaucoup de citoyens soviétiques comme la voie à prendre vers le communisme et a sans doute participé à la soumission du peuple à la volonté de Staline. Ceci ajoute une dimension idéologique importante à la coercition ; celle-ci n’est pas que physique, elle est véhiculée par des idées partagées dans la société. Toutefois, un examen minutieux des différences entre le régime sous Lénine et sous Staline nous montre fortement qu’il y a rupture entre les deux et que la révolution de 1917, avec ses idéaux démocratiques, aurait pu prendre une tout autre tangente.

L’appropriation par Staline de la «vérité» léniniste a donc participé à sa légitimation. La construction du mythe de Lénine par Staline lui a conféré une aura de divinité qu’il ne pouvait revendiquer avec ses seules réalisations ou son seul rôle dans la révolution. En se présentant comme le continuateur de Lénine et en présentant Lénine comme un demi-dieu, Staline s’est approprié le passé glorieux de Lénine ainsi que sa «vérité», voire son identité. Des passages du livre éclairent bien cette facette. Par exemple, lorsque Grossman évoque l’enterrement de Lénine, il parle de cette vérité que seul Staline aurait comprise, et pas Trotski, Zinoviev, Kamenev et tous les autres. À un tel point que cette vérité aurait échappé à Lénine lui-même, cette vérité ne peut qu’être celle de Staline, lui seul la possède:

Boukharine, Rykov, Zinoviev n’avaient pas la vérité léniniste de leur coté. Ni Trotski. Ils s’étaient trompés. Aucun d’entre eux n’était devenu le continuateur de Lénine. Mais Lénine lui-même, jusqu’à la fin de sa vie, n’avait pas compris, avait ignoré que l’œuvre de Lénine deviendrait celle de Staline

Au-delà des phénomènes sociaux que je viens de décrire, Grossman s’applique à montrer comment l’être humain possède une essence irréductible de liberté. Au cœur des deux plus grandes opérations anti-humaines du XXe siècle, Grossman expose comment la liberté humaine reste encore présente, comment les familles restent unies dans le malheur et la séparation, comment l’amour naît entre Strum et Maria Ivanovna malgré son impossibilité sociale, comment l’âme du peuple soviétique reste assoiffée de liberté. Le début de l’offensive déterminante de Stalingrad est réussie grâce à une insubordination de Novikov, Génia n’a de cesse de tenter de faire parvenir un colis à Krymov, toute cette obstination de l’amour, de l’amitié et de la liberté devant des mécanismes qui visent soit à les détruire, soit à les orienter, racontent l’être humain au-delà des forces qui l’asservisse. Au mal absolu qui découle des idées du « bien », Grossman oppose la « bonté sans idée » privée, quotidienne, entre les individus, à travers les réflexions métaphysiques d’Ikonnikov :

En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes et les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu

Cette opposition entre le bien qui tue et la bonté naturelle, impuissante et aveugle qui irradie sur tout ce qui est l’opposition entre une vie qui est le mal, la lutte de tous contre tous et une vie qui est bonté, traverse tout son roman.

Finalement, les trois points centraux qui marquent la conscience soviétique dans les années trente : la collectivisation forcée, les purges et l’industrialisation ne forment qu’un des deux pôles de ce qui est exprimé par Grossman, l’autre consistant en la liberté et la bonté humaine.

Guerre, nationalisme et convergence des deux totalitarismes

En Occident, on met habituellement plus d’emphase sur le débarquement de Normandie, ou sur Pearl Harbour, mais Stalingrad est à juste titre qualifié par Grossman de «capitale mondiale de la guerre».

L’une des idées fortes qui se dégage de l’affrontement entre soviétiques et nazis est la convergence de leur système politique. Grossman n’hésite pas à dresser un parallèle entre les deux totalitarismes, et ceci se révèle surtout dans le personnage éphémère, mais percutant, de l’officier nazi Liss. Celui-ci, conversant avec le prisonnier Mostovskoï exprime cette idée avec force. Pour lui, l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne ne sont pas séparées comme la situation de guerre voudrait bien le laisser croire, au contraire, ce gouffre est « une invention ». Il y a à mon sens deux axes sous lesquels Grossman identifie les deux régimes. Le premier est une comparaison très concrète des pratiques et des systèmes politiques. Le deuxième se situe à un degré plus philosophique : les références à Hegel ouvrent toute une perspective de comparaison quant à l’incarnation dans un peuple d’une forme d’Esprit.

Les comparaisons concrètes entre les deux régimes qui s’affrontent à Stalingrad sont nombreuses, je n’en mentionnerai que quelques-unes qui me semblent bien illustrer ce que Grossman propose comme rapprochements tout au long du roman. Le rapprochement le plus sensible concerne les tueries et les massacres. Le génocide des juifs et l’extermination des koulaks viennent aussitôt à l’esprit. Ces techniques politiques terroristes et meurtrières visent à « épurer » le peuple de ses éléments non conformes à l’idée de bien social véhiculé par le pouvoir. Le meurtre d’État rapproche donc les deux systèmes. Mais d’autres caractéristiques des systèmes politiques sont également comparables : la soumission des ouvriers et/ou de la bourgeoisie au diktat étatique, le caractère d’alternative au capitalisme libéral que prennent ces deux régimes, la suppression du droit au profit de l’arbitraire, la propagande et le contrôle de l’information, l’atomisation sociale. Un point sur lequel Grossman insiste est celui du culte de la personnalité du chef. Staline et Hitler sont tous deux à la tête d’un régime qui les considère comme infaillibles, géniaux et transcendants. Bien que chaque individu puisse à l’intérieur de sa conscience haïr ou douter de son chef, les systèmes politiques comme tels fonctionnent selon le principe de l’infaillibilité du chef. Les deux partis qui traitent des pensées intimes de Staline, puis de Hitler, qui sous la plume de Grossman doutent et sont angoissés, ne sont pas des passages innocents. Avec ceux-ci Grossman touche un point très important : la « dédivinisation » des chefs est une entreprise éminemment critique.

Ces points de convergence concrets peuvent bien sûr être relativisés. Mostovskoï exprime la principale différence qui se situe au niveau du projet social que poursuivent ceux qu’il appelle les bâtisseurs du régime : « il ne faut pas chercher ressemblances et différences dans les débris, les ordures, il faut les chercher dans l’idée, le projet du bâtisseur ». La réponse qu’apporte Liss sur ce point est pour le moins troublante : « Il y a sur terre deux grands révolutionnaires : Staline et notre Führer. Leur volonté a fait naître le socialisme national de l’État ». Pour ma part, la principale différence entre nazisme et stalinisme est à chercher dans les contextes particuliers qui les ont fait naître. Alors que la montée du fascisme hitlérien s’est faite sur la base d’un peuple déjà atomisé par l’œuvre d’un capitalisme « avancé » en réaction à une démocratie faible, la Révolution d’Octobre s’est produite dans un pays où les liens traditionnels, surtout à la campagne, était encore forts, où le capitalisme n’avait pas du tout le même degré de développement et où la démocratie n’était pas associée à une expérience de stagnation politique, mais se plaçait encore, dans l’esprit populaire, comme un idéal à atteindre. Malgré toutes les similitudes que l’on peut dresser entre nazisme et stalinisme, je crois qu’il reste un espace de particularisme qui ne peut être rejeté.

Le deuxième point de convergence se situe à un niveau plus philosophique. Ce sont les références de Liss à Hegel qui ouvrent cet espace de comparaison. L’argument de Liss tourne autour de ces références à La raison dans l’histoire de Hegel. Pour Liss, une victoire nazie ou soviétique est équivalente puisque l’essence du régime est équivalente : « notre victoire est en même temps la vôtre […] si nous perdons la guerre, nous la gagnerons, nous continuerons à nous développer sous une autre forme mais en gardant notre essence ». L’État-parti, le socialisme national d’État, constitue pour Liss l’essence des deux régimes. Cette essence représente, dans un schéma hégélien, l’Idée qui s’incarne dans l’histoire. Cette essence étant incarnée à la fois par l’URSS et l’Allemagne, la victoire de l’un ou de l’autre ne peut que constituer la victoire de cette essence de l’État. « Soyez hégélien, cher maître », lance Liss à Mostovskoï, puis, « Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir ». Il est donc possible, au niveau philosophique, de faire converger les deux totalitarismes dans un schéma hégélien : si cette forme d’État correspond au degré de développement de l’Idée dans l’histoire, il est vrai que la victoire ou la défaite a peu d’importance. Ce qui a de l’importance, c’est l’incarnation de l’Idée, d’où les multiples rapprochements qu’exprime Liss. Pour ma part, la philosophie de l’histoire de Hegel, avec son déterminisme fort, est une conception idéaliste qui laisse de côté les contextes socio-historiques matériels dans lesquels l’action humaine se déroule. L’organisation politique et la pratique de l’État dans l’histoire humaine ne dépendent pas, à mon avis, d’une quelconque Idée transcendante, mais plutôt, entre autres, des conditions matérielles de reproduction des sociétés. La notion de progrès est aussi problématique, de même que la fameuse « fin de l’histoire », telle qu’annoncée par Hegel lui-même.

Le dernier point dont je voudrais traiter est celui du nationalisme. Staline a entretenu le dessein de reformer un empire grand-russe, il était intraitable envers les minorités nationales (bien qu’il fût lui-même géorgien) et il reproduisait par là certaines caractéristiques du tsarisme. L’épisode de la guerre et de Stalingrad a, je crois, contribué à installer un sentiment nationaliste dans le peuple russe. Finalement, le socialisme a été peu à peu englobé dans le nationalisme, dans la formation d’une superpuissance militaire, d’un Empire. Encore une fois, c’est Liss qui semble résumer le mieux ce sentiment : « le nationalisme est la grande force du XXe siècle. Le nationalisme est l’âme de notre temps! Le socialisme dans un seul pays est l’expression suprême du nationalisme ». Dans cette entreprise stalinienne, on voit très bien la rupture d’avec la pensée de Marx. Comme le formule Grossman dans les mots de Bach: « L’État n’est pas l’effet, il est la cause » puis, parlant de Marx : « il s’est abusé lui-même, croyant que les forces de la lutte des classes qu’il avait définies étaient les seules à déterminer l’évolution de la société et la marche de l’Histoire. Il n’a pas vu les forces puissantes qui unissent une nation par-dessus les classes ». Bien que ce soit un personnage allemand qui prononce ces phrases, je pense qu’on pourrait y voir l’évolution du régime sous Staline. Comme l’a remarqué Trotski, l’État stalinien était loin de dépérir, au contraire il renforçait sa coercition à l’extrême, en contradiction avec la pensée marxiste. Aussi, l’évolution vers une puissance militaire nationaliste suite à la victoire sur les nazis, à la formation d’un Empire, témoigne que ces mots pourraient bien être ceux de Staline qui a clairement abandonné la pensée marxiste pour guider l’URSS vers cette grande force du XXe siècle, le nationalisme. Et je pense que Stalingrad, comme symbole, est un facteur déterminant dans cette évolution.

La plume de Grossman est souvent subtile, il faut aussi se remettre dans le contexte de la censure, c’est pourquoi plusieurs idées traînent en filigrane plutôt que d’être formulées explicitement. Aussi, la sensibilité de l’auteur avec la question juive est touchante. La reprise de l’antisémitisme par Staline est très révélatrice aussi du rapprochement que fait Grossman entre les deux régimes. Je voudrais donc terminer sur cette citation troublante de Liss qui s’adresse à Mostovskoï : « aujourd’hui vous êtes effrayés par notre haine du judaïsme. Mais il se peut que demain vous la repreniez à votre compte ».

Il ne m’est donc pas surprenant qu’un grand lecteur comme Paul Ricoeur parle de ce roman de Grossman comme l’un des plus grands du XXe siècle.

Bibliographie

Grossman, Vassili, Vie et destin, Paris, 1980, éd. L’Âge d’homme, coll. Livre de poche, 1173 pages
Hegel, Georg W. F., La raison dans l’Histoire, Paris, éditions 10/18, 2003, 313 pages.
Trotski, Léon, La révolution trahie, Paris, Union générale des éditions, 1969.

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