Nationalisation des hydrocarbures : le cas du gaz naturel en Bolivie

Le 1er mai dernier, le président de la Bolivie, Evo Morales, annonçait qu’il reprenait le contrôle des hydrocarbures en signant un décret proclamant la nationalisation du gaz naturel. Cette annonce a surpris les entreprises étrangères, mais ne pouvait être inattendue. Les manifestations conduites par les Indigènes pour la réappropriation de cette ressource par l’État ont conduit, depuis 2003, à la destitution de deux présidents et porté au pouvoir Morales, un Indien aymara. Son programme électoral portait sur la nationalisation des hydrocarbures et s’opposait à l’éradication forcée de la coca. La politique économique est hâtive, mais s’inscrit dans un processus de gestion de crise enclenché depuis déjà quelques années.

La réappropriation du gaz naturel par l’État bolivien semble nécessaire pour mettre un terme au conflit opposant les Indigènes aux politiques économiques entreprises par les gouvernements précédents. Depuis les privatisations des années ’90, des politiques économiques favorisant les entreprises étrangères ont causé une redistribution inégale des profits. Les revendications des protestataires contre l’exportation du gaz naturel par des multinationales étrangères sont maintenant défendues par les autorités.

Pump
Paal Gladso, Pump, 2006
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Premier président indien de Bolivie (et d’Amérique latine) depuis le 18 décembre dernier, Evo Morales et son gouvernement entreprennent une nationalisation qui n’engage ni l’expropriation ni l’expulsion des entreprises étrangères, mais plutôt la négociation de nouveaux contrats sans indemnisation. Les entreprises ont, depuis le début de ce mois, 180 jours pour engager des pourparlers avec le gouvernement. Après quoi, elles ne pourront plus opérer dans le pays. L’État récupère ainsi la la possession et le contrôle absolu de ses ressources. C’est une compagnie nationale, Yacimientos Petrolìferos Fiscales Bolivianos (YPFP), qui sera en charge de la commercialisation et de l’établissement des conditions d’exploitation. La nationalisation est mise en place par un décret faisant passer la part des revenus de l’État de 50% à 82% et laisse donc aux entreprises étrangères 18% des revenus totaux tirés de l’exploitation de cette ressource. Morales prévoit également entreprendre la nationalisation des secteurs miniers et forestiers qui ont été mis à la disposition des étrangers dans le cadre de diverses privatisations ayant débuté en 1985.

Les prémisses du conflit

Lancée par le président Victor Paz Estenssoro, leader du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), la première vague de privatisations (celles des petites entreprises) a été établie grâce à un décret établissant le changement d’une économie mixte à une Économie néolibérale. Ces privatisations ont permis de rencontrer l’objectif principal du gouvernement, du FMI et de la Banque mondiale : contrôler l’inflation. Les années ’90 furent marquées par une seconde vague de privatisations suite à la loi de capitalisation instaurée en 1994 par le gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada (MNR), fervent défenseur de l’approche néolibérale. La capitalisation signifie que 50% des actions étaient détenues par les investisseurs privés, 45% par un fond de pension privé et 5% par les employés. Cette méthode avait pour but d’attirer l’investissement privé et de redistribuer le gain de la privatisation plutôt que de l’utiliser dans les dépenses publiques (1). Cette deuxième vague de privatisations s’appliqua aux grandes sociétés d’État, lesquelles étaient traditionnellement considérées comme stratégiques pour le développement économique du pays. Les secteurs des hydrocarbures, de l’électricité, de la sidérurgie et du ferroviaire puis des télécommunications et du transport aérien furent privatisés. Pour tout le secteur des infrastructures fut créé un système réglementaire comprenant quatre lois spécifiques, soit pour l’électricité (1994), les télécommunications (1995), les hydrocarbures (1996) et l’eau potable (2000).

L’année 1996 fût marquée par deux événements majeurs, soit l’adoption de la Loi sur les hydrocarbures (no 1689) et la découverte de nouvelles réserves. Le gaz naturel était considéré par le gouvernement comme le moteur du développement économique du pays. Il souhaitait promouvoir l’investissement étranger afin d’exporter davantage, notamment vers le Brésil. Puisque la constitution du pays octroyait à l’État la propriété inaliénable des ressources du sous-sol, le gouvernement adopta une loi permettant aux pétrolières de posséder les hydrocarbures dès leur sortie du sol. En « contournant » la constitution, la loi sur les hydrocarbures, rédigée par un cabinet de Washington, réduisait les redevances à l’État de 50% à 18% pour les nouvelles réserves et permis aux entreprises étrangères de transformer, distribuer et commercialiser le gaz naturel.

Comme le souhaitait le gouvernement brésilien, la privatisation du secteur du gaz naturel a provoqué un afflux important d’investissements étrangers. Plusieurs explorations ont été entreprises et les réserves de gaz naturel découvertes ont connu une croissance de 600% entre 1997 et 2005 (2). Aujourd’hui, la Bolivie possède la deuxième plus grande réserve connue de gaz naturel en Amérique latine, après le Venezuela. Parmi les vingt-six multinationales étrangères qui exploitent le gaz naturel en Bolivie, les deux plus grandes compagnies privées productrices sont Petrobas (Bresil) et Repsol (Espagne). Selon la Inter-American Development Bank (IDB), le principal effet des privatisations fut l’augmentation de l’efficacité et, par conséquent, l’augmentation du profit des entreprises (3). La population n’a pu toutefois bénéficier de l’apport économique de l’exploitation du gaz puisque généralement les projets ne généraient que peu d’emploi et n’étaient que faiblement liés à l’économie du pays. La redistribution inégale s’observe par le PIB par habitant du pays qui resta pratiquement inchangé durant cette période et l’IDH qui ne s’est pas amélioré : le PIB par habitant a connu une croissance de 1.3% entre 1990 et 2003 (il était de 892$US en 2003 et de 900$US en 2005) (4). Aujourd’hui, 20% de la population possède près de 50% des richesses et plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté nationale (5).

Le soulèvement indigène

La loi de 1996 fût contestée par les Indigènes, mais le conflit ouvert a éclaté à l’égard d’un projet envisagé ces dernières années. En 2001 la compagnie Repsol-YFP propose un consortium, le projet Pacific LGN (liquefied natural gas), afin d’exporter du gaz naturel aux États-Unis et au Mexique par des pipelines traversant le Chili. Le pays étant resté amer d’une guerre qualifiée de désastreuse et qui a coûté à la Bolivie son seul accès à la mer, ce projet est considéré socialement inacceptable. Pourtant en 2003 le gouvernement de Sanchez de Lozada décide de le mettre de l’avant. Des manifestations afin de contrer ce projet aboutissent à une escalade de la violence. Les Boliviens réclamèrent la destitution du président, considéré comme un « vendeur de la patrie ». Le gouvernement a par la suite tenté de modifier le projet Pacific LGN en passant par le Pérou plutôt que par le Chili. Cette proposition n’a par contre pas été retenue par les investisseurs étrangers en raison de l‘augmentation des coûts.

Les protestations des Indigènes contre l’exportation du gaz naturel par des entreprises étrangères s’inscrivent dans une lutte pour la réappropriation de leurs ressources naturelles. Reconnus dans la constitution du pays depuis seulement 1996, les Indigènes, qui forment près de 69% de la population (6), se sont organisés politiquement depuis la fin des années ’90, principalement à travers deux groupes : le Mouvement Indigène Pachakutik (MIP) de Felipe Quispe fondé en 1997 et le Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales fondé en 1999. Ces mouvements ont assuré pour la première fois la représentativité des Indigènes dans la sphère décisionnelle.

Plusieurs luttes ont uni les mouvements de la société civile depuis les dernières années. Le succès des manifestations tenues à Cochabamba en 2000 contre la privatisation du système d’eau municipal a contraint le gouvernement de retirer le contrat qu’il avait octroyé à la multinationale Betchel. Une poursuite de 35 millions de dollars est maintenant en cours pour bris de contrat. En 2003, des producteurs de coca conduits par Morales établissaient des barrages routiers afin de s’opposer au gouvernement dans sa poursuite de la politique « zéro coca » soutenue par Washington. Des protestations ont également eu lieu contre la ZLÉA et, la même année, l’annonce d’une nouvelle loi sur les salaires suscitait autant d’indignation.

En 2003, les manifestations ont poussé Lozada à l’exil et porté son vice-président, Carlos Mesa, au pouvoir. Pendant sa présidence, il a tenté de gérer la crise en effectuant un référendum sur l’exploitation du gaz naturel. Toutefois, bien que 70% de la population souhaitait la récupération par l’État du contrôle des hydrocarbures et la remise sur pied de l’entreprise publique YPFB, le gouvernement n’est pas allé assez loin en ce sens. Il a adopté une loi sur les hydrocarbures en mai 2005 qui a portée la taxe aux entreprises étrangères à 50%, permettant d’augmenter les revenus de l’État. Celui-ci ne récupérait la propriété du gaz naturel que lors de l’extraction et son contrôle n’était pas effectué sur toutes les phases de production. Cette nouvelle législation ne répondait pas à la volonté populaire en faveur d’une nationalisation complète.

Perspectives environnementales

La gestion du gaz naturel est un enjeu économique très sensible en Bolivie, comme le démontrent l’exil du président Lozada et la démission du président Mesa sous la pression des manifestants. En nationalisant les hydrocarbures, Evo Morales répond à la demande de la population et respecte ses engagements, mais la crise se poursuit au niveau international. Certaines entreprises vont tenter de négocier, mais d’autres pensent avoir recours aux tribunaux internationaux. La nationalisation permettra au gouvernement un plus grand contrôle sur les activités économiques des entreprises étrangères et peut-être permettra-t-elle à la fois d’investir davantage dans l’établissement de normes environnementales et d’un suivi des opérations. À l’instar d’autres pays, l’environnement est souvent tributaire des politiques économiques. Combiné à un système d’évaluation environnementale inefficace et corrompu, les gouvernements ayant précédés Morales ont peu investi dans la gestion environnementale des activités pétrolières. Plus d’une dizaine d’aires protégées ont été envahies par les entreprises pétrolières. Le manque de rentabilité environnementale est sanctionné par des amendes non représentatives des dommages causés et souvent les sommes recueillies vont dans des fonds régionaux de financement pour le développement du pétrole et du gaz plutôt qu’aux communautés indigènes affectées ou à des projets permettant d’assurer une meilleure conservation environnementale. L’appropriation du gaz naturel par la nationalisation est une initiative économique qui aura probablement un impact positif sur la gestion environnementale. Après des privatisations qui ont empêché les Indigènes de prendre part aux décisions concernant leurs ressources naturelles, cette politique gouvernementale est aujourd’hui représentative de la volonté du peuple et permet de faire volte face à la logique économique néolibérale qui a dominé le passé.

Notes

(1) CHONG, F. LOPEZ-DE-SILANES. Privatization in Latin America; Mythns and Reality. Inter-American Development Bank, The World Bank, Stanford University Press, 2005, p.123.
(2) Country Analysis Briefs, Bolivia, Energy Information Administration USA,
http://www.eia.doe.gov/emeu/cabs/Bolivia/NaturalGas.html
(3) Idem
(4) Country Sheet, Bolivia, Human development report, United Nations Development Programme.
http://hdr.undp.org/statistics/data/countries.cfm?c=BOL
(5) Idem
(6) Encyclopédie mondiale 2006. Bolivie. Libre Expression, 7e Edition, London, p.154-157.

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