Suite aux élections présidentielles qui se tenaient en Biélorussie en mars dernier, les capitales occidentales et Moscou ont réagi de façons diamétralement opposées. Quelles raisons peuvent bien pousser les uns à dénoncer l’événement et les autres à l’acclamer ? Il semble que la réponse se trouve dans la particularité des liens qui unissent la Biélorussie à son voisin russe.
Au lendemain de la présidentielle qui se tenait en Biélorussie le 19 mars dernier, l’Union européenne, les États-Unis, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et l’OTAN dénonçaient vivement les résultats d’une élection qui, selon le porte-parole de la Maison Blanche, Scott McClellan, « s’est déroulée dans un climat de peur avec notamment des arrestations, des violences et des fraudes (1) ». Au
même moment, la Russie allait à l’encontre de la position adoptée par les Occidentaux et félicitait Alexandre Loukachenko pour sa réélection à la tête de l’État biélorusse. Un scénario semblable allait se répéter trois semaines plus tard lorsque l’Union européenne, appuyée par les États-Unis, interdit l’entrée sur son territoire à trente et une personnalités biélorusses, dont le président Loukachenko. Encore une fois aux antipodes de Bruxelles et Washington, Moscou rappelle à cette occasion, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov, son soutien aux méthodes policières utilisées contre l’opposition par les maîtres de Minsk. Une double réalité se dessine à la suite de cette observation. D’une part, la Biélorussie est plus isolée que jamais sur la scène internationale et n’a par conséquent d’autre choix que de s’accrocher à son voisin russe pour sa survie. D’autre part, en supportant officiellement un régime dictatorial, Moscou semble prêt à payer le prix fort pour conserver son allié biélorusse.Nous en arrivons par conséquent à nous demander quelles sont les raisons qui poussent ces deux pays à s’allier si fortement et en quoi consiste la nature de cette relation. Il semble que les liens socioculturels profonds hérités d’une histoire commune de près de deux siècles, le passage raté de la Biélorussie vers le capitalisme, les rapports exécrables qu’entretient Minsk avec l’Occident et le développement d’une relation particulièrement étroite entre les gouvernements russe et biélorusse depuis 1995 nous démontrent que Minsk et Moscou sont l’un pour l’autre l’allié le plus fiable, et que les racines de cette alliance débordent largement le cadre politique actuel.
1795-1991 : De la domination russe à la reconnaissance soviétique
En 1795, la Pologne vaincue est partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche tandis que la Biélorussie est annexée à l’empire russe. S’ouvre alors une période de près de deux siècles de relations étroites entre Russes et Biélorusses.
Suite à la victoire de 1795, le pouvoir tsariste, afin de renforcer son contrôle, se présente à la noblesse polonisée comme le garant de la stabilité sociale et à la paysannerie orthodoxe comme son protecteur naturel. Cette dernière n’ayant aucune conscience nationale, elle accepte sans grande réticence la russification et la dissolution de l’Église uniate (Église catholique orientale). Le russe comme le polonais constituent alors des facteurs d’ascension sociale, plusieurs écrivains originaires des terres biélorusses participant à la vie culturelle tant russe que polonaise. La pression de l’administration russe sur l’élite polonisée n’en reste pas moins vive, son existence n’étant tolérée que pour maintenir l’équilibre et la paix sociale. Mais dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le développement du capitalisme éveille la conscience politique, sociale et nationale des autres couches de la population. Ainsi, sous l’impulsion d’un courant socialiste autonomiste et des bolcheviks qui étaient parvenus à s’implanter dans le pays, les masses biélorusses participent activement aux révolutions de 1905 et de 1917. À la fin de la Première Guerre mondiale, les effets conjugués de la guerre, de la révolution russe et de l’occupation allemande amènent un congrès pan-biélorusse à proclamer la création de la République populaire de Biélorussie le 25 mars 1918. L’existence de cette dernière est cependant de courte durée, puisque n’arrivant pas à asseoir durablement son pouvoir, elle s’effondre à l’automne 1918 avec le départ des troupes allemandes qui la supportaient.
La Biélorussie accède enfin à l’indépendance lorsque les bolcheviks, fortement implantés dans le pays, instituent la République socialiste soviétique de Biélorussie (RSSB) en 1919. Jusqu’à ce que le pays soit de nouveau envahi par l’Allemagne en juin 1941, la RSSB développe une étroite collaboration avec son voisin russe. Le 30 décembre 1922, l’union de la Russie, de l’Ukraine, des Républiques caucasiennes et de la Biélorussie donne officiellement naissance à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS). Plusieurs accords économiques et militaires sont alors signés entre Minsk et Moscou, et la RSSB peut jouir au cours des années 1920 d’une autonomie relative. Cependant, à partir de 1929, Staline applique une politique de centralisation et de marginalisation de la langue biélorusse. Le russe devient l’instrument incontournable de la promotion sociale, les résistances sont sauvagement brisées : 80% des intellectuels et des écrivains biélorusses ayant participé à l’éveil de l’identité nationale au cours des années 1920 sont arrêtés et exécutés (2).
Pendant la période d’occupation de la Biélorussie par l’Allemagne nazie (1941-1944), la brutalité de l’envahisseur fait périr environ un quart de la population. Face à ces horreurs, celle-ci n’a d’autres choix que de sympathiser avec les partisans et les résistants soviétiques, ce qui a comme conséquence d’enraciner la légitimité du pouvoir soviétique.
Du départ des nazis à la mort de Staline (1953), les purges continuent au sein du Parti et de la société biélorusse. Au début des années 1950, on constate que les bribes restantes de la culture et du nationalisme biélorusses, tout comme l’élite intellectuelle de la République, ont été détruites. La population biélorusse n’en demeure pas moins l’une des plus loyales au système soviétique. Après 1945, le pays connaît une reconstruction rapide, ce qui permet la possibilité d’ascension sociale aux jeunes issus de la paysannerie. Le régime soviétique permet également aux Biélorusses, sans entrave ethnique, de participer aux structures dirigeantes. Même si toute manifestation de nationalisme est interdite, la nomenklatura biélorusse est l’une des plus habile à conjuguer les intérêts de la République à travers le système soviétique. La prospérité économique dont jouit la RSSB jusque dans les années 1980 et le rôle militaire de premier plan qui est le sien dans le système de défense soviétique renforcent également le sentiment d’appartenance à l’Union soviétique.
Transition ratée vers le capitalisme
Face à la désagrégation générale des structures soviétiques, les autorités de Minsk déclarent l’indépendance de la République biélorusse le 25 août 1991. Un mélange d’économie de marché et d’intervention fait alors son apparition dans le pays. Le gouvernement accepte l’existence d’un secteur privé mais limite les mesures de privatisation pour ne pas s’aliéner la population. Entre 1991 et 1993, l’économie biélorusse s’adapte mieux que celle de ses voisins aux mesures libérales. Mais à partir de 1993, la situation se dégrade rapidement à cause de la diminution des exportations vers la Russie et de l’inadaptation des structures économiques biélorusses. On assiste alors à une baisse massive des revenus et une augmentation du chômage.
La polarisation politique de la Biélorussie post-soviétique devient alors évidente. D’un côté, le président du Soviet suprême, Stanislau Chouchkevitch, prône une politique de transition réelle vers le capitalisme et d’autonomie par rapport à Moscou, et de l’autre, le premier ministre, Viatcheslav Kebitch, entend maintenir le système de direction administrée de l’économie. Ce conflit entraîne finalement une réforme de la Constitution et l’établissement d’un régime présidentiel. Les élections qui suivent (juillet 1994) dans le but d’élire le futur président de la République voient en bout de ligne les deux principaux protagonistes être rejetés par les électeurs au profit d’un ancien officier politique de l’Armée rouge et ancien directeur de sovkhoze (ferme d’État), Alexandre Loukachenko.
Ce dernier s’est présenté aux électeurs comme un incorruptible qui allait nettoyer le pays de ses dirigeants corrompus et rétablir des liens étroits avec la Russie. Suite à l’arrivée au pouvoir de Loukachenko, les réformes économiques libérales cessent de progresser, le nouveau président donnant alors l’impression de limiter ses choix entre le dirigisme économique de la période soviétique et le modèle chinois. Cela dit, l’abandon du système économique libéral par Loukachenko n’est que le premier pas d’une longue marche qui ne cessera de voir les relations entre l’Occident et le régime biélorusse se détériorer.
Détérioration des relations entre la Biélorussie et l’Occident
De l’arrivée d’Alexandre Loukachenko à la tête de l’État biélorusse en juillet 1994 aux élections présidentielles de mars 2006, quatre événements isolant Minsk des capitales occidentales retiennent plus particulièrement notre attention.
L’abandon des réformes économiques libérales par le gouvernement Loukachenko est le premier de ceux-ci pour lequel l’Occident et ses institutions vont sanctionner la Biélorussie. La Communauté européenne suspend ainsi un prêt de 25 millions d’euro, deuxième versement d’un prêt macro-économique de 55 millions d’euro décidé fin 1995, tandis que le Fond monétaire international (FMI) suspend un prêt de 300 millions de dollars promis la même année dans le cadre du Stand-by Arrangement.
Le référendum de novembre 1996 est l’événement qui isole le plus Minsk de l’Occident et de la communauté internationale. Ce dernier a pour objectif d’amender la Constitution de 1994 dans le but de renforcer les pouvoirs présidentiels afin que Loukachenko puisse se débarrasser du parlement élu, principal obstacle à son pouvoir (3). Face à ce qu’elle considère comme un coup d’État, la communauté internationale réagit au début 1997. En février, le Conseil de l’Europe déclare avoir de sérieux doutes sur le déroulement du référendum et ses résultats et demande aux autorités biélorusses d’organiser la séparation des pouvoirs, la liberté des médias et d’organiser des élections parlementaires libres. L’UE prend également des sanctions à l’égard de la Biélorussie : elle annonce notamment qu’elle ne respectera pas l’Accord de partenariat et de coopération (APC) signé en 1995 et ne soutiendra pas l’adhésion de la Biélorussie au Conseil de l’Europe. Quant à l’OSCE et aux États-Unis, ils prennent publiquement position contre les résultats du référendum et ne reconnaissent pas le parlement issu de celui-ci.
L’élection présidentielle de septembre 2001 devient également la cible des critiques et des sanctions venues de l’Occident. Loukachenko ayant été réélu avec une large majorité de 75%, la mission d’observation du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) conclut, comme pour les élections législatives de l’année précédente, à l’existence de failles importantes. L’UE déplore alors officiellement que les élections n’aient pas été menées dans le respect des règles de l’OSCE, tandis que les États-Unis optent pour une approche dure vis-à-vis le régime biélorusse, l’incluant dans la liste des parias qui ne méritent pas l’assistance américaine, dont tout faux pas est immédiatement pointé du doigt et dont l’opposition est soutenue dans tous ses efforts.
La fermeture de l’Université européenne des sciences humaines de Minsk (UESH) en août 2004 est le dernier événement majeur, avant les élections présidentielles de 2006, ayant encore un peu plus éloigné la Biélorussie de l’Occident. En 2003 est annoncée la mise en place, par le gouvernement Loukachenko, d’une nouvelle idéologie présidentielle nationale renforçant le contrôle de l’État sur la société civile et au sein des institutions qui se concrétise l’année suivante, notamment par la fermeture de l’UESH. Après que le ministre de l’éducation, Alexandre Radkov, ait demandé la démission du recteur de l’université, le professeur Mikhailov, et que celle-ci eut été refusée pour absence de motif explicite, l’administration présidentielle réplique par l’annulation du contrat de location des bâtiments de l’université, propriété d’État. L’Union européenne réagit à cette décision en condamnant cette « stratégie visant à harceler les personnes susceptibles de diffuser des opinions dissidentes et le non-respect des principes fondamentaux d’une société démocratique moderne (4) ».
Une relation particulièrement étroite
Depuis la chute de l’URSS, la Biélorussie et la Russie continuent d’être l’une pour l’autre des partenaires fondamentaux dans les sphères militaires, économiques et politiques.
À l’époque soviétique, la Biélorussie est considérée comme une des principales bases d’opérations en cas de conflit avec l’OTAN. Après l’éclatement de l’URSS en 1991, l’importance des infrastructures militaires augmente avec l’élargissement de l’OTAN. Jusqu’en 1994, les Occidentaux gardent espoir de signer un accord militaire avec le premier ministre Kebich. Mais l’arrivée au pouvoir de Loukachenko change radicalement la donne, le nouveau président ne porte aucun intérêt aux intentions de l’Occident et, en janvier 1995, signe une entente avec la Russie sur l’utilisation commune des installations biélorusses jusqu’en 2020. Une volonté de coopération militaire s’installe alors entre les deux pays. Par exemple, le 2 avril 1997, Minsk et Moscou signent une entente sur l’augmentation du nombre d’activités militaires communes, et déclarent que le développement militaire doit avoir pour but d’assurer une défense commune. Du point de vue militaire, la Russie semble avoir atteint ses objectifs plus que dans aucune autre ex-république d’URSS, puisque les infrastructures militaires biélorusses font dorénavant partie des planifications stratégiques russes.
Sur le plan économique, la Biélorussie offre de nombreux avantages à son voisin russe. Tout d’abord, de par sa situation géographique et son orientation politique, la Biélorussie est le seul pays à fournir à la Russie un accès « sécuritaire » vers l’Europe. De plus, ayant coupé ses liens avec le reste du monde, la Biélorussie est encore plus dépendante de l’énergie fournie par la Russie. De son côté, Minsk dépend de Moscou pour l’absorption de ses produits d’exportations (souvent inadaptés aux marchés internationaux) et pour les subventions nécessaires à la survie de son modèle économique post-socialiste. Ces dernières se traduisent essentiellement par des portions de dettes effacées, des locations de bases militaires ou des livraisons de pétrole à taux préférentiels.
Sur le plan politique, Moscou considère sa relation avec Minsk comme un moyen de renforcer son rôle au sein de la Communauté des États indépendants (CEI (6)), ce qui lui permettra peut-être de ramener certains de ces pays dans son orbite. De plus, au moment où se refroidissent les relations de la Russie avec l’Occident, celle-ci a besoin d’alliés encore plus agressifs envers l’Ouest, ce que lui offre le régime biélorusse, s’étant lui-même isolé du reste du monde et n’ayant plus que la Russie comme allié. Du côté de Loukachenko, le fait qu’il soit la seule forteresse fiable pour la Russie lui donne une influence sur le monde politique russe qu’il utilise pour se maintenir au pouvoir. Il fait miroiter à son peuple la possibilité d’unification avec la Russie – désirée par une majorité de Biélorusses – en signant différents traités d’union qui n’ont encore jamais dépassé le stade théorique (6).
Les attitudes antinomiques de l’Occident et de la Russie, au lendemain des élections présidentielles biélorusses du 19 mars dernier, nous apparaissent maintenant plus claires. Du côté occidental on réagit au maintien d’un régime qui rejette les principes du libéralisme économique et de la liberté d’expression, tandis que du côté russe on félicite son allié le plus fiable d’être passé à travers les obstacles érigés par la communauté internationale pour l’empêcher de se maintenir au pouvoir. L’Occident ne peut cependant nier que le lien unissant les deux nations slaves dépasse le cadre politique actuel. En effet, le destin des peuples russe et biélorusse est profondément lié depuis des siècles, au point qu’une partie importante des deux nations se confond et réclame aujourd’hui encore l’union des deux pays. La pierre angulaire de la situation actuelle est cependant le président Loukachenko. Sans lui et sa nostalgie de l’époque soviétique, ainsi que son mépris de l’Occident, la Biélorussie serait probablement moins isolée de la scène internationale et du même coup moins dépendante de Moscou. Cela dit, l’attachement mutuel que se portent les peuples russe et biélorusse, la crainte du dernier des conséquences de la libéralisation de son économie, et la dureté avec laquelle le régime Loukachenko réprime toute forme de dissidence, risque de rendre extrêmement difficile l’avènement d’une révolution de couleur (7) en Biélorussie.
Notes
(1) Cité par Le Monde 20 mars 2006.
(2) Bruno DRWESKI, Biélorussie : le dilemme de l’indépendance, dans, Ukraine, Biélorussie, Russie : Trois États en construction, La documentation française, Paris, 1995, p.42
(3) Emma TOLADENO LAREDO, La relation entre l’union européenne et la Biélorussie entre 1991 et 2001, dans, Transitions, Centre de recherches interdisciplinaires sur la transition vers l’économie de marché des pays de l’Est, Institut de sociologie, Université de Bruxelles, Bruxelles, p.22.
(4) Cité par Virginie Symaniec, La Biélorussie et l’Europe : des relations tendues, supplément de la lettre #202 de la Fondation Robert Schuman, mars 2005, http://www.robert-schuman.org/supplement/sup202.htm
(5) Communauté regroupant les anciennes républiques soviétiques depuis 1991.
(6) Arkady MOSHES, Lukashanka’s Role in Russian Politic, dans, Independent Belarus : domestic determinants, regional dynamics, and implications for the West, Harvard University Press for the Ukrainian Research Institute and Davis Center for Russian Studies, Harvard University, 2002, p.197-221
(7) Depuis 2003, certaines ex-républiques soviétiques ont été le théâtre de révolutions pro-occidentales s’identifiant à des couleurs, telles les révolutions Rose en Géorgie (2003) Orange en Ukraine (2004) et Jaune au Kirghizistan (2005)