«On comprendra toujours mieux un fait humain, quel qu’il soit, si on possède déjà l’intelligence d’autres faits de même sorte.»
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 1941.
Entre 1954 et 1962, en pleine guerre d’Algérie, près de 2,5 millions d’Algériens sont chassés de leurs villages pour être parqués dans des camps de regroupement par l’armée française. L’objectif est simple: puisque les «rebelles» du Front de libération nationale (FLN) semblent vouloir appliquer les préceptes de Mao en matière de guerre révolutionnaire, soit d’évoluer dans la population comme «des poissons dans l’eau», il n’y a qu’à vider le bocal. Or, cette politique de déracinement aura des conséquences sociales incalculables. En particulier, les populations nomades se voient dénier le droit à un mode de vie millénaire. Sédentarisées, elles sont arrachées à elles-mêmes.
Le 18 avril 1959, Le Monde publie des extraits d’un rapport gouvernemental accablant. Michel Rocard, alors jeune militant socialiste et futur Premier ministre sous Mitterrand de 1988 à 1991, y évoque les conditions inhumaines régnant dans les «villages» de regroupés, pour reprendre l’euphémisme alors en usage au sein de l’État1. Originellement destiné à une lecture interne, le rapport échappe au pouvoir et révèle à l’opinion publique française toute l’ampleur de la politique de regroupement. Quinze ans seulement après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on ne manquera pas de souligner le parallèle avec les camps de concentration nazis. Bien qu’il s’agisse d’une analogie abusive, il y eut bien une sorte de parenté dans le mépris de la dignité humaine. Or, si le rapport de Michel Rocard et les débats qui s’ensuivent contribuent largement à mettre au jour les conditions dans lesquelles vivent les regroupés, il faudra attendre encore un peu avant d’en mesurer pleinement les conséquences sociales, culturelles, démographiques, etc. Évidemment, ces répercussions furent particulièrement dramatiques pour les quelques 400 000 nomades devenus sédentaires du jour au lendemain2.
Une institution coloniale: les regroupements de populations
Le déplacement et le recasement de populations dans le but d’en faciliter le contrôle apparaissent presque comme des constantes historiques au Maghreb, bien qu’ils n’y soient pas limités. Déjà au temps des Romains, on s’appropria les meilleures terres en refoulant les autochtones dans des régions prédéterminées et fixes, sortes de réserves avant le mot. Les nomades du Sud furent quant à eux contraints à la sédentarisation, rendant plus aisé l’exercice de l’autorité par les forces occupantes. Cependant, les mailles du pouvoir impérial furent suffisamment lâches pour qu’y subsistent les modes d’organisation sociale traditionnels: «profitant de l’agonie du colosse romain, un monde qui n’avait jamais cessé d’être tribal submergera le monde romanisé3.»
Dès la conquête d’Alger en 1830, les autorités françaises mettent en place toute une série de lois qui organisent et encadrent la superposition des institutions administratives et politiques coloniales aux structures sociales préexistantes. Les Bureaux arabes sont créés en 1844. L’objectif avoué est simple: organiser une population locale auparavant dispersée afin de la «protéger» et d’en faciliter le contrôle. Or, à l’époque un capitaine français présenta la chose d’une manière autrement plus totalisante: «Il s’est agi d’abord de s’emparer de l’esprit du peuple algérien, après s’être emparé de son corps4.» Des villages sont crées de toutes pièces pour «accueillir» ceux dont les terres ont été confisquées au profit des colons. À travers ces villages, les conquérants sont à même de pénétrer au cœur des colonisés et d’y laisser entrer les lumières de la civilisation européenne. Aux structures traditionnelles on substitue un nouvel ordre duquel le colonisé est d’emblée exclu. Toutefois, la conquête et le découpage de l’Algérie prendront plusieurs décennies avant d’être achevés, et les tribus nomades du Sud, une région inculte qui n’est pas – encore – l’objet de la convoitise française, jouissent d’une relative autonomie.
1954-1962: explosion des violences coloniales
Le déclenchement de la guerre va étendre le domaine de la violence coloniale, tant horizontalement que verticalement, c’est-à-dire à l’ensemble du territoire et jusqu’aux profondeurs du colonisé. Le quadrillage du pays, la création de zones interdites et la multiplication des camps de regroupement en seront les outils privilégiés. Cette fois-ci, le Sud du pays et les nomades qui y vivent ne seront pas épargnés, puisque la découverte de gisements de pétrole va y attirer l’attention d’une France avide d’indépendance énergétique. Au départ, les opérations de regroupement demeurent modestes et on estime à quelques 40 000 le nombre des personnes visées en 1955. Cependant, l’armée française intensifie rapidement ces mesures et le million de regroupés est atteint dès l’été 19575. En 1959, suite à la publication et au retentissement du rapport de Michel Rocard, le gouvernement français met en place la politique des «milles villages», qui vise à chapeauter et à uniformiser les regroupements. Si les conditions de vie dans les camps tendent à s’améliorer, le principe même demeure. D’ici la fin de la guerre, c’est plus du quart de la population musulmane qui sera ainsi déplacée. Mais au-delà du nombre, qui laisse déjà entrevoir l’intensité du choc qu’a pu causer l’opération sur l’Algérie, c’est ce qui attend les regroupés dans ces camps qui donne la pleine mesure du traumatisme social encouru. Car si ces camps ont pour objectif principal de priver le FLN d’un environnement où il se terre et obtient un soutien logistique et humain, ils permettent également aux autorités françaises de «porter la violence dans les maisons et les cerveaux du colonisé6.»
En effet, l’armée française y met en place toute une série de programmes et d’institutions qui, sous le couvert d’une rhétorique humanitaire, visent à conquérir le cœur et l’esprit des Algériens. Selon les principes de la guerre psychologique, élaborés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et mis à l’épreuve – avec les résultats que l’on sait – durant la guerre d’Indochine (1946-1954), l’humain est le nouveau et principal champ de bataille. La victoire sur le terrain importe peu si l’on ne peut obtenir le ralliement de ceux qui l’habitent. En conséquence, l’encadrement de la population, jusque dans ses moindres activités, devient une condition primordiale de la victoire7. Les structures traditionnelles s’en trouvent grandement et durablement affectées.
L’architecture même d’un camp relève d’une logique de contrôle et de surveillance. Ceinturé de barbelés et de miradors, d’où il est possible de balayer du regard toutes les allées et toutes les habitations, le camp de regroupement typique réduit à néant tout espoir de vie privée et d’intimité. Ensuite, puisqu’ils ne peuvent plus accéder à leurs champs et à leurs troupeaux, les regroupés sont immédiatement placés en situation de totale dépendance à l’égard des autorités militaires françaises. Cette dépendance se trouve encore aggravée par l’absence de toute perspective d’emploi pour la majorité des regroupés, qui se voient ainsi obligés de collaborer aux initiatives mises en place par l’armée.
À ce dénuement presque total viennent se rattacher les Sections administratives spécialisées (SAS). Créées en 1955 par le Gouverneur général Jacques Soustelle, les SAS ont d’abord comme objectif de renouer le lien avec la population et d’assurer son ralliement à la France. Pour ce faire, elles tenteront de s’immiscer dans toutes les sphères de la vie du colonisé8. Présentes dans les camps de regroupement, elles facilitent grandement la pénétration des valeurs françaises en assurant les services de scolarisation, de santé, d’emploi, d’aide sociale et de financement. Si ultimement les SAS ont pu améliorer sensiblement le sort des regroupés, elles demeurent de formidables outils de restructuration de la société autochtone. Sous le couvert de la modernisation, c’est tout un mode de vie qui se trouve ébranlé, parfois violenté. En définitive, à la contrainte physique et géographique, imposée par la politique des regroupements, vient s’ajouter une sorte de contrainte culturelle et morale, aux conséquences autrement plus profondes.
Le sort des nomades
Les territoires fréquentés par les nomades du Sud algérien et leurs troupeaux répondent à un impératif fondamental, soit d’aller là où se trouve la nourriture. En bordure du Sahara, ces zones de pâturage sont extrêmement rares, sans compter qu’elles changent de localisation au gré des pluies. Les distances parcourues sont immenses, géographiquement irrégulières, et donc ne peuvent tenir compte des divisions politiques du territoire imposées par le colonisateur, par exemple les frontières entre l’Algérie et les pays voisins, le Maroc et la Tunisie. Or, lorsqu’au plus fort de la guerre les autorités françaises décident de boucler les frontières d’où afflue l’aide au FLN et qu’elles procèdent au quadrillage du territoire, le maintien du mode de vie des tribus nomades devient pour le moins secondaire. Ceux qui tombent sous le coup d’un ordre de regroupement peuvent continuer à mener leurs troupeaux vers des zones de pâturage spécialement aménagées. Cependant, ces zones ne correspondent que rarement à la réalité du terrain, et les bergers qui osent s’aventurer au-delà de celles-ci voient leurs troupeaux mitraillés par l’aviation. Complètement subordonnée aux impératifs de la guerre, la transhumance devient vite impossible et les nomades se rabattent sur les camps de regroupement où ils sont «pris en charge» par les SAS. Bien qu’il serait abusif de prétendre que la sédentarisation des nomades ait correspondu à une intention explicite de la France, comme en témoigne la recherche de solutions palliatives rarement appliquées, telles les SAS nomades, il demeure qu’elle fut un corollaire de la politique de regroupement étendue à toute l’Algérie.
Les conséquences de la sédentarisation des nomades se déclinent à plusieurs niveaux. D’abord, c’est tout le système économique des tribus qui vole en éclat. Selon Michel Cornaton, pendant les huit années de guerre, les nomades ont perdu 90% du cheptel total9. Ruinés, ils n’ont plus qu’à s’en remettre aux SAS des camps de regroupement qui les poussent encore un peu vers une sédentarité définitive. Ensuite, les conditions de vie à l’intérieur des camps n’épargnent pas plus les nomades que les autres. Coupés de leurs sources d’alimentation traditionnelles, comme le lait et le beurre du mouton, nombreux sont ceux qui succombent à la maladie et à la malnutrition. Enfin, leur fixation à l’intérieur des camps permet la prolifération de parasites qui auparavant étaient tenus à l’écart par de constants déplacements.
Cependant, c’est bien au niveau psychologique que la blessure est la plus profonde. Habitués aux grands espaces et à la solitude, les nomades se retrouvent entassés sous des tentes avec des milliers d’autres; à un pays ouvert et vaste succède un village improvisé, étroit et entouré de barbelés. Autrefois libres, les voilà soumis à une armée qui veut tout contrôler, des règles de déplacement aux règles d’hygiène. Mais surtout, la disparition du troupeau rompt la relation symbiotique du nomade avec celui-ci. Cornaton insiste sur le caractère traumatique de cette rupture en soulignant la centralité du troupeau dans l’univers physique et mental du nomade10. Parallèlement à la nourriture et aux vêtements que lui fournit le mouton, le berger perd simultanément sa raison d’être, ce qu’aucune mesure palliative ne saurait restituer. Paradoxalement, l’enracinement du nomade est ressenti par lui comme un déracinement, sa fixation équivaut à la perte de tous ses repères.
En conclusion
Lorsque la première bombe atomique française explose à Reggane dans le Sahara, en février 1960, un nomade regroupé s’exclame: «que ne l’avez-vous fait exploser ici [dans le camp], cela aurait simplifié nos problèmes!11 ». Ces problèmes, on l’a vu, furent multiples et profonds et ne peuvent être dissociés de la logique dominatrice de la colonisation. La relation entre le mode de vie nomade et la volonté coloniale de contrôle du sol et des êtres qui y vivent est de nature parfaitement antinomique. Or, on eut pu croire qu’avec la décolonisation de l’Algérie les blessures infligées aux nomades allaient pouvoir guérir. Il n’en fut rien. La substitution d’un nouvel État fortement centralisé aux structures coloniales antérieures empêcha cette guérison. La révolution agraire préconisée par le nouveau régime et mise en place dans les décennies qui ont suivi l’indépendance a imposé des structures dont le caractère rationnel et productiviste ne pouvait qu’entrer en conflit avec le mode de vie traditionnel des nomades12. En fin de compte, le regroupement et la sédentarisation des nomades par les autorités françaises ont marqué leur entrée définitive dans la «modernité», ce monstre froid qui n’aspire qu’à quadriller, encadrer, contrôler, surveiller.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Voir ROCARD, Michel, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Édition critique établie sous la direction de Vincent Duclert and Pierre Encrevé, Paris, Mille et une nuits, 2003, 332 p.
2. Ce nombre, de même que celui de 2,5 millions évoqué plus haut, sont tirés de CORNATON, Michel, Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Préface de Germaine Tillion, postface de Bruno Étienne, Paris, L’Harmattan, 1998 (Les Éditions ouvrières, 1967), p. III et 103.
3. Ibid., p. 26.
4. Cité dans Ibid., p. 42.
5. ELSENHANS, Hartmut, La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Traduit de l’allemand par Vincent Goupy avec une préface de Gilbert Meynier, Paris, Publisud, 1999 (Munich, 1974), p. 497.
6. FANON, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1968 (1961), p. 8.
7. Sur le développement et les particularités de l’arme psychologique en France, voir VILLATOUX, Paul et Marie-Catherine, La République et son armée face au “péril subversif” : Guerre et action psychologiques, 1945-1960, Paris, Les Indes savantes, 2005, 694 p.
8. L’étude la plus complète des SAS est celle de MATHIAS, Grégor, Les sections administratives spécialisées en Algérie: entre idéal et réalité (1955-1962), Paris, L’Harmattan, 1998, 256 p.
9. CORNATON, Op. cit., p. 112.
10. Ibid., p. 114.
11. Cité dans Ibid., p. 115.
12. BOUKHOBZA, M’Hamed, «Société nomade et État en Algérie», Politique africaine, p. 7-18, disponible en ligne : , (consulté le 30 décembre 2007)