L’origine du conflit israélo-palestinien n’est pas qu’une question de racisme, de religion ou de violence; c’est d’abord et avant tout une question d’attachement. De la prière à l’action politique, la relation unissant les Juifs à la terre d’Israël est toujours demeurée au cœur de leur histoire, évoluant conjointement à leurs conditions. Lorsque que, de religieux, l’attachement est devenu politique, c’est avec l’assentiment de la Société des Nations (SDN) que s’est amorcée l’immigration massive des Juifs. Au mépris des velléités d’indépendance déjà exprimées pas les Arabes en Palestine, un foyer national juif a été fondé. Un choix qui se dresse encore comme un mur entre les Palestiniens et les Israéliens.
En l’an 70 ap. J.-C., sous l’empereur Titus, les Romains détruisent le Second Temple de Jérusalem. Cet événement est d’une importance capitale dans l’histoire juive. Il marque la fin de leur autonomie politique pour les siècles à venir. Dès lors, les Juifs sont condamnés à l’exil, peuple étranger en toute terre.
Le peuple juif, dont le nom rappelle leur antique origine au royaume de Judas (940-586 av. J.-C.), ne conserve que la Torah(1) pour toute unité. Devant l’influence grandissante du christianisme dans l’empire romain, les pratiquants du judaïsme abandonnent tout prosélytisme à partir du IVe siècle. Ne possédant plus de patrie, les Juifs se replient sur eux-mêmes, sur leur identité propre, réunissant en un grand tout la nation et Dieu. Le judaïsme devient, plus que jamais, une religion nationale faisant office de patrie spirituelle.
Les Juifs sont alors continuellement tournés vers Eretz Israël (Terre d’Israël) par le biais de la Torah, qui en évoque le souvenir à maintes reprises. Cet attachement est très évident dans le Chant de l’exilé: «Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion […] Comment chanterions-nous un cantique de Yahvé sur une terre étrangère?(2)» Toutefois, cet attachement à Sion, maintenu par les fêtes et la lecture quotidienne de la Torah, devient, au fil du temps, de plus en plus spirituel.
À ce sujet, Alain Boyer écrit:
L’espérance du retour demeure, mais ce retour est rejeté dans l’eschatologie, en-dehors de la sphère de l’activité humaine. Tous les efforts visent à maintenir la cohésion du peuple juif et sa fidélité à la Torah; les Juifs peuvent ainsi poursuivre une existence nationale cimentée par le judaïsme, tout en ayant perdu les attributs habituels de la nationalité: l’État, le territoire, la langue ou la culture(3)
Cet exil forcé est alors perçu comme une punition divine appelant au repentir. Une interprétation culpabilisatrice qui n’a rien d’étonnant. Dans la tradition juive, tout malheur trouve sa justification dans un écart de conduite du Juif, d’autant plus si cet écart est commis en Israël(4). Alors, dans l’attente du messie qui reconstruira le temple et rétablira son peuple en Eretz Israël, les Juifs font pénitence et se recentrent sur la Torah. Pendant l’exil, ils s’installent en Galilée, en Mésopotamie, puis essaiment un peu partout en Occident.
Les Juifs voient alors leurs conditions se détériorer. Réduits à un statut d’infériorité au Moyen Âge, ils sont regroupés dans des ghettos, exclus de la plupart des métiers, écrasés financièrement par les souverains, massacrés en période de crise comme ce fut le cas lors de la Peste noire de 1349. La Révolution française, plus particulièrement les idées issues des philosophes des Lumières, marqueront un changement radical dans la vie des Juifs européens.
De l’émancipation à l’antisémitisme renouvelé
Après des siècles d’ostracisme social, les Juifs voient enfin leur situation s’améliorer au XVIIIe siècle, et plus encore au XIXe siècle. Ils reçoivent le statut de citoyens. L’éventail des métiers qu’ils peuvent pratiquer s’élargit. Les professions agricoles et artisanales s’ouvrent à eux. Ils deviennent aussi libraires, journalistes et entrent même en politique.
Dans la foulée de cette émancipation, de nombreux Juifs prônent l’intégration totale à la nouvelle patrie. Certains vont même jusqu’à nier l’existence de la nation juive, considérant qu’elle a cessé d’être 2000 ans auparavant(5). Le lien entre Israël et le peuple juif s’estompe peu à peu sous l’influence de la laïcisation et de l’émancipation citoyenne.
Ce grand élan de progrès de la seconde moitié du XIXe siècle dans les sphères politique, sociale et culturelle prend fin. À la suite de l’essor des années 1870, une importante crise financière a lieu en Allemagne. Les Juifs, importants spéculateurs à cette époque, sont aussitôt accusés. Ainsi, renaît une puissante vague d’antisémitisme à travers l’Europe occidentale. Or, alors que, par le passé, les Juifs avaient été victimes d’un antisémitisme religieux, celui qui émerge en cette fin de XIXe siècle est plutôt racial. Ce passage marque la fin d’une époque, l’essoufflement des espérances. Le nouvel antisémitisme condamne les Juifs de la diaspora à ce statut d’étranger qu’une conversion au catholicisme ne peut plus effacer.
Leur situation en Russie comme en France en est un bon exemple. En Russie, des massacres de Juifs, des pogromes, ont cours de 1881 à 1921. Pendant ce temps, en France, la dépression économique des années 1880, ajoutée à l’instabilité du régime républicain, facilite toute l’explosion d’un antisémitisme latent. L’affaire Dreyfus, concernant la condamnation d’un officier juif faussement accusé de trahison, révèle l’ampleur de l’antisémitisme français de cette époque. Le retour en force de ce racisme amène de nombreux Juifs à remettre en question les acquis obtenus par leur émancipation. Si certains demeurent attachés à leur nouvelle patrie, d’autres ne retiennent de l’assimilation que l’échec. Pour eux, une nouvelle alternative s’offre dorénavant: retourner en Israël.
Théodore Herzl et la formation du sionisme politique
À partir de la publication, en 1896, de L’État juif, essai d’une solution moderne du problème juif, le sionisme devient une véritable force politique. À cette époque, l’auteur, Théodore Herzl (1860-1904) est correspondant à Paris depuis 1891 pour le quotidien viennois Neue Freie Presse. Il devient un témoin direct du réveil de l’antisémitisme français au cours de l’affaire Dreyfus. Cette affaire influence grandement Herzl et l’amène à faire l’un des constats les plus frappants de l’État juif: l’assimilation a échoué. Or lui-même fait partie de cette bourgeoisie juive dite «assimilée». Une seule solution subsiste selon lui: la fondation d’un État juif.
Du 28 au 31 août 1897, Herzl organise le premier congrès sioniste qui se tient à Bâle. Malgré l’opposition de plusieurs rabbins au projet, l’enthousiasme général l’emporte. Herzl vise à établir les premières actions à prendre afin que l’État juif devienne une réalité. À la conclusion du congrès, le Programme de Bâle se résume à quatre idées, ainsi présentées par Laqueur(6):
- l’encouragement par principe de la colonisation de la Palestine par des Juifs ouvriers agricoles, manœuvres et exerçant d’autres professions;
- l’unification et l’organisation de toutes les communautés juives en groupes locaux et plus vastes conformément aux lois de leurs pays respectifs;
- le renforcement de la conscience individuelle et de la conscience nationale juives;
- des démarches préparatoires en vue d’obtenir des différents gouvernements le consentement nécessaire à la réalisation des buts du sionisme.
Dès lors, l’Organisation sioniste est créée.
Herzl se lance de suite dans une entreprise diplomatique considérable. Tel que cela a été convenu lors du congrès, il s’efforce d’obtenir la reconnaissance du mouvement sioniste ainsi que l’appui d’un gouvernement à l’établissement juif en Palestine. Jusqu’en 1902, il tente de convaincre la Turquie d’abord, mais en vain. Il dirige ensuite ses efforts vers la Grande-Bretagne, qui est plus disposée.
Après maintes tractations, Herzl reçoit finalement une lettre de Sir Clement Hill, chef du service des protectorats au ministère des colonies britanniques. Y sont reconnues à la fois l’existence de la nation juive et la justesse de son droit de réclamer une base territoriale. Malheureusement, le 3 juillet 1904, Herzl s’éteint à l’âge de 44 ans, épuisé par tous ses combats diplomatiques. Bien que sa mort soudaine soit un choc pour le mouvement sioniste, ses actions lui survivront.
Le retour d’exil: la naissance du problème israélo-palestinien
Les Sionistes savent que sans la reconnaissance internationale, leurs efforts n’aboutiront à rien. Ils doivent rallier une puissance à leur cause et c’est en Grande-Bretagne que la diplomatie juive aboutira à ses fins. À l’issu de la Première Guerre mondiale, l’empire ottoman se retire de la Palestine. Cet ancien territoire turc suscite l’intérêt des gouvernements français et britannique. Afin de marquer son attrait pour ce territoire, la Grande-Bretagne lie son destin aux aspirations sionistes le 2 novembre 1917 en rédigeant la déclaration Balfour. On peut y lire ce qui suit dans une lettre de Arthur James Balfour:
Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant entendu que rien ne sera fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine, ainsi qu’aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays(7).
Pour le mouvement sioniste, il s’agit d’un grand pas sur le chemin du retour. Toutefois, le groupe n’est pas le seul à réclamer un statut politique en Palestine. Les Arabes, dont le nationalisme gagne en influence depuis la chute de l’empire turc, ne comptent rien perdre au profit d’une autre nation.
Les Arabes palestiniens voient d’un très mauvais œil la déclaration Balfour qui reconnaît des droits particuliers aux Juifs, notamment parce que la Grande-Bretagne, en 1915, s’était déjà engagée à reconnaître l’indépendance arabe en échange du soulèvement du peuple contre l’autorité turque. Cette entente avait été annulée, d’une part, par l’accord Sykes-Picot, par lequel la Russie, la France et la Grande-Bretagne s’entendaient pour départager les provinces arabes entre elles, et, d’autre part, par la déclaration Balfour(8). Malgré tout, le désir d’autodétermination des Arabes subsiste et la suite des choses n’atténue en rien le conflit prêt à éclater.
Le 24 juillet 1922, lorsque la Société des Nations accorde à la Grande-Bretagne le mandat d’administrer le territoire palestinien, il est «convenu que le Mandataire serait responsable de la mise à exécution de la déclaration originairement faite le 2 novembre 1917 (9)». Par ce mandat, la déclaration Balfour reçoit l’assentiment de la communauté internationale. Toutefois, en reprenant quasi intégralement le texte de 1917, la SDN fait totalement abstraction des tensions et des conflits existants déjà entre les peuples arabe et juif.
En effet, si les droits religieux et civils des communautés non juives sont généralement respectés, les Arabes considèrent que leurs droits politiques sont bafoués. L’immigration massive des Juifs en Palestine inquiète de plus en plus les nationalistes arabes, surtout que certains discours sionistes d’Europe ne réclament rien de moins qu’une «Palestine aussi juive que l’Angleterre est anglaise(10)». Les Juifs, financés de l’extérieur, achètent de plus en plus de terres et remplacent peu à peu la main-d’oeuvre arabe par des ouvriers juifs.
À partir de 1920, des manifestations violentes éclatent. Les Arabes réclament l’abolition de toute mesure favorisant l’établissement d’un foyer national juif en Palestine et la mise sur pied d’un parlement représentatif. En 1929, une querelle au sujet du Mur des Lamentations de Jérusalem se transforme en émeute. Puis, en 1936, une grande révolte arabe dépasse les sommets de violence atteints jusqu’alors. Ce qui meut ces soulèvements: le sentiment de privation et d’injustice politique(11).
Ayant sous-estimé la détermination des nationalistes arabes, la Grande-Bretagne et les sionistes s’ajustent à la situation. En 1922, le gouvernement britannique publie le premier Livre blanc qui règle l’immigration juive en fonction de la capacité économique d’absorption de la Palestine. Le second Livre blanc, publié en 1939, est beaucoup plus restrictif: il limite à 75 000 le nombre d’immigrants juifs pour les cinq prochaines années en plus d’interdire l’achat de terres par des Juifs.
Les manifestations violentes du mécontentement arabe entraînent les communautés juives de Palestine, le Yichouv, à accélérer l’immigration. L’autarcie est de plus en plus recherchée, mais surtout la sécurité. C’est donc alimenté par les révoltes et les massacres que se renforce le haganah: la force militaire juive d’autodéfense(12).
Lorsque la Grande-Bretagne se retire de la Palestine en mai 1948, le conflit israélo-palestinien est solidement enraciné. Un plan de partage du territoire palestinien en deux États indépendants, l’un arabe, l’autre juif, est approuvé par les Nations Unies. Les Juifs l’acceptent, mais les Arabes le rejettent. La violence, le terrorisme et la propagande exacerbent les différents nationalismes. Le 14 mai 1948, Israël autoproclame son indépendance que reconnaissent immédiatement les États-Unis, puis la Russie. Quant aux Arabes, ils entrent aussitôt en guerre contre Israël. Si l’origine du conflit Israélo-palestinien peut être perçu dans l’attachement des Juifs pour la Terre d’Israël, les conséquences aujourd’hui perceptibles proviennent aussi d’ailleurs. Ainsi, sans l’appui de la SDN le sionisme ne serait peut-être demeuré qu’un désir politique. Il en va de même pour le mandat britannique qui donna une forme concrète à cette idée. De plus, en sous-estimant les aspirations des nationalistes arabes, la Grande-Bretagne et les sionistes consolidèrent les fondements d’une violente rivalité. Le spectre de la guerre devint alors l’ordinaire de la Palestine et, le Mur des Lamentations la fracture entre nations.
Notes
- Torah: L’ensemble de la loi juive qui est composée de la Torah écrite (Pentateuque, Prophètes et Hagiographe) et de la Torah orale (Mishna, Talmud, Midrash ainsi que des commentaires et applications pratiques).
- Sion est un mont qui surplombe Jérusalem et qui rappelle le lien entre le peuple juif et la terre d’Israël. Extrait tiré du Chant de l’exilé, Psaume 137.
- Alain BOYER. Les origines du sionisme. Paris, PUF, 1988, p. 17.
- Yakov M. RABKIN. Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme. Québec, PUL, 2004, p. 71.
- Walter LAQUEUR. Histoire du sionisme. Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 20.
- Ibid., p. 126.
- Lettre de Arthur James Balfour, extrait tiré de Walter LAQUEUR, op. cit., p. 224.
- Robert MANTRAN. «Palestine». Encyclopaedia Universalis. Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000, [cédérom].
- Extrait tiré de Henry LAURENS. La question de Palestine. Tome 1: 1799-1922. L’invention de la Terre sainte. Paris, Fayard, 1999, p. 620.
- Ibid., p. 587.
- Ann MOSELY LESH. Arab Politics in Palestine, 1917-1939. The Frustration of a Nationalist Movement. Ithaca/London, Cornell University Press, 1979, p. 199.
- Ibid., p. 200.