L’AGCS : un accord à la croisée des chemins

Les conséquences politiques des accords internationaux en matière de commerce de services sont énormes. La capacité des États de remplir leur mission sociale, ainsi que la survie des régimes publics de santé, d’éducation et d’assurances dépendent largement des résultats du cycle de négociations de Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’Accord général sur le commerce et les services (AGCS) inclus dans cette ronde de négociations se heurte à une résistance de groupes sociaux et d’instances politiques.

Les négociations vont particulièrement mal à l’OMC. Dernier en liste, le cycle de négociations de Doha, amorcé dans l’enthousiasme en 2001, se résume à une longue liste d’échéances manquées. Plusieurs experts jugent désormais impossible de conclure les négociations avant la fin 2006 comme prévu (1).

Stoppt Gats
Herr Herrner, Stoppt Gats, 2005
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Parmi les secteurs concernés par ces négociations, les questions relatives à l’agriculture ont retenu la majorité de l’attention médiatique. Pourtant, d’autres aspects cruciaux des discussions méritent qu’on s’y attarde davantage, notamment les enjeux entourant le développement de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). S’agissant d’un des accords fondateurs de l’OMC, signés en 1994, l’AGCS recèle des risques potentiels importants quant à la pérennité des services publics et à la capacité des États à réglementer et légiférer dans leurs domaines de compétences. En effet, pour la première fois de l’histoire, un accord multilatéral est destiné à libéraliser le commerce des services. Rappelons que l’ancêtre de l’OMC, l’Accord général sur les tarifs douaniers (GATT), entériné en 1947, n’était voué qu’à libéraliser le commerce des biens (marchandises), en visant l’élimination progressive des droits de douanes et quotas. L’OMC ayant été créée en dehors de l’ONU, tous les autres grands traités internationaux concernant les droits de l’Homme, les droits du travail, le développement durable, les chartes environnementales, etc. n’ont aucune interaction avec les accords de l’OMC qui sont juridiquement plus contraignants.Tôt ou tard, les industries de services, qui représentent à elles seules près du deux tiers des activités des économies industrialisées, allaient être dans la mire des partisans d’une plus grande libéralisation économique. Par exemple, les industries de services sont responsables de 68 % du produit intérieur brut (PIB) du Canada (2), alors que les marchés mondiaux de l’eau, de l’enseignement et de la santé sont estimés à 6500 trillons de dollars ! Ces derniers marchés étant essentiellement détenus par le secteur public, on devine la convoitise du secteur privé, de même que les pressions énormes qu’il exerce pour une plus grande libéralisation de ces secteurs. De nombreux domaines fondamentaux, la cohésion sociale du territoire et l’universalité de l’accès aux services publics sont visés : santé, éducation, eau, transport, culture, etc. Notons également que l’AGCS s’applique à tous les paliers de gouvernements des États signataires.

Fonctionnement de l’AGCS

Les négociations entourant l’AGCS (3) sont orchestrées selon un processus bilatéral d’offres et de demandes. Pour sa part, le Canada a rendu publiques ses offres initiales le 31 mars 2003. Elles spécifient que le pays ne prendra pas d’engagement en santé et dans les services sociaux, en éducation publique, de même que dans le secteur de la culture. D’apparence rassurantes, ces offres cachent mal les véritables intentions du gouvernement canadien depuis une décennie. Pierre Pettigrew, alors ministre fédéral du Commerce international, déclarait lors de la diffusion de la position initiale du Canada que son gouvernement ferait tout en son pouvoir pour accroître les possibilités d’exportations pour les entreprises canadiennes offrant des services de santé et d’éducation (4). Or, il nous apparaît difficilement conciliable que les entreprises canadiennes puissent pénétrer ces marchés étrangers sans ouvrir les leurs en retour.

Deux règles fondamentales, régissant à la fois le GATT autrefois et l’OMC aujourd’hui, sont à la base de notre suspicion envers la position canadienne. Il s’agit du principe de la nation la plus favorisée et du principe du traitement national, deux éléments sous-jacents au principe de non-discrimination. Premièrement, le principe de la nation la plus favorisée requiert qu’un pays signataire de l’AGCS, qui accorde un traitement à un autre pays signataire en matière d’importations et d’exportations de services, accorde le même traitement à tous les pays signataires.

Quant à lui, le principe du traitement national stipule que les entreprises étrangères présentes sur un marché donné bénéficient d’un traitement aussi favorable que les entreprises nationales oeuvrant sur ce même marché. Par exemple, un pays s’étant engagé dans le sous-secteur de l’enseignement supérieur ne pourrait pas subventionner ses universités sans accorder les mêmes subventions aux autres établissements universitaires voulant s’installer dans ce pays (5). S’ajoutent à ces deux principes celui de libéralisation du commerce qui comprend la règle de l’accès au marché. Ainsi, cet accès exige que, toujours dans un secteur où le pays s’est engagé, il ne doit ni maintenir, ni adopter de limitations sur le nombre de fournisseurs dudit service et sur la valeur totale des transactions.

L’irréversibilité des engagements (ou effet de loquet) est un autre principe de l’AGCS aux répercussions importantes. De ce fait, lorsqu’un pays prend l’engagement de libéraliser ses services dans un secteur donné, il est très difficile de revenir sur sa décision, notamment en raison de pénalités très élevées et contraignantes en cas de retour en arrière.

Les services publics et l’AGCS

Bien que l’AGCS vise à libéraliser la quasi-totalité des services, l’article 1.3 stipule que : « le terme service inclut tout service dans tout secteur à l’exception des services fournis dans l’exercice de l’autorité gouvernementale. » En principe, les services de santé et d’éducation seraient donc exclus de l’accord. Toutefois, l’accord prévoit qu’un service fourni dans l’exercice de l’autorité gouvernementale signifie tout service qui est offert ni sur une base commerciale, ni en compétition avec un ou plusieurs fournisseurs de services. Pour qu’un service soit exclu, les deux critères doivent s’appliquer. Ces critères sont malheureusement ambigus et permettent une interprétation très large (6). On peut effectivement se demander si l’existence de soins de santé privés ou d’un réseau d’écoles privées au Canada permettraient d’inclure les secteurs de l’éducation et de la santé, puisque offerts sur une base commerciale, sous la coupe de l’AGCS ?

Selon nous, l’engouement relativement récent pour les partenariats publics-privés (PPP) en Occident n’est pas étranger à ces dynamiques. Ainsi, en présence de partenariats publics-privés pour la livraison de services publics, peut-on toujours considérer ces services comme étant fournis «dans l’exercice de l’autorité gouvernementale » ? Plus un secteur aura été ouvert à la privatisation, localement, par le moyen de PPP, plus il sera facile de l’ouvrir à la concurrence de façon plus globale avec l’AGCS (7).

Il va s’en dire que le fonctionnement, la finalité et les implications de l’AGCS s’apparentent à un triple déni démocratique. Premièrement, le processus de décision de l’OMC relève davantage d’un rapport de force que de décisions démocratiques.

En principe, les décisions sont prises selon le précepte très démocratique du «un membre, un vote». Mais, dans la réalité, le vote n’a jamais été utilisé ; on utilise plutôt la négociation et le consensus. Dans les faits, l’OMC n’a rien de démocratique. Les pays riches, accompagnés des lobbies du monde des affaires, y font la loi (…) On sait par ailleurs que si, depuis Cancun, les représentants de la société civile ont été invités à la Conférence ministérielle, ils n’y sont qu’à titre d’observateurs des activités les plus officielles et les moins significatives (8).

Deuxièmement, les négociations commerciales de l’OMC sont du ressort exclusif du pouvoir exécutif. Par conséquent, l’adhésion du Canada à l’AGCS n’a fait l’objet d’aucun débat parlementaire, que ce soit à la Chambre des communes ou à l’Assemblée nationale. Il est pour le moins très peu démocratique, voire scandaleux, de soustraire certaines décisions aussi importantes à la souveraineté parlementaire. Cette absence de débat parlementaire se traduit également par une absence de débat public et un manque criant d’information en provenance du gouvernement canadien sur les négociations en cours.

Troisièmement, le principe de transparence de l’OMC oblige les pays membres à transmettre leurs lois, normes, standards et qualifications. Ceux-ci ne doivent pas être considérés comme «un obstacle au commerce» et être perçus comme étant «plus rigoureux que nécessaire». Advenant le cas, l’OMC peut établir des «disciplines », c’est-à-dire qu’elle peut restreindre les réglementations intérieures des pays. On anticipe de ces mécanismes une perte de véritable contrôle démocratique des services publics et ressources collectives. Notons que des précédents se sont déjà produits, par exemple l’affaire TelMex. Suite à une poursuite du gouvernement des États-Unis dans le cadre de l’OMC, le Mexique a du mettre fin à un système de subventions croisées qui permettaient à la compagnie TelMex d’offrir un système de téléphonie dans les régions reculées du pays. Le droit qui avait été reconnu au gouvernement mexicain d’imposer une telle obligation à une compagnie privée a été invalidé (9).

Résistance de la société civile

Depuis 2001, une campagne mondiale contre l’AGCS, chapeautée par l’Organisation ATTAC (10), s’organise. Un des principaux objectifs de cette campagne est de contribuer à intensifier la sensibilisation et la mobilisation des élus et des représentants de la société civile au sujet de l’AGCS. Plus près de nous, ATTAC-Québec pilote une campagne pour inciter les municipalités du Québec à se déclarer «zone hors-AGCS» ou adoptent des résolutions d’opposition au sujet des dangers de l’AGCS pour les pouvoirs et les services publics (11).

En juin 2004, l’arrondissement montréalais du Plateau Mont-Royal donne le coup d’envoi en adoptant à l’unanimité une résolution contre l’AGCS. Peu de temps après, une étape importante est franchie alors que la Ville de Montréal adopte elle aussi à l’unanimité une résolution dénonçant l’AGCS. L’Union des municipalités suivra, de même que la Ville de Québec et près de 20 municipalités de la province. Il faut retenir que les municipalités du Québec privilégient des résolutions de désaccord en ne se déclarent pas «hors-AGCS» comme le font bon nombre de communautés européennes. Celles-ci sont d’ailleurs regroupées au sein du Réseau National des Élus et Collectivités Hors-AGCS (12). Le geste politique des municipalités québécoises n’en demeure pas moins très important.

Cette campagne internationale d’opposition à l’AGCS vise, à terme, la suspension des négociations afin qu’une évaluation indépendante des libéralisations déjà en cours ait lieu. Cette demande, reprise par de nombreux pays en voie de développement et de groupes de la société civile, est ignorée par l’OMC, qui a pourtant le mandat de procéder à cette évaluation.

Au sein de la société civile, la participation des organisations syndicales est particulièrement importante à l’effort de lutte. Au niveau international, notons l’implication active des deux plus grandes fédérations syndicales des services publics, à savoir l’Internationale des Services publics (ISP) et l’Internationale de l’Éducation (IE), représentant ensemble plus de 50 millions de travailleurs. Au Québec, les centrales syndicales, en collaboration avec le milieu communautaire, étudiant et universitaire collaborent sur ces enjeux au sein du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC).

Où en sont les négociations ?

L’AGCS offre un cadre permanent de négociations permettant de poursuivre l’objectif ultime : la libéralisation progressive et complète de tous les services, incluant les services publics. Actuellement, les États membres de l’OMC traversent un cycle de négociations, où l’on discute entre autres de l’AGCS, devant se conclure à la fin de l’année 2006 (13). De ce fait, le cycle de Doha tire à sa fin, d’autant plus que l’administration américaine arrive au bout de l’entente de «fast track» entériné par le Congrès. Selon les procédures de «fast track», l’administration Bush a jusqu’au 1 juillet 2007 pour ratifier une entente avant que le Congrès américain, en proie aux « démons protectionnistes (14) », puisse procéder à mille et un amendements.

Face à cet échéancier, nul doute que les derniers mois de l’année 2006 risquent d’être déterminants quant aux capacités étatiques de légiférer et de développer des services publics, à l’avenir des négociations multilatérales de l’OMC en général et de l’AGCS en particulier.

Notes

(1) Jonathan FOWLER. « OMC : des experts jugent impossibles de conclure avant la fin de l’année ». In Le Devoir, 10 juin 2006, p. C2.
(2) STATISTIQUE CANADA, 2003.
(3) Le texte intégral de l’AGCS est disponible à l’adresse suivante : http://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/legal_f.htm#services
(4) Véronique BROUILLETTE. « L’AGCS et les services publics ». Présentation au Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), 13 septembre 2003.
(5) GOTTLIEB et PEARSON. GATS Impact on Education in Canada. Legal opinion, octobre 2001.
(6) Scott SINCLAIR. « Crunch Time in Geneva. Benchmarks, plurilaterals, domestic regulation and other pressure tactics in the GATS negotiations ». In Canadian Center for Policy Alternatives. Juin 2006, p. 12.
(7) ATTAC-QUÉBEC. Le Canada et l’OMC depuis la ministérielle de Hong Kong. Mai 2006, p. 6.
(8) Véronique BROUILLETTE et Nicole FORTIN. La mondialisation néolibérale et l’enseignement supérieur. Notes de recherches CSQ, mai 2004, p. 5.
(9) ATTAC-QUÉBEC. Op. cit, p. 5.
(10) ATTAC est un mouvement d’éducation populaire international actif dans plus de 40 pays. Il est l’un des principaux acteurs du Forum social mondial et travaille notamment à faire connaître les enjeux concernant l’emprise des marchés financiers et des accords commerciaux sur la société et les pouvoirs publics. ATTAC-Québec a été fondée en 2001.
(11) L’Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens (ATTAC). http://www.attac.org/indexfla.htm
(12) Réseau National des Élus et Collectivités. Hors-AGCS. http://www.hors-agcs.org/agcs
(13) Organisation mondiale du commerce (OMC) http://www.wto.org/french/tratop_f/dda_f/dohaexplained_f.htm#services [site consulté le 22 juin 2006]
(14) Éric DÉROSIERS. «Perspectives : La quadrature du cercle ». In Le Devoir, 12 juin 2006, p. A5.

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