Pierre Vidal-Naquet : parcours d’un historien intégral

« Soyons encore heureux si,
dans la grisaille qui est la nôtre,
nous pouvons engranger quelques parcelles de vérité. »
Un Eichmann de Papier
, 1980

« La vérité aura le dernier mot?
Comme on aimerait en être sûr… »
Les assassins de la mémoire
, 1987

Le 29 juillet s’est éteint Pierre Vidal-Naquet. Helléniste émérite, dont les travaux font toujours autorité, il fut de tous les combats de la « cité » : contre les exactions françaises en Algérie dans les années cinquante et soixante, contre les théories négationnistes niant l’existence des chambres à gaz, contre l’emprise de l’État sur l’histoire et la mémoire collective et les « fabulations » qui en découlent, etc. Survol d’une vie d’engagements et de luttes menées loin du confort douillet et tranquille des bibliothèques universitaires.

Hiding - 2, View from Anne Frank house
Marco Michelini, Hiding – 2, View from Anne Frank house, 2006
Certains droits réservés.

La mort de Pierre Vidal-Naquet n’est évidemment pas passée inaperçue, journaux et revues de tous horizons politiques ayant rendu les derniers hommages qui reviennent naturellement à un personnage d’une telle stature. Il y a fort à parier, grand bien nous en fasse, que son départ sera le prétexte à de multiples réflexions sur son œuvre. De la même manière, du moins nous est-il permis de l’espérer, ces réflexions devraient constituer le point de départ de débats plus larges portant sur la nature de son engagement et, in extenso, sur la fonction sociale des intellectuels en général. Or c’est précisément sur ces deux derniers aspects que nous désirons nous étendre ici. Disons d’emblée que si nous nous garderons bien de nous instituer ici en simples thuriféraires de l’héritage que nous laisse Vidal-Naquet, nous n’hésiterons pas toutefois à nous en faire de sincères apologistes, pour la simple raison qu’il fut l’un des rares historiens à ne point reculer devant les écueils qui se dressent immanquablement devant quiconque ose s’aventurer au dehors des cloisons capitonnées de sa spécialisation. Qui plus est, ce n’est pas simplement l’historien qui s’engage chez Vidal-Naquet, c’est l’histoire avec lui.

La formation du combattant

Bien qu’il soit né en 1930, Pierre Vidal-Naquet est, à l’instar du vingtième siècle français, un enfant de l’Affaire Dreyfus. Son père, un avocat s’étant porté à la défense du capitaine Dreyfus, le sensibilisa très jeune au devoir de vigilance vis-à-vis des « vérités officielles », ces émanations putrides de la raison d’État. Dès lors, le double combat pour la vérité et contre ceux qui, pour les motifs les moins avouables, y attentent sans relâche, lui tracera une voie qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les années suivantes sont celles du fourbissement des armes. Après la mort de ses parents, déportés puis assassinés à Auschwitz en 1944, Vidal-Naquet entreprend et termine ses études en histoire, avec une spécialisation sur Platon et la Grèce hellénistique. Dans ce domaine, il deviendra, avec Jean-Pierre Vernant, Moses I. Finley et Arnaldo Momigliano, l’un des plus éminents chercheurs de sa génération. Parallèlement, et c’est ce qui pour nous est crucial, la démarche de l’historien, soit l’analyse et la confrontation des sources dans le but d’établir, au-delà des fabulations de la mémoire, la vérité, désormais chez Vidal-Naquet alliée à un goût pour le judiciaire légué par son père, fera de lui un véritable « porteur de torche ».

Cette fâcheuse tendance de l’état-major à fabriquer la réalité

Le premier combat auquel va se livrer Vidal-Naquet montre bien comment la formation dont il vient d’être question lui dicte ses choix. Comme il l’a dit lui-même, « Mon père a été torturé par la Gestapo à Marseille. L’idée que les même tortures puissent être infligées […] en Algérie par des policiers ou des officiers français m’a fait horreur. »(1) En juin 1957, le professeur Marcel Audin, membre du Parti communiste à Alger, est enlevé par des paras, emprisonné, torturé puis finalement exécuté. L’armée dira qu’il s’est évadé puis a disparu, une version toujours avalisée par la République française aujourd’hui. Faux documents, faux témoignages, justice et gouvernement complices, tout est aussitôt mis en œuvre afin que soit épargnée l’image de l’armée. Flairant une nouvelle Affaire Dreyfus, Vidal-Naquet entreprend aussitôt de débusquer la vérité, entreprise qui débouchera sur la publication d’un livre au titre évocateur : L’Affaire Audin(2). Cette méfiance envers la propension de l’état-major et, de fil en aiguille, des plus hautes autorités nationales à préférer le confort du mensonge à l’encombrante vérité le mènera vers d’autres engagements du même type, dont le plus célèbre est le procès de Maurice Papon en 1997-98. En ce qui a trait à la Guerre d’Algérie et, plus largement, au processus de décolonisation, Vidal-Naquet alla jusqu’à signer, aux côtés de Sartre, Breton et autres Duras le « manifeste des 121 » de 1960. Considéré comme un acte de haute trahison, le manifeste en appelait à l’insoumission et à la désobéissance des forces françaises en Algérie. Avec Vernant, Vidal-Naquet est l’un des seuls historiens ayant daigné mêler sa voix au concert des 121 intellectuels signataires.

Ne pas nier le négationnisme

C’est au tournant des années 80, du moins en France, que se manifestent ceux que nous pourrions appeler les premiers négationnistes « intégraux ». À l’époque, le terme révisionniste est généralement employé pour désigner ceux qui tendent à minimiser l’importance de l’entreprise d’extermination nazie dans l’histoire du IIIe Reich. Dès les années cinquante, en tentant de sauver ce qu’il pouvait y avoir de « bon » dans l’hitlérisme, Maurice Bardèche, par exemple, arguait qu’il fallait mettre de côté les horreurs de la Shoah, qu’il s’agissait en quelque sorte d’un écran de fumée empêchant de voir ce que le régime avait pu comporté « d’utile » pour l’avenir. Or si la démarche proposée par Bardèche est déjà nauséabonde, la publication en 1979 dans Le Monde d’une lettre de l’universitaire Robert Faurisson marque, toujours en France, un tournant radical du révisionnisme dans la mesure où l’existence même d’une politique systématique d’extermination et de son ultime symbole, la chambre à gaz, s’y trouve niée. Dès lors, la première question à laquelle doivent répondre les intellectuels est la suivante : donner la réplique aux négationnistes, outre de leur faire une publicité, n’est-ce pas accréditer la valeur « scientifique » de leurs arguments, n’est-ce pas admettre qu’il y a là effectivement matière à débat?

Pour Vidal-Naquet, l’un des premiers à daigner entrer dans le débat, en 1980, avec la publication d’Un Eichmann de papier, l’importance de l’engagement contre les négationnistes réside dans la nécessité de « montrer que l’imposture révisionniste n’est pas la seule qui orne la culture contemporaine, et qu’il faut comprendre non seulement le comment du mensonge, mais aussi le pourquoi. »(3) Le comment : par la malhonnêteté intellectuelle et la production de faux. Le pourquoi : au-delà de l’idéologie, assassiner la mémoire, au moment où les derniers témoins directs disparaissent. À la lumière de ses engagements passés, on peut comprendre les motifs qui poussèrent Vidal-Naquet à entrer dans la danse anti-négationniste : le combat pour la vérité. Un combat total, intégral, comme en témoigne son opposition constante aux lois condamnant la littérature négationniste dans la mesure où celles-ci constituent une ingérence de l’État dans la production intellectuelle, en d’autres termes un pas de plus vers la promulgation de « vérités officielles » qui, fussent-elles vraies, demeurent inadmissibles. En décembre 2005, Vidal-Naquet apposa sa signature au bas de L’appel des 19 historiens. S’insurgeant contre un projet de loi visant à punir quiconque remettrait en question le génocide arménien, on peut lire dans ce manifeste que « dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. »(4)

Pierre Vidal-Naquet : un exemple à suivre

Ce que nous avons voulu faire ressortir ici, et qui constitue à notre sens l’héritage fondamental que nous lègue Vidal-Naquet, c’est ce que nous appellerons le devoir de l’historien. Ce devoir, cet engagement, c’est celui de la vigilance, de la nécessité de mettre à disposition de la vérité les outils que notre formation nous a procurés. Et il ne s’agit pas d’une vérité qui ne serait destinée qu’aux collègues, qu’aux initiés, qu’à la secte fermée des revues scientifiques. Il est question ici de la vérité sur laquelle la mémoire collective échafaude la réalité telle que nous la percevons et qui, le plus souvent, est soumise à ceux qui ont tout à gagner de la voir tordue, déformée, amputée, « assassinée ». Si cette ambition peut sembler à certains relever du plus naïf idéalisme, la vie de Pierre Vidal-Naquet nous rappelle qu’il n’en est rien, ou plutôt que cet idéal, dès qu’il donne des résultats concrets, n’en est déjà plus un. L’historien intégral est celui qui tire les leçons du passé pour les projeter vers l’avenir, un avenir qui se joue maintenant, sous nos yeux.

Notes

(1) Irène MICHINE. « Entretien avec Pierre Vidal-Naquet ». Dans Le patriote résistant, avril 2003, [en ligne] consulté le 8 août 2006
(2) Pierre VIDAL-NAQUET. L’Affaire Audin: 1957-1958. Nouv. éd., Paris, Éditions de Minuit, 1989, 189 p.
(3) Pierre VIDAL-NAQUET. « Un Eichmann de papier: anatomie d’un mensonge ». Dans Les assassins de la mémoire, Paris, Seuil, 1995, coll. « points-essais », [en ligne] < http://www.anti-rev.org/textes/VidalNaquet87a/ > consulté le 9 août 2006
(4) Le texte intégral est disponible à l’adresse suivante : http://www.histoire.presse.fr/petition/appel.asp Par ailleurs, nous espérons que le lecteur québécois aura fait le lien avec le projet fondamentalement inacceptable proposé par le Parti libéral et visant à éluder les épisodes conflictuels de notre passé dans l’enseignement de l’histoire au secondaire.

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