Le 4 décembre dernier, les Canadiens de Montréal célébraient leurs 100 ans bien sonnés, au terme d’une campagne de marketing qui en aura finalement lassé plusieurs tant elle fut longue. Quelques jours auparavant, les Molson – le jeune Geoffrey en tête – redevenaient officiellement propriétaires de l’équipe après une mise aux enchères quasi-surréaliste de celle-ci, en plein Centenaire, par l’ancien propriétaire George Gillett et qui lui aura rapporté près de 600 millions de dollars. Le contexte pouvait difficilement être plus favorable à l’historien Gilles Laporte, qui venait de publier, quelques semaines auparavant, une histoire de cette famille parmi les plus importantes, les plus implantées et les plus riches de Montréal et du Québec dans son ensemble.
Wally Gobetz, Montréal –
Downtown Montréal: Bell Centre –
Place du Centenaire –
Jean Béliveau , 2009
Certains droits réservés.
Professeur d’histoire au cégep du Vieux-Montréal, chargé de cours à l’UQÀM, bédéiste et développeur web, Gilles Laporte est également connu comme un animateur infatigable de l’histoire des Patriotes, lui qui gère le plus important site d’histoire sur le sujet et participe, à chaque année, à la tenue de la Journée des Patriotes. On ne se surprendra donc pas que Laporte ait, d’abord et avant tout, souhaité s’adresser au grand public à travers l’histoire d’une famille qui a fait fortune grâce à la consommation toute populaire d’une boisson – la bière, dont l’auteur retrace également l’histoire – solidement ancrée dans les mœurs québécoises.
Organisé en une quarantaine de chapitres ne dépassant pas 6 pages, Molson et le Québec[1] est un livre d’une lecture facile et agréable qui restitue fort bien l’histoire de cette dynastie hors du commun et de son ancrage dans la société québécoise, et plus encore à Montréal. Chaque chapitre, qu’on peut lire « entre la deuxième et la troisième période » selon les dires de l’auteur, brosse ainsi un court portrait d’une facette de l’histoire des Molson, avec celle du Québec en trame de fond.
Il est ainsi fascinant de voir le parcours de John Molson, l’entrepreneur qui coupa dès son jeune âge les ponts avec son Angleterre natale pour s’installer à Montréal et fonder sa brasserie dans l’est de la ville, où elle se trouve toujours, à proximité des faubourgs francophones. Du développement des premières lignes de bateaux vapeurs aux premiers chemins de fer, en passant par la création de la Banque Molson et l’implication de la deuxième génération – particulièrement John jr. – dans la répression du soulèvement patriote, les Molson agissent comme des acteurs de premier plan du développement, et parfois aussi des tensions, du Québec du XIXe siècle.
Le tournant du XXe siècle voit, quant à lui, l’émergence des premiers athlètes de la famille, notamment Percival qui a donné son nom au stade de l’Université McGill qui héberge notamment les Alouettes de Montréal. L’éthique interne du clan Molson ne permettra cependant à aucun de ses membres de passer professionnel, à une époque où tout gentlemen ne pratique le sport que pour fortifier le corps et l’esprit. Reste que l’intérêt de la famille pour le sport, dont certains pour le hockey, s’affirme progressivement, alors que la publicité et le marketing deviennent bientôt indispensables pour assurer le succès de la brasserie, qui aura au passage fait une petite fortune en abreuvant les Américains assoiffés par la prohibition…
Voilà comment se mit en place, durant les années 1950, l’association entre les Molson et les Canadiens de Montréal, à une époque où le hockey devenait la passion des Canadiens français, notamment sous l’impulsion des exploits du Rocket – Maurice Richard – et du leadership du Roc de Gibraltar – Émile « Butch » Bouchard. C’est cependant Jean Béliveau que les Molson choisissent pour personnifier l’association entre le club de hockey et la compagnie, les Molson faisant d’ailleurs l’acquisition du Tricolore en 1957 et s’en servant dès lors comme plateforme promotionnelle, notamment grâce à la rediffusion des matchs lors de la Soirée du hockey Molson.
Il importe cependant de souligner que la relation des Molson aux francophones du Québec n’en fut pas toujours une d’amour et de fraternité. Ainsi, si les Molson participèrent à la répression des Patriotes, le Front de libération du Québec n’hésita pas à voir dans cette dynastie le visage de la domination anglo-saxonne, parlant du « chien à Molson » dans son célèbre manifeste.
Plusieurs années plus tard, l’association renouvelée entre les Molson (et leur bière) et les Canadiens de Montréal (le club fut vendu puis racheté entre temps) allait se voir concurrencée par l’association entre O’Keefe et les Nordiques de Québec, les rivaux en affaires s’affrontant par adversaires interposés – et non moins rivaux – sur la glace, dans une métaphore toute québécoise.
Alors que les Nordiques allaient déménager au Colorado en 1995 pour y devenir l’Avalanche et gagner la coupe Stanley à leur première année, les Molson allaient quant à eux se départir de 80 % des parts du Canadien au tournant des années 2000, George Gillett faisant l’acquisition du club grâce à un prêt gouvernemental et un investissement minime.
Mis en vente en plein Centenaire, les Canadiens allaient finalement être rachetés par un consortium dirigé par les Molson de la nouvelle génération, leur retour à titre de propriétaires étant salué comme un retour à la tradition pour la Sainte-Flanelle. Signe révélateur de leur attachement à cette tradition, les nouveaux propriétaires allaient forcer le retrait du chandail d’Émile « Butch » Bouchard lors de la cérémonie du Centenaire (ainsi que celui d’Elmer Lach), un geste auquel s’était jusqu’alors refusée l’administration du Tricolore, et ce malgré la pression populaire en ce sens.
Histoire populaire et histoire savante
Au total, le livre de Gilles Laporte n’apprendra peut-être rien de « neuf » (d’un point de vue académique) à un historien spécialisé dans les XIXe et XXe siècles au Québec. Il sera cependant d’un intérêt certain pour toute autre personne (soit les 99 % restants de la population) désireuse d’en apprendre davantage sur l’histoire et la mentalité d’une famille des plus importantes et riches de Montréal et, plus largement encore, du Québec.
En ce sens, Molson et le Québec remporte pleinement son pari de proposer au grand public une histoire fouillée et sérieuse, bien que parfois écrite avec un humour indéniable, d’un clan qui fascine et intrigue. Plus encore, il s’agit d’un des rares exemples d’une histoire écrite par un historien sans être nécessairement destinée aux cercles académiques. Ces derniers trouveront probablement inacceptable, selon leurs propres standards, l’absence de notes de bas de page, la brièveté des chapitres et le ton parfois ironique de Laporte.
Il s’agit cependant de la force de l’auteur, qui a par ailleurs choisi de publier son livre chez un éditeur peu reconnu dans les milieux académiques. De fait, alors que les historiens académiques déplorent autant qu’ils peuvent la faible diffusion de l’histoire auprès du grand public et le fait que les livres qu’on retrouve généralement dans la section « Histoire » des librairies soient souvent écrits par des non-spécialistes (le plus souvent des journalistes), il s’avère extrêmement rare qu’un historien de métier daigne écrire ouvertement pour le grand public et dans un format qui lui soit accessible (tant par rapport à la structure de l’ouvrage qu’au niveau de langage utilisé).
Peut-être le fait que Gilles Laporte œuvre comme professeur de cégep et comme animateur lui donne-t-il une sensibilité et un intérêt en ce sens, et il ne peut qu’en être félicité. Il fait, à ce titre, partie des très rares historiens qui travaillent à rendre accessible une histoire trop souvent repliée sur elle-même dans le confort des départements universitaires[2]. Si la recherche et le développement des connaissances comportent, certes, une valeur intrinsèque, l’histoire est cependant trop importante pour une société et pour sa mémoire pour n’être accessible qu’à un groupe restreint d’initiés.
Le passé n’appartient pas qu’aux spécialistes et l’on ne peut que souhaiter que davantage d’historiens travaillent à le rendre accessible au plus grand nombre, sans pour autant perdre en rigueur (ce qui est souvent le cas des raccourcis que prennent les journalistes). Il s’agit, en un sens, d’un geste démocratique dont il importerait qu’il soit regardé avec davantage de respect par des spécialistes qui, s’ils font parfois avancer la connaissance (à coups de subventions gouvernementales, faut-il le mentionner), manquent souvent de l’humilité et de la générosité nécessaires pour redonner à la société le savoir dont ils sont les dépositaires érudits.
Notes
[1] Gilles LAPORTE, Molson et le Québec, Montréal, Michel Brûlé, 2009.
[2] Mis à part Gilles Laporte, mentionnons également Jacques Lacoursière et Denis Vaugeois dans le contexte de l’histoire du Québec. Sans rien enlever à la qualité de ces historiens, on voit qu’il s’agit d’un cercle des plus restreints.
Le hockey et la bière canadienne : 2 choses indissociables : le corps et l’esprit !
bravo un bel article encore une fois.
ciao !