L’enjeu climatique dans le conflit au Darfour

Malgré plus de dix ans d’avertissements de la part des scientifiques du monde entier, les effets conjugués d’El-Nino et du réchauffement climatique ont commencé à se faire sentir. Mais la crainte de voir les hivers canadiens disparaître laisse planer, sur le Canada, le spectre autrement plus menaçant d’une instabilité autant économique que politique. Toutefois, très peu de Canadiens sont réellement conscients de l’ampleur que pourrait avoir, sur leur vie, une augmentation drastique de la température. Est-il possible que le réchauffement climatique soit en partie responsable de l’une des plus importantes guerres civiles de ce début de siècle, soit celle au Darfour? Est-il possible que ce conflit puisse offrir une vision de ce qui attend éventuellement le Canada?

Shoot me (Tirez-moi)
zen Sutherland,
Shoot me (Tirez-moi), 2006
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Mise au point sur le caractère génocidaire du conflit

D’entrée de jeu, il semble pertinent de clarifier la fausse idée généralement acceptée par la communauté mondiale selon laquelle le Darfour serait le foyer du premier génocide du XXIe siècle. Le droit international stipule que le génocide «s’entend [d’un acte] commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux(1)». La dernière notion ne s’applique pas au cas présent, dans la mesure où les opposants sont tous musulmans et parlent tous l’arabe. Pour Marc Lavergne, éminent spécialiste de l’Afrique de l’Est et chercheur au CRNS, le conflit au Darfour n’est pas racial, mais oppose deux factions au mode de vie différent, les nomades, vivant généralement au Nord et les sédentaires, habitant très souvent au Sud(2). Néanmoins, la gravité de la situation n’est pas à remettre en cause, puisque, selon l’ONU, au moins 200 000 personnes sont mortes depuis le début des hostilités(3).

Le Darfour: province négligée

Selon le journaliste Gérard Prunier, dans son ouvrage Le Darfour: Un génocide ambigu, la colonisation du Soudan par la Grande-Bretagne a nettement compromis les chances de développement de cette province. En effet, par son annexion au Soudan, le Darfour s’est retrouvé en périphérie du pays et sans grande richesse pour le gouvernement de Khartoum. De ce fait, la région a accusé un net recul par rapport à celles du Nil bleu et de Khartoum, «qui bénéficiaient de la plupart des investissements et du plus grand nombre d’administrateurs(4)». Toujours selon l’auteur, les responsables de la province ne possédaient pas les qualités requises pour y favoriser le développement économique(5). Ainsi, par manque de fonds et de direction, le Darfour a subi les effets du sous-développement durant près de quatre-vingt ans. Sa population avait accès à une scolarisation médiocre, donnée par des professeurs loin d’avoir les compétences et le savoir nécessaires pour encourager l’émergence d’une classe intellectuelle. Quant à l’agriculture, le Darfour n’a connu ses premiers ingénieurs agricoles que très tardivement, soit dans les années cinquante.

Le Darfour n’a pas eu les ressources dont il avait besoin pour se développer. En résulte, surtout au Nord, un manque de puits et de systèmes performants d’irrigation des terres, sans compter le faible niveau éducationnel des habitants, duquel découle un manque d’intellectuels aptes à favoriser l’avancement et le développement de la province. Il est donc aisé d’imaginer ce qu’une vague de sécheresse peut causer comme instabilité et comme menace, autant pour la population que pour le bétail. La région n’a simplement pas les outils pour favoriser leur survie lors de telles périodes.

La survie des populations: la problématique des sécheresses

Jusqu’à son annexion au Soudan, en 1916, le Darfour était un pays indépendant. À cette époque, une multitude d’ethnies y vivaient. Une partie était sédentaire, dans la région du sud, et une autre était nomade, au nord. Quoique de leur cohabitation pouvaient naître des conflits, ces derniers n’étaient aucunement liés aux vagues différences culturelles des deux communautés, mais bien au partage des ressources et au manque de développement. En effet, alors que le Sud de la province était riche en terres fertiles et en richesses naturelles, le Nord recevait de faibles précipitations, rendant l’agriculture presque impraticable, menaçant sa population de famines, conséquence directe des sécheresses sporadiques.

Afin de minimiser le nombre de rivalités autrement que par les mariages de raison, les agriculteurs sudistes laissaient entrer les nomades nordistes, une fois la période des récoltes terminées, pour qu’ils puissent nourrir leur troupeau des restes de végétation, en échange de lait et d’un peu de viande(6). Ce type de complémentarité favorisait la stabilité dans la province. Toutefois, les sécheresses sporadiques la compromettaient, puisque les nomades, menacés par la famine, devançaient leur arrivée au Sud.

Le début de la fin: 1984

En 1984, le Darfour a connu l’une de ses crises les plus importantes, la maja’a al-gatila, c’est-à-dire, «la sécheresse qui tue». En un an de famine, près de 100 000 personnes ont péri(7). À cette époque, les nomades n’avaient eu d’autres choix, pour leur survie, que de descendre au sud en pleine saison des récoltes. Les agriculteurs, qui s’inquiétaient du peu de denrées récoltées, avaient prévu la venue des nomades et avaient encerclé leurs terres de haies d’épineux, empêchant tout accès à leur propriété. Le résultat de ces actions fut catastrophique et à l’origine du conflit qui perdure encore aujourd’hui au Darfour. En réponse au refus de coopérer des agriculteurs, les nomades avaient attaqués ces derniers et avaient relâché leur bétail dans les champs(8). Les agriculteurs s’étaient alors organisés et avaient tué bon nombre de bêtes présentes sur leur territoire.

Quoique la famine de 1984 ait été, ici, brièvement résumée, il demeure qu’elle a eu un impact sur la survie des deux communautés. Si leur coexistence n’était pas en tous points parfaite, elle avait néanmoins favorisé le maintien du niveau de vie des deux populations, et ce, pendant des années. La gravité de la dernière crise avait nettement compromis cette coexistence.

L’importance du réchauffement climatique

La famine de 1984 a démontré que la violence résultant de la lutte pour les besoins primaires est directement proportionnelle à la gravité de la situation. Plus la sécheresse est importante, moins bonnes sont les récoltes et plus chacun est enclin à se battre pour les ressources disponibles. Tout n’est que question de survie.

Si le Darfour a toujours été une terre propice aux disettes, découlant du déficit de pluviosité, il faut comprendre que le réchauffement climatique augmente autant les risques de famines que l’intensité de ces périodes. En effet, entre les années 1976 et 1986, la moyenne des précipitations a grandement diminué au Darfour. Par exemple, pour la seule ville d’El-Fashir, qui recevait, en 1976, 270 mm de pluie, cette quantité avait chuté à 162 mm en 1986(9). Cette diminution de la pluviosité accroît les dangers de sécheresse, leur fréquence et leur importance. Faut-il alors s’étonner de constater que, depuis 1984, le Darfour connaisse une guerre civile ayant fait des milliers de victimes et opposant nomades et sédentaires?

Il est évident que le facteur climatique envenime une situation déjà précaire dans la région du Darfour. Il faut bien comprendre que nombreux sont les facteurs à l’origine de cette guerre et qu’il n’est pas possible d’attribuer aux seuls changements du climat le conflit qui sévit dans la région. Toutefois, il s’agit ici d’être visionnaire et alerte. Si une augmentation des famines favorise l’instabilité, les efforts de l’ONU et de l’Union africaine sont peut-être vains. Même si le président El-Bashir approuve le déploiement des casques bleus dans la province, cette seule force humaine ne peut lui redonner, en quelques mois, ce dont elle a été privée pendant des années: un plan de développement durable, garant d’une stabilité et d’une coexistence pacifique.

Au Canada, bien que le réchauffement climatique n’ait pas encore créé de réel conflit, il ne faudrait pas sous-estimer sa capacité à en générer. Tout porte à croire que les zones arides et inondées vont décupler, ce qui pourrait éventuellement causer une instabilité semblable à celle du Darfour. Le moment est peut-être venu, pour les grands partis canadiens, de considérer le réchauffement climatique et le fait qu’une série d’actions doivent être posées en prévision de dommages anticipés. Le climat ne pourrait-il pas transformer les Canadiens en nomades nordistes? Si tel était le cas, il pourrait en résulter l’une des plus grandes guerres jamais connues par l’humanité: celle des deux hémisphères.

Notes

1. Reporters sans frontières, Guide pratique à l’usage des victimes de crimes internationaux: Le génocide en droit international. [En ligne]. ‹ http://www.reseau-damocles.org/article.php3?id_article=4228›. Consulté le 03-02-07.
2. LAVERGNE, Marc, «Le conflit du Darfour n’est pas racial», Journal Afrik. [En ligne]. ‹http://www.afrik.com/article7464.html›. Consulté le 03-02-07.
3. HARSCH, Ernest, Afrique Renouveau:ONU. [En ligne]. ‹http://www.un.org/french/ecosocdev/geninfo/afrec/vol20no3/203-darfour.html›. Consulté le 03-02-07.
4. PRUNIER, Gérard, Le Darfour:Un génocide ambigu, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 59.
5. Ibid, p. 65.
6. Ibid, p. 105.
7. Ibid, p. 104.
8. Ibid, p. 106.
9. Ibid, p. 95.

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