«Tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur.»
Proverbe africain
En février 2005, le gouvernement de Jacques Chirac a réussi à faire adopter une loi dont l’article 4 stipule que désormais les programmes scolaires doivent insister sur le rôle positif de la présence française pour les peuples colonisés1. Cette loi a provoqué une tempête politique et intellectuelle qui continue à faire rage un peu partout en Europe et dans le monde. Dans le cadre de notre thématique de juillet portant sur l’Afrique, nous avons décidé de nous entretenir avec un historien africain au sujet de ses réactions et celles de ses collègues concernant l’histoire du colonialisme.
Patrick Dramé, professeur adjoint aux départements d’Histoire de l’Université de Sherbrooke et de l’Université Bishop et titulaire de la chaire Lucienne-Cnockaert, a gracieusement accepté de répondre à nos questions. Spécialiste de l’histoire de l’Afrique et de l’Europe contemporaine, il publie régulièrement des articles et des ouvrages sur la question coloniale et militaire française2.
Guillaume Marceau : Quelle est la réaction des historiens africains à la suite du projet de loi français sur les aspects «bénéfiques» de la colonisation, deux ans après le début de ce débat houleux en France et dans le reste du monde?
Patrick Dramé : Aussi surprenant que cela puisse paraître, le débat sur cette loi française a lieu surtout entre la France et l’Amérique, car en Afrique même, les discussions sur l’histoire africaine concernent avant tout l’époque précoloniale et l’écriture de celle-ci. Les historiens africains considèrent l’épisode colonial comme négatif, et c’est un fait accepté par la très grande majorité de la communauté intellectuelle. Bien évidemment, les historiens et l’opinion publique ont fortement dénoncé la tentative du gouvernement de mettre en place un enseignement de l’histoire coloniale «orienté», mais en général, les hommes politiques africains sont restés plutôt muets sur le sujet. Pour les États africains, l’histoire n’est pas un enjeu majeur dans les querelles politiques et internationales, et l’État n’entretient pas toujours des rapports étroits avec la communauté intellectuelle et historienne. Ce sont surtout les historiens africains de la diaspora, ceux installés en Amérique ou en Europe, qui ont le plus protesté contre cette loi. J’ai d’ailleurs moi-même écrit un compte-rendu de livre qui dénonce justement les bienfaits de la colonisation, l’auteur expliquant que l’aventure coloniale portée par la IIIe République française puise ses racines dans la violence.
Pour en revenir au continent africain, la plus forte réaction est venue de l’Algérie, où le président a accusé la classe politique française de «cécité mentale»3 suivant le vote de la loi de février 2005. Ici, la récupération politique de l’affaire est une question primordiale dans les rapports entre les deux États. Une loi sur les bienfaits de la colonisation peut être perçue comme une justification de la guerre et des exactions françaises. L’Algérie actuelle ressent une grande fierté dans son combat d’émancipation face au colonisateur et reconnaît très peu de vertus aux apports français lors de la période coloniale.
G.M. : Vous venez de dire que les apports des colonisateurs sont considérés de façon très négative par l’opinion publique et la classe politique africaine. Mais comment traite-t-on de la question coloniale chez les historiens africains?
P.D. : Globalement, l’histoire coloniale n’occupe pas une place prépondérante, car elle est généralement considérée comme négative. Le développement des routes et chemins de fer comme «outils de civilisation» est perçu comme destiné à promouvoir avant tout l’exploitation économique du continent africain. La colonisation est conçue non pas comme le point de départ de l’histoire de l’Afrique, mais comme une «simple» parenthèse. D’une manière générale, on traite plus particulièrement de la question coloniale lorsque des évènements extérieurs viennent les provoquer.
L’exemple le plus frappant de cette situation reste le discours du président français Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet 20074. Dans ce discours, Sarkozy reprend certains clichés du 19e siècle concernant l’histoire africaine. Il va jusqu’à nier, comme le faisaient les Européens de l’époque coloniale, l’histoire de l’Afrique et de sa civilisation. Le président français défend la loi de 2005 et fait siennes les théories de la fin de la «repentance» face à la colonisation. Il est même allé jusqu’à expliquer que : «L’Afrique est restée à la porte de la civilisation!» Voilà qui en dit long sur la vision du chef de l’État français sur le continent africain. Toutefois, il représente un courant de pensée qui connaît un certain écho chez plusieurs historiens et intellectuels en Europe. Les Africains ont alors vivement réagi face à de tels propos. Ils ont dénoncé le président sur sa méconnaissance complète de l’histoire de l’Afrique précoloniale et coloniale. D’ailleurs, plus d’une dizaine de livres, écrits en majorité par des Africains, ont été publiés en réponse à ce discours centré sur des préjugés désuets qui semblent toujours hanter la conscience d’une partie de la classe politique française.
Ici, on voit nettement une divergence entre la vision européenne et africaine de l’histoire de l’Afrique. En Europe et en France, en particulier, l’idée de «mettre fin à la repentance» face à l’histoire coloniale fleurit de plus en plus dans les écrits. De son côté, la communauté historienne africaine utilise d’autres périodes et d’autres thèmes pour se restaurer et se réapproprier ses valeurs de civilisations.
G.M. : Si les historiens africains traitent peu de la question coloniale, quels sont alors les grands champs de recherche en histoire africaine?
P.D. : Comme je viens de le mentionner, un des buts de la recherche chez les historiens africains consiste à se réapproprier son histoire. Ce phénomène, apparu dès l’indépendance des pays africains dans les années 1960, est venu grandement influencer le type de recherches effectuées en Afrique. Les Africains se remettent alors eux-mêmes en question et cherchent à réécrire leur propre histoire, le moment charnière ayant toujours été l’arrivée des Européens. Ainsi, la recherche est dans l’ensemble axée sur la période précoloniale. C’est ce qu’on nomme la «décolonisation de l’histoire». On se concentre donc sur les sociétés africaines et les civilisations précoloniales en utilisant la multidisciplinarité (l’archéologie, l’ethnologie, la linguistique) pour démontrer toute la richesse d’un continent qui a été décrit comme «barbare». Le but est aussi de permettre enfin à des Africains d’écrire leur propre histoire. Pendant plus de 200 ans, ce sont les Européens qui ont eu le monopole de l’écriture de l’histoire africaine, une histoire fortement teintée idéologiquement. Hegel prétendait d’ailleurs que les Africains n’avaient ni histoire ni civilisation. Les Africains des années 1960 se sont donc mobilisés pour mettre fin à cette vision biaisée de leur continent.
Ainsi, dans les années 1960, le professeur Cheikh Anta Diop a produit une thèse sur les civilisations africaines qui, même si ses conclusions sont contestées, a permis de lancer la recherche sur le sujet. Cependant, la plus grande initiative provient de l’UNESCO qui a publié, dans les années 1970, son Histoire générale de l’Afrique en huit tomes dans laquelle l’apport des historiens africains est prédominant. L’approche multidisciplinaire est mise en avant, et il y a environ une vingtaine d’historiens africains qui vont participer à ce vaste projet. À travers ces huit tomes, les Africains reprennent le contrôle de leur histoire et de la façon de l’écrire et de la présenter. C’est une énorme avancée pour la recherche. Pour les Africains, c’est la période précoloniale qui est la plus à même de mettre en valeur et de définir leur identité réelle et l’essence de leur nation. L’UNESCO voulait véritablement redonner l’histoire de l’Afrique aux Africains, mais sur des bases scientifiques et non idéologiques.
Cependant, tout n’est pas rose dans la conception de l’histoire africaine. On a en effet vu certaines dictatures du continent développer une manipulation certaine de l’histoire, le tout, afin de légitimer leurs régimes. Le développement d’histoires dites «officielles» a une forte tendance à exagérer certains aspects de l’Afrique précoloniale tout en faisant de la colonisation l’épicentre des maux du continent.
Malgré tout, de grands projets de recherche sont aujourd’hui en cours sur l’histoire africaine. Encore une fois, l’UNESCO développe une histoire sur le circuit de l’esclavage qui est un grand succès de collaboration entre les historiens africains. Un livre est d’ailleurs sur le point d’être publié. Un autre grand projet, cette fois spécifiquement sur la décolonisation, est aussi en cours de production, avec un système de bourses internationales pour inciter les chercheurs de qualité à y participer. À la suite de ses années d’Apartheid, l’Afrique du Sud devient un leader dans le domaine de l’histoire africaine. Encore une fois, c’est la volonté politique des États qui peut permettre à la recherche de fleurir. Les dirigeants sud-africains ont, en 1994, instauré des politiques de discrimination positive qui portent fruit, puisque cet État investit dans la recherche afin de promouvoir ce qu’ils appellent la «renaissance africaine». Toute cette stimulation de la recherche promet des résultats forts intéressants sur l’histoire de l’Afrique.
G.M. : Face à cette stimulation de la recherche au niveau international, comment se passe la relation entre les historiens africains et ceux du reste du monde ?
P.D. : Il existe, entres les historiens africains et ceux issus de la diaspora, une excellente collaboration. La mise en place de systèmes de cotutelle, le développement de colloques et de congrès permettent un échange de connaissances et une collaboration extraordinaire. En tant qu’Africain, je travaille au Québec tout en ayant un réseau assez vaste de contacts et de liens qui permettent à la recherche de progresser selon des approches différentes et stimulantes. Il faut comprendre que de nombreux historiens africains ont décidé de quitter l’Afrique afin d’aller étudier et travailler en Europe et en Amérique où les moyens (financiers, logistiques et autres) sont beaucoup plus efficients. Ainsi, les États-Unis représentent un pays où la recherche sur l’Afrique est en ébullition, notamment en raison du nombre importants de chercheurs africains qui s’y installent. De plus, comme je le mentionnais auparavant sur la volonté politique des États face à l’Histoire, l’Europe et l’Amérique possèdent une curiosité sur la chose historique qui est beaucoup plus développée que dans la vaste majorité des pays de l’Afrique. D’ailleurs, le peu de moyens dont disposent ces États les pousse à faire des choix de formation qui sont beaucoup plus axés sur les aspects techniques et scientifiques que sur la recherche en sciences humaines.
Cette collaboration entre les historiens africains et ceux du reste du monde peut pourtant s’avérer difficile et complexe. Face à une catégorie d’historiens traitant l’histoire comme une science, s’oppose les historiens qui perçoivent l’histoire comme un combat contre la «falsification et la vision eurocentriste» de l’histoire africaine. Ces derniers défendent l’idée que l’ensemble des problèmes africains est attribuable à la colonisation. Ils considèrent, et là nous pourrions reprendre en partie le proverbe africain, que «les lions doivent combattre la vision des chasseurs afin de faire triompher leur vision de l’histoire». Cette approche assez agressive entraîne parfois la condamnation d’autres historiens dits «objectifs» comme étant des «traîtres».
Cependant, l’essentiel du débat sur la question coloniale se déroule en dehors de l’Afrique, entre les historiens africains de la diaspora et les tenants européens de l’histoire «bénéfique» de la colonisation. Il semble d’ailleurs peu probable, pour le moment du moins, qu’une réconciliation soit en vue entre ces deux positions.
Lectures suggérées5
Marc Michel, Décolonisation et émergence du Tiers Monde, Paris, Hachette, 2005, 271 p.
Sous la direction de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel, La fracture coloniale, la société française au prisme de l’histoire coloniale, Paris, La découverte, 2005, 310 p.
Cheikh Anta Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1960, 124 p.
François Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, Afrocentrismes, Paris, Karthala, 2000, 402 p.
Unesco, Histoire générale de l’Afrique, Unesco, 8 volumes, 1981-1990.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Le 10 novembre 2005, les socialistes tentent, sans succès, de faire passer un amendement retirant le mot «positif» de l’article 4 en question. Voir :
<http://www.assemblee-nationale.fr/12/dossiers/rapatries.asp#abrogation4_2005_158>
2. Voici d’ailleurs une courte liste de ses dernières publications: L’Impérialisme colonial français en Afrique: enjeux et impacts de la défense de l’AOF (1918-1940), Paris, L’Harmattan, 2007, 418 p.; «Les tirailleurs sénégalais d’une guerre mondiale à une autre», Cahiers d’Histoire, n° 2, Hiver 2007, vol XXVI; «La bataille anglo-zoulou d’Isandlwhana, une réponse indigène à un défi militaire colonial», Revue Stratégique, n° 88, février 2007; «Les idées phares de la décolonisation et le Québec», Bulletin d’Histoire politique, volume 15, n° 1, septembre 2006.
3. Le président Abdelaziz Bouteflika fait cette déclaration le 3 juillet 2005. Voir l’article de Jean-Pierre Tuquoi dans Le Monde du 5 juillet 2005: <http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=908150&clef=ARC-TRK-G_01>.
4. Voir le texte complet: <http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html>.
5. Nous tenons à remercier le professeur Dramé pour ces pistes de lecture très intéressantes.