«Il y a quatre grandes questions : d’où venons-nous? qui sommes-nous? où allons-nous? et qu’est qu’on va manger ce soir?»
Woody Allen, Hannah et ses sœurs, 1986
Nos choix de consommation ont tous, de près ou de loin, un impact sur l’environnement, et un geste pouvant sembler aussi banal que de s’alimenter a son lot de conséquences. En choisissant les produits alimentaires que nous consommons, nous posons un geste politique par lequel nous encourageons ou boycottons certains produits, pratiques agraires, entreprises locales ou multinationales. Ce geste nous permet également de prendre position par rapport à des enjeux environnementaux planétaires tels que la préservation et la conservation de nos ressources naturelles, la biodiversité et les changements climatiques.
Dans les prochains mois, nous vous proposerons de prendre en compte certains aspects environnementaux liés à nos choix alimentaires, car approximativement un tiers des impacts d’un ménage sur l’environnement sont liés à la consommation de nourriture et de boisson. Et puisque nos habitudes influencent fortement les marchés, il convient donc, en tant que citoyens, de connaître ces impacts afin de devenir des «consomm’acteurs».
Ce mois-ci, nous abordons les effets des choix alimentaires sur l’environnement par le biais du transport. Les conséquences néfastes des transports dans l’industrie alimentaire, entraînées par l’accroissement des kilomètres parcourus et par le type de transport utilisé, sont en constante augmentation. Le transport que cette industrie nécessite est aujourd’hui absurde. L’impact environnemental des kilomètres alimentaires (traduction libre de food miles (1)) compte fortement dans le bilan des émissions de gaz à effet de serre, et il est temps de se questionner sur les conséquences des choix de ce que nous mettons dans nos assiettes.
Ce qui a changé… et continue de changer
Les habitudes alimentaires des pays industrialisés ont changé notamment en raison de l’accessibilité à une alimentation plus variée. C’est maintenant la norme que de se procurer des fraises en hiver au Canada et du homard frais des États-Unis en Europe. Ces changements sont dus, d’une part, à des transformations sociales (nous mangeons moins de ce qui pousse dans notre cours et plus de produits « exotiques » et hors-saison), mais également, d’autre part, au marché mondialisé qui a fait augmenter de manière fulgurante la quantité de produits offerts sur les étalages des supermarchés. Nous passons ainsi d’une majorité de cultures locales et à petite échelle aux méga-fermes qui sont la propriété de multinationales offrant des produits standardisés à l’échelle planétaire. En préconisant les marchés internationaux, les adeptes du libre marché n’ont d’autre choix que de faire voyager notre nourriture.
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que la valeur du commerce mondial des produits agricoles est de 600 milliards de dollars et représente 7% des exportations mondiales de marchandises produites. Quatre produits constituent 13% du commerce agricole total: le vin, le tabac, le blé et les préparations alimentaires comme les confitures, le pain et les plats surgelés(2). Au cours des 40 dernières années, alors que la population doublait, la valeur du commerce alimentaire triplait et le volume des denrées quadruplait(3). Comme certaines contraintes biologiques limitent la quantité de nourriture que nous pouvons ingérer, ce n’est pas tant la quantité de calories qui ait changé, mais plutôt les modes de production et de distribution.
Nos aliments voyagent maintenant autour du monde, et les habitudes des consommateurs quant aux produits préférés changent aussi. L’offre de produits de plus en plus transformés a séduit les États-Unis et commence également à charmer les Européens(4). La tendance des quelques 20 dernières années montre une augmentation plus rapide du commerce des aliments transformés que de celui des matières premières, soit 6% par année contre 3,3%, entre 1981 et 2000(5). Les coûts élevés associés à la transformation, à l’emballage, à la publicité, au marché et à la distribution des aliments ont conduit les matières premières à ne représenter qu’un très faible pourcentage de la facture finale(6). Nous achetons ainsi plus de «dentelles» que de nutriments.
Enfin, nos habitudes quant à la façon de faire nos emplettes ont également changé. Les économies d’échelle ont permis l’installation de «super» supermarchés! En un seul déplacement, le consommateur peut se procurer une multitude de produits spécialisés qu’il aurait retrouvé jadis dans bien plus d’une boutique: produits de beauté, nourriture pour chien, produits ménagers, fournitures scolaires. Avec la centralisation et la concentration des points de vente dans les grandes surfaces, nous sommes passés d’une habitude d’achats fréquents – voire quotidiens – dans les marchés locaux, et ce, à pied, à une habitude d’achats «de masse» hebdomadaires – moins fréquents – mais effectués en voiture. À ce sujet, 99% des Américains font leurs courses en voiture, et cette tendance gagne du terrain en Europe(7). Enfin, plus nous adhérons à ce type de magasinage «de masse», plus le marché profite de l’implantation de grandes surfaces, tellement étendues qu’elles doivent s’implanter en périphérie des villes. Ainsi, sont renforcées l’utilisation de la voiture, l’habitude de faire de plus grosses emplettes, l’utilisation de gros réfrigérateurs énergivores…
Transport des aliments – Notre kilométrage alimentaire
Nos modes de vie ont encouragé le transport de nos aliments, mais la logique de marché a aussi instauré un mode de distribution des aliments qui est dorénavant tributaire du transport de longue distance. Des kilomètres séparent le producteur du distributeur et du consommateur ainsi que les différents maillons de la chaîne de production dans le cas de produits transformés.
Grâce au transport, l’industrie alimentaire peut fragmenter les étapes de sa production sur un vaste territoire où se rejoignent les meilleurs coûts de production et les normes environnementales les plus souples. Ainsi, l’ingénieur Philippe Mühlstein énumère, dans la 81e édition de Manière de voir(8), trois exemples flagrants où les denrées alimentaires ont parcouru des distances nécessitant beaucoup plus d’énergie que ce qu’elles-mêmes apportent à son consommateur…
Il évoque ainsi 1) l’exemple du pot de yogourt pour lequel réunir toutes les composantes de fabrication et assurer la distribution à différents points de vente cumulera un total de 3500 kilomètres, 2) l’histoire d’un certain industriel allemand qui fait nettoyer et couper ses pommes en Italie avant de les rapatrier pour les vendre localement et, enfin, 3) le voyage des crevettes danoises en terres marocaines où ces dernières sont décortiquées à moindre coût avant de retourner au Danemark d’où elles sont ensuite distribuées dans différents points de vente. Mühlstein propose que cette «optimisation» économique est rendue possible par la sous-tarification du transport attribuable à un excédent global de l’offre: «Les transports sont ainsi un moyen privilégié de transférer des coûts privés vers l’ensemble de la collectivité(9).» Le producteur épargne ainsi sur la main-d’œuvre, et une partie de ses coûts de production (coût marginal privé) se transforme en externalités assumées par la société (coût marginal social), soit les problèmes liés au transport. Pensons-y la prochaine fois que, coincés dans le trafic, nous mangerons un petit yogourt pour couper notre fringale!
La tendance est à la hausse. Depuis 1978, la quantité annuelle de nourriture transportée par camions à l’intérieur du Royaume-Uni a augmenté de 27% et la distance moyenne de chaque voyage, de 50%(10). Le quart des kilomètres parcourus par les véhicules lourds du Royaume-Uni est directement associé au transport des denrées alimentaires. Généralement, le transport par camion est préconisé. En raison de la distribution «juste à temps», le contenu des cargaisons des camions a diminué de 30 à 40% et, par conséquent, a engendré une augmentation des livraisons(11). De plus en plus, le transport se fait par avion. Tous les produits frais en provenance de régions éloignées ne peuvent voyager que de cette façon, leur date de péremption étant limitée. Généralement, la nourriture voyage dans les avions de passagers. Mais voilà que certains biens de luxe, dont le marché rend profitable la livraison «juste à temps», justifient l’utilisation croissante des avions-cargos(12), ce qui est écologiquement insoutenable!
Le kilométrage alimentaire et l’environnement
Comme le principal impact environnemental du transport est l’émission de CO2, il s’agit de l’unité majoritairement utilisée pour mesurer l’impact du kilométrage alimentaire. Ainsi, en 2002, 8,7% des émissions de CO2 associées au transport provenaient, au Royaume-Uni, du secteur alimentaire(13). Aux États-Unis, la quantité de CO2 émise, par personne, par le transport de cargaison – incluant les denrées alimentaires – a augmenté de 23% entre 1973 et 1992(14). Cependant, ni le Clean Air Act ni le Climate Action Plan n’inclut de suggestions spécifiques pour réduire les problèmes environnementaux attribuables au transport de cargaison, à l’exception de quelques standards d’émissions des véhicules.
Ces quelques statistiques montrent l’importance du kilométrage alimentaire quant aux émissions de CO2 dans l’atmosphère. Toutefois, ce ne sont pas tous les moyens de transport qui participent de manière égale au phénomène. Exprimé en grammes par tonne kilomètre, équivalant à la quantité de CO2 libéré par le transport d’une tonne de nourriture sur un kilomètre(15), l’avion et le camion sont de loin les transporteurs les plus polluants: ils dégagent respectivement de 570 à 1580 g/tonne Km et de 210 à 1439 g/tonne Km. Viennent ensuite la voiture, le train et le bateau. Ce dernier ne représente que 15 à 30 g/tonne Km. Un problème majeur découle de la tendance à l’augmentation du transport aérien des denrées alimentaires et, tel qu’il a été mentionné plus haut, de l’augmentation de l’utilisation d’avions-cargos. Toujours au Royaume-Uni, l’augmentation du trafic aérien a atteint 140% depuis 1992(16)! Le transport par bateau et par avion n’est pas inclus dans les cibles du protocole de Kyoto; il bénéficie même de combustibles non taxés. En outre, sachons que les émissions du transport aérien peuvent avoir un impact disproportionné sur l’environnement, puisqu’elles sont directement rejetées dans la stratosphère, contribuant ainsi sévèrement à la détérioration de la couche d’ozone. Joignons à cela les allers-retours inutiles dictés par un marché qui incite la plupart des pays à exporter et à importer le même produit (par exemple, le lait(17)), ce qui a pour effet d’ajouter des kilomètres alimentaires qui ne profitent qu’à l’économie.
À l’heure où les changements climatiques constituent une problématique internationale majeure, il serait peut-être temps de se pencher sur le système de transport des aliments. Aux États-Unis, le transport de cargaisons est vu comme nécessaire à l’économie de la libre entreprise et, à cause des récessions des dernières années, les politiciens sont très prudents quant à l’instauration de mesures écologiques qui freineraient, à court terme, l’économie de marché telle que nous la connaissons en ce moment(18). La localisation des centres de production et de consommation oblige le transport des denrées alimentaires: les cultures sont situées sur la côte ouest américaine et les grands centres urbains, à l’est. Les innovations techniques sont alors privilégiées, mais elles ne peuvent neutraliser l’impact de l’augmentation des transports. En résultent des coûts environnementaux, sociaux et économiques pour la quasi-totalité de la société civile.
Afin de garder les aliments frais pendant de longues distances, la réfrigération est essentielle et demande un surplus énergétique important en plus d’emballages adéquats, lesquels accroissent le problème des matières résiduelles. Faut-il mentionner que les produits d’emballage sont souvent fabriqués dans une autre usine pouvant être localisée dans un autre pays pour être ensuite transportés jusqu’à la ferme ou à l’usine de transformation et parfois les deux?
En général, les aliments transformés sont étroitement liés à un accroissement du transport. Plus de matériel et plus de maillons dans la chaîne de production augmentent aussi le transport impliqué(19). Même si les impacts environnementaux directs (déplacements jusqu’au magasin, conservation, cuisson et production de déchets) de la consommation d’aliments et de boissons sont moins importants que les impacts indirects (production), ces impacts croissent néanmoins(20).
Il y a donc le transport destiné à l’assemblage des différents maillons de la chaîne de production, le transport servant à acheminer les produits aux distributeurs et aux points de vente et, enfin, le transport du consommateur qui va faire ses emplettes au méga supermarché situé à l’extérieur du centre. Résultat: se mettre à table trois fois par jour entraîne des conséquences directes et majeures sur les émissions de gaz à effet de serre.
Alors, que faire? Du cas par cas!
Revenir à une alimentation traditionnelle composée uniquement de produits locaux saisonniers est difficilement envisageable. Seulement, quand les marchés regorgent d’aliments qui poussent non loin de chez nous, profitons de la belle saison pour diminuer nos kilomètres alimentaires. En saison froide, c’est un peu plus compliqué. Les produits les plus transportés par avion sont les fruits et les légumes. Au Royaume-Uni, les deux tiers des produits transportés par avion appartiennent à cette catégorie(21). Faut-il pour autant se priver de ces apports nutritifs en hiver? Bien sûr que non. C’est ici que le consommateur joue un rôle essentiel.
L’étiquetage des aliments, bien qu’incomplet, permet tout de même de faire les choix les moins «kilomètre alimentairivores»! À l’heure actuelle, en ce qui concerne les produits transformés, la tâche est quasi impossible. La multitude d’ingrédients qui entrent dans leur fabrication peuvent provenir de différentes régions ou de différents pays. Cependant, en ce qui concerne les produits laitiers, les œufs, la viande et le poisson, le pays d’origine est indiqué. Dans la mesure du possible, on peut donc prioriser des produits d’origine «voisine». Pour les fruits et les légumes, la provenance est presque toujours indiquée à l’étalage; on peut donc également faire un choix en ce sens.
Qu’en est-il du cas des aliments de culture biologique? Les Américains, pour ne nommer que ceux-là, avouent faire davantage confiance aux aliments provenant d’Europe, notamment en ce qui a trait à la certification bio. Malheureusement, le transport impliqué dans la commercialisation des produits biologiques est souvent si important qu’il élimine les avantages de la production biologique sur le bilan énergétique(22). En fait, tout dépend de la distance parcourue ainsi que du moyen de transport utilisé. C’est donc littéralement un phénomène de cas par cas.
En conclusion
Des bouleversements dans l’industrie alimentaire s’effectuent donc depuis des années en raison du marché, mais aussi à cause de nos nouvelles habitudes alimentaires. Conséquemment à l’un des aspects positifs de la mondialisation, on prend plaisir à savourer des produits exotiques en toutes saisons. Toutefois, quand le marché fait basculer le système dans une voie manifestement non durable, il faut savoir utiliser notre pouvoir de consommateur. Déjà, un retour vers l’achat local, qui favorise une diminution de la pression environnementale exercée par les transports, est à la mode dans certains pays. Or ce n’est pas sans peine. Certaines organisations ayant tenté de promouvoir l’achat local au Royaume-Uni se sont heurtées à l’opposition de la bureaucratie britannique sous motif de violation des lois en vigueur dans l’Union européenne(23). Mais par notre pouvoir d’achat, et dans les limites du possible, nous pouvons prioriser des denrées locales. Il y aura toujours des aliments qui devront être importés pour la simple raison qu’ils ne se trouvent pas dans certains types de climat. Cependant, il est écologiquement avantageux de préférer le transport par bateau. Et pourquoi ne pas essayer les produits issus du commerce équitable et de l’agriculture biologique dans le cas où l’importation s’impose!
Notes
(1) Tim LOBSTEIN. (1994) Foodmiles – Measuring Food by the Mile. Rapport [en ligne]. http://www.mcspotlight.org/media/reports/foodmiles.html. Consulté le 3 septembre 2006.
(2) Statistiques issues de la section « Commerce » de FAOSTAT, site Internet de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture : . Consulté le 2 septembre 2006.
(3) Brian HALWEIL. [s.d.] «Essai : L’essor de la démocratie alimentaire». Chronique – Édition en ligne. Publication de l’Organisation des nations unies [en ligne]. . Consulté le 3 septembre 2006.
(4) Stephanie BÖGE. (1996) «Freight Transport, Food Production and Consumption in the United States and in Europe : or how far can you ship a bunch of onions in the United States?». Wuppertal : Wuppertal Institute für Kilam, Umwelt, Energie, no 56 (mai) [en ligne], 18 p. . Consulté le 2 septembre 2006.
(5) Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. (2004) The State of Agricultural Commodity Markets. Rome, Editorial Production and Design Group – Publishing Management Service (FAO), [en ligne], 55 p. . Consulté le 1er septembre 2006.
(6) Ibid.
(7) Stephanie BÖGE, op. cit.
(8) Philippe MÜHLSTEIN. «Ravages et voracité du transport». Manière de voir : Écologie, le grand défi. Paris, Le Monde diplomatique, no 81 (juin-juillet), 2005, p. 25-27.
(9) Ibid.
(10) Alison SMITH et autres. (2005) The Validity of Food Miles as an Indicator of Sustainable Development – Final Report produced for DEFRA. Oxon, AEA Technology Environment (juillet), [en ligne], 103 p. . Consulté le 1er septembre 2006.
(11) Helena NORBERG-HODGE et autres. Manger local : un choix écologique et économique. Montréal, Écosociété, 2005, p. 36.
(12) Observatoire bruxellois de la consommation durable. [s.d.] «Combien de kilomètres contient une assiette?». [En ligne]. . Consulté le 3 septembre 2006.
(13) Alison SMITH et autres, op. cit.
(14) Stephanie BÖGE, op. cit.
(15) Alison SMITH et autres, op. cit.
(16) Ibid.
(17) Observatoire bruxellois de la consommation durable, op. cit.
(18) Stephanie BÖGE, op. cit.
(19) Ibid.
(20) Observatoire bruxellois de la consommation durable. [s.d.] «Les comportements de consommations alimentaires». [En ligne]. . Consulté le 3 septembre 2006.
(21) Ibid.
(22) Sustain/Elm Farm Research Centre. (2001) Eating Oil – Food in a Changing Climate. London, [s.n.] (décembre), [en ligne], 5 p. . Consulté le 4 septembre 2006.
(23) Brian HALWEIL, op. cit.