Le 22 mars dernier, l’organisation de libération du Pays basque, l’ETA (1), a annoncé un cessez-le-feu, renonçant ainsi à l’emploi de la violence et des armes dans la poursuite de ses objectifs. Mis en application à partir du 24 mars, ce cessez-le-feu dit permanent a été accueilli avec prudence par le gouvernement Zapatero. Du coté français, le président Chirac s’est enthousiasmé de cette nouvelle. Si l’espoir d’une solution politique au conflit entre les abertzales (nationalistes) radicaux du Pays basque et le gouvernement central espagnol se ravive, un examen historique et philosophique de la situation fournit des arguments tant aux optimistes qu’aux sceptiques.
Deux voies explicatives s’ouvrent : d’une part, on peut tenter de cerner les causes objectives de cet événement. D’autre part, on peut tenter de l’interpréter en lien avec un contexte culturel précis : celui de l’Occident post-11 septembre. Les deux chemins comportent leurs avantages et leurs limites. Aussi, il s’agit de proposer des pistes de réflexion et non de prétendre à une analyse scientifique ou philosophique exhaustive de la question.
Double interrogation donc : trêve stratégique ou paix définitive ? Dynamique causale intrinsèque ou effet d’un Zeitgeist (3) culturel ambiant ? Voici quelques pistes pour apprécier ce changement.
Le nationalisme basque et l’ETA
Le nationalisme basque émane de préoccupations principalement culturelles et identitaires : il est appuyé en grande partie sur la langue. Le Basque est en effet la plus vieille langue d’Europe et n’a aucune similitude généalogique avec les langues Indo-européennes. Il présente en fait plus d’affinités avec des langages parlés chez certains peuples méso-américains, dans la famille des dene-caucasiennes. Une hypothèse historique raisonnablement accréditée veut d’ailleurs que les Basques aient occupé l’Europe occidentale bien avant les peuples Indo-européens. L’arrivée de ces derniers aurait repoussé les Basques dans les Pyrénées.
Plus près de nous, la fin du XIXe siècle constitue une période charnière pour le Pays basque. Perçu à ce moment par plusieurs romantiques comme une alternative d’existence paisible et paysanne face à la modernité, le Pays basque est en fait marqué par une crise du mode de vie paysan. Les Basques émigrent massivement en Amérique, ceux qui restent sont souvent enrôlés au service des nobles «espagnols» prétendant au trône dans des guerres absolutistes d’accumulation politique. La communauté basque semble se démembrer. Pour Friedrich Engels, en 1851, la spécificité basque, comme la Corse d’ailleurs, semble condamnée par la marche de l’histoire.
Comme le souligne le professeur Antonio Elorza (4), l’industrialisation sauvage du Biscaye, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, a introduit une modernité capitaliste en bloc. La suppression des fueros (5) en 1876 permet l’arrivée massive de migrants au Pays basque, grossissant le mouvement de prolétarisation des habitants de la région. Bilbao, à la fin du dix-neuvième siècle, devient une «Manchester espagnole (6)». Ce bouleversement massif et sans appel sert de mesure à la réaction autochtone basque qui nourrira l’émergence d’un fort mouvement nationaliste.
Le père du nationalisme basque, Sabino Arana Goiri, fonde le PNV, le Parti Nationaliste Basque, en 1895. C’est à l’intérieur de celui-ci, et autour du mythe de l’«Euskal Herrida» (La patrie perdue) usurpée par l’occupation ou l’invasion espagnole, que se rassemble dans un premier temps le nationalisme basque. Idéologie d’abord ultra catholique et raciste (7), donc, comme première source du nationalisme basque. Le PNV, avec son orientation démocrate-chrétienne, garde encore aujourd’hui quelques références « droitières » héritées de ses fondations.
L’ETA naît à l’été 1959. Un regroupement de jeunes nationalistes basques abhorrent la passivité du PNV envers la dictature franquiste. De mouvement politique radical, l’ETA devient une organisation militaire au cours des années soixante, jusqu’au premier attentat mortel, le 7 juin 1968. Le militant Javier Echevarria Ortiz assassine alors la garde civile Jose Pardines Arcay, puis est tué à son tour par la police franquiste. Le peuple basque, devant ces deux meurtres, se séparera selon deux axes qui brouillent le débat réel. En effet, un Basque appuyant la riposte de la police ne pouvait qu’être taxé de franquisme. L’anti-franquisme basque a donc coulé le long d’une ligne de partage politique qui l’a associé au nationalisme radical. L’ETA a de ce fait joui d’un appui «de biais» de la population basque anti-franquiste suite à ce premier coup de force.
La cohabitation du PNV et de l’ETA (8) fût toujours houleuse, marquée de ruptures idéologiques et d’alliances pragmatiques. Les deux sources du nationalisme basque, soit Arana et son racio-catholicisme, ou l’ETA et son militarisme-révolutionnaire, n’ont pas toujours fait bon ménage. Toutefois, cet amalgame de courants politiques s’est toujours fusionné autour de l’idée d’indépendance. Le Front de Lizarra, accord politique menant à une vaste coalition des partis et organisations nationalistes à la veille des élections de 1998, fournit un exemple d’un tel pragmatisme politique.
Deux courants nationalistes, dont un que l’on pourrait qualifier de droite au PNV, et un autre qui regroupe les facettes les plus hideuses de la gauche révolutionnaire, l’ETA. Au Pays basque, la question de l’indépendance, un peu comme au Québec ou en Irlande du Nord, découpe le spectre politique traditionnel gauche-droite en plusieurs axes où le problème politique n’est pas l’inégalité sociale, la déchéance morale, la croissance économique ou l’ordre public, mais bien plutôt la formation d’une communauté politique comme telle.
Causalité « objective » : dynamique interne de l’ETA et contexte sociopolitique
L’ETA est une organisation militaire, donc hiérarchisée et disciplinée avec, à chaque niveau, des individus au rôle précis, allant du stratège des grandes opérations jusqu’au braqueur de commerce. Cette organisation possède donc une dynamique interne, c’est-à-dire des luttes d’influence, des amitiés et des inimitiés, des conflits idéologiques, etc. La décision de renoncer aux armes ne peut qu’avoir été prise par l’ETA elle-même. Il faut donc attribuer le poids causal premier aux dynamiques internes de l’organisation. Bien sûr, il en devient ardu pour l’analyse extérieure de saisir de tels mécanismes.
La plupart des observateurs attribuent à l’arrestation des dirigeants Antza et Anboto, jumelée à celle du chef militaire Juan Antonio Guridi en 2002, un important rôle explicatif dans ce cessez-le-feu. Il est pris pour acquis qu’une ETA décapitée de sa tête dirigeante ne pourrait continuer à agir et aurait besoin d’une trêve pour se réorganiser. D’autant plus qu’il devient de plus en plus difficile, pour une organisation catégorisée comme terroriste, de se financer. L’ETA a une longue histoire de financement par le crime, mais le roulement des fonds est rendu ardu par la surveillance policière au niveau financier. Bien sûr, les partisans de cette thèse croiront plus facilement à une trêve stratégique, et non à un cessez-le-feu permanent, puisqu’une fois l’organisation reconstruite, elle devrait reprendre son action armée. On se réfère alors à l’exemple de 1992 durant laquelle la collaboration accrue entre la police française et espagnole avait permis de traquer et d’arrêter les dirigeants de l’ETA sur le territoire français où ils avaient l’habitude de se réfugier. Après une trêve qui avait permis à l’organisation de se reconstruire, les attentats avaient repris. Toutefois, l’inverse paraît également plausible. On peut facilement imaginer un groupe perdant ses chefs, à l’intérieur duquel chacun veut s’approprier de l’influence et du pouvoir. Un certain chaos s’installe dans les luttes intestines, chacun y allant de son coup d’éclat pour s’attirer prestige et autorité. On pourrait donc raisonnablement s’attendre à un regain de violence plutôt qu’à un cessez-le-feu. La dynamique interne reste donc un objet flou, certes important, mais avec un pouvoir explicatif trop vaste, puisque les deux interprétations inverses peuvent raisonnablement en être tirées.
Le contexte sociopolitique régional, continental, puis mondial, est aussi à prendre en compte. Il insère en effet les militants de l’ETA dans une praxis dont ils ne possèdent pas entièrement les leviers de contrôle. Au niveau mondial, la « réarticulation » importante de la réalité terroriste suite aux attentats du 11 septembre est à prendre en compte. J’y reviendrai.
Par rapport au monde européen, la nouvelle instance qu’est l’Union Européenne pourrait permettre une troisième voie, une possibilité de négociation ou d’arbitrage entre un Pays basque sécessionniste et une Espagne récalcitrante. Ceci pousse toutefois à privilégier la voie politique. De plus, le dédoublement identitaire occasionné par la construction d’une identité européenne, sans être nécessairement répandu ou majoritaire, affecte une certaine partie de la population de ce qu’on pourrait appeler un cosmopolitisme européen, déchargeant ainsi l’identité basque et espagnole de leur contenu normatif en les associant sous une tolérance cosmopolite nouvellement forgée.
Au niveau régional, la baisse des appuis à l’indépendance basque est partout marquée depuis une quinzaine d’années, surtout dans les centres urbains : aux élections de 1998 : « des quatre capitales basques et navarraises seule Bilbao eut une majorité nationaliste, encore que timide (9).» Dans la Communauté Autonome Basque, l’appui à l’indépendance a récemment oscillé autour de 30%. Il est minime en Navarre et dans le Pays basque français.
Cette timidité de la population basque envers le nationalisme radical a été confirmée aux élections de 2001, alors que le bras politique de l’ETA, Euskal Herritarrok, perd la moitié de ses sièges (7 contre 14 en 1998). De plus, aux suffrages de 2005, la coalition menée par le PNV a perdu quatre sièges et quatre points de pourcentage. Cette coalition présentait pourtant un plan de souveraineté basque, rejetée par le gouvernement espagnol, que le PNV voulait faire plébisciter par sa population. Ces dernières élections ont toutefois vu le parti appuyé officieusement par l’ETA récolter assez de sièges pour pouvoir jouer un rôle stratégique au Parlement entre les deux coalitions principales. Ce succès de l’aile politique du nationalisme radical, jumelé aux coups durs portés à sa branche militaire et à une timidité de la population basque face au nationalisme en général, sert de contexte politique à l’annonce du cessez-le-feu. Tous les éléments pour une lutte politique sont en place, d’une part pour légitimer une fois de plus l’option nationaliste aux yeux des pacifistes, mais aussi pour espérer gagner le soutien de la communauté internationale et de sa doxa démocratique.
Peut-on établir un lien entre le renoncement aux armes de l‘ETA et celui de l’IRA ? Un argument affirmatif repose sur le fait qu’il existe historiquement des cas où les dirigeants de l’ETA se sont consciemment inspirés des techniques et des stratégies politiques de l’IRA. Bien qu’ils évoluent dans des contextes différents, il est probable que le choix de l’IRA d’opter pour une lutte politique non-violente ait exercé une certaine influence sur les dirigeants de l’ETA.
Contexte occidental post-9/11
Sans chercher dans des interprétations philosophico-culturelles des mécanismes causaux distincts, il reste possible de tenter de relier le cessez-le-feu de l’ETA à un certain contexte subjectif collectif post-11-septembre : une forme de Zeitgeist ambiant. L’importante redéfinition des enjeux politiques reliés au terrorisme a peint un nouveau tableau de fond au phénomène de la violence politique. Le terrorisme de l’ETA évolue maintenant dans un contexte culturel éminemment différent, surtout depuis que l’Espagne a été frappée à son tour, à Madrid.
Le terrorisme s’est vu donner une définition stricte après les attentats du 11 septembre, dans un coup de force discursif hors du commun. Un État qui emprisonne ses minorités ethniques, qui assure la logistique institutionnelle et légale de processus économiques qui exploitent ses citoyens, qui renverse des gouvernements élus démocratiquement, n’est pas « terroriste ». Le terroriste n’a plus cette signification de « celui par qui la violence arrive », ou de « celui qui utilise le meurtre pour maintenir sa domination ». Le terroriste est maintenant celui qui s’attaque aux pouvoirs institués. La terreur vient d’en bas, de la masse barbare, jamais plus d’en haut, du pouvoir drapé dans la légalité.
À travers ces « réarticulations » discursives, que l’on peut déceler dans les discours médiatiques, les discours politiques et les discours militaires, il se crée un « sujet », terroriste, qui perd toute légitimité de lutte, tout droit de parole, toute dignité humaine comme le montre l’exemple des détenus de Guantanamo. L’effet net de ces procédés : l’impossibilité de justifier le meurtre politique qui vise des pouvoirs institués. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit plus de politique, justement. Ces « réarticulations », en animalisant et en barbarisant les terroristes, en leur ôtant le droit de parole, la dignité humaine, le pouvoir de lutte, les ont finalement dépolitisés. Leurs revendications ne sont plus entendues comme des volontés politiques, mais comme des gestes irrationnels, animalisés, barbares, nihilistes.
Le Zeitgeist occidental, dans cet après-11-septembre, est fortement imprégné de cette rhétorique. Les gouvernements sont peu enclins à négocier avec des terroristes, puisque leurs caractères de sujets politiques leur ont été retirés. Le romantisme, mysticisme, héroïsme du militant prêt à mourir pour sa cause a fait place au dégoût et au rejet envers le tueur sanguinaire.
L’exemple espagnol est donc très révélateur sur ce point. Des manifestations monstres ont suivi les attentats de Madrid. Les dirigeants de l’ETA dans leurs tentatives les plus récentes n’ont pas su mobiliser autrement que contre eux. Plus concrètement, les derniers appels à la grève du Batasuna ont trouvé très peu d’écho, alors que des millions d’espagnols se sont retrouvés dans les rues à plus d’une reprise pour dénoncer la violence ou manifester leur désaccord envers une éventuelle négociation avec l’ETA.
De plus en plus, des groupes pacifistes se sont formés et l’opinion publique, pourtant volatile, reste fermement répugnée par toute forme de violence politique perpétrée par des groupes armés. L’ironie d’une ETA qui s’est défendue de la responsabilité des attentats de Madrid est très révélatrice. En effet, comment légitimer maintenant des actions violentes alors que l’on refuse d’être associé à celle qui a pourtant eu le plus d’impact politique dans l’histoire récente de l’Espagne? De plus, le choc de Madrid remet fortement en question la disposition des abertzales et des espagnols à endosser toute forme de violence. À ce propos, on pourrait dire que l’ETA a été doublée sur son côté militariste et que même la violence « ciblée » qu’elle prétend effectuer n’est plus admissible, non pas seulement pour ses victimes, mais aussi pour une partie grandissante des nationalistes basques. Devant la minimisation des débouchés politiques de l’action violente en Espagne post-11 mars, les militants de l’ETA ont peut-être vu leur cause mieux servie et leur capital de sympathie augmenté par une réorientation vers des moyens politiques. Bien qu’il s’agisse d’un contexte très différent, le récent succès du référendum catalan ajoute aux tendances décentralisatrices du gouvernement Zapatero. Bien que timides, les gains de la Catalogne pourront également rehausser la tendance non-violente des processus politiques associés aux nationalistes en Espagne.
Toutefois, la dynamique d’un Zeitgeist est telle que ces consciences collectives mutent à travers le temps. L’urgence est donc, pour tous les acteurs de cette situation, de solutionner le problème basque rapidement et durablement avant que l’action violente n’ait l’opportunité conjoncturelle de redevenir un moyen d’action profitable à une organisation. Il ressort en effet de ce bref tour d’horizon que ni un examen en terme historico-politique, ni une réflexion philosophique, ne peuvent clairement trancher la question. Tous les experts de la planète peuvent bien y aller de leur prévision (arrêt définitif, trêve limitée). En ce qui me concerne, au-delà des vœux pieux, il demeure hasardeux de conjecturer.
Notes
(1) Euskadi ta Askatasuna, qui peut-être traduit par «le Pays basque et sa liberté».
(2) Luis Carrero Blanco 1973, dauphin de Franco et chef du gouvernement. Miguel Antonio Blanco, 1997, conseiller municipal de la ville d’Ermua, son assassinat a occasionné des manifestations monstres contre l’ETA.
(3) Le terme Zeitgeist est emprunté à Herder et Hegel. Il désigne littéralement (geist) Esprit, et (zeit) Temps. Il se réfère à un contexte socio-culturel dominant dans une époque donnée, à une idéalité qui fait écho à l’expérience subjective de cette époque.
(4) Elorza, Antonio, « Nationalisme basque : les chemins de la sécession », Critique internationale, n.11, avril 2001.
(5) Les fueros sont des droits et des privilèges qui étaient accordés par un roi ( de Castille, d’Aragon ou de Navarre) à des communes.
(6) Selon l’expression du professeur Elorza.
(7) Les espagnols sont perçus par Arana comme des socialistes athées, menace pour la pureté du sang basque et pour la loi morale catholique.
(8) Avec ses bras politiques successifs, dont le dernier en lice, Euskal Herritarrok (EH, successeur du Herri Batasuna), est toujours interdit par le gouvernement espagnol.
(9)Elorza, art.cit., p.13.