Capitalisme et impérialisme américain au Moyen-Orient

L’objectif initial de la dernière guerre du Golfe était de désarmer le régime irakien de Saddam Hussein. Pour obtenir ce résultat, le gouvernement américain, sous la direction de l’administration Bush, a envoyé des centaines de milliers de soldats «libérer» l’Irak dans le but d’éliminer la menace militaire que cet État devait représenter pour le «monde libre». Cinq ans plus tard, le département de la Défense autorisait la vente d’armes à feu pour près de 11 milliards de dollars au nouveau régime irakien. Comment expliquer le rapport dialectique entre capitalisme et guerre dans cette région du monde en ce début du nouveau millénaire? Voilà la question que nous tenterons d’éclaircir.

Merry-Beth  Noble's gun
Marshall Astor, Merry-Beth Noble’s gun, 2006
Certains droits réservés.

Le volet militariste du capitalisme américain

Les événements sur la scène internationale semblent parfois tellement contradictoires qu’ils frisent le ridicule. S’ils ne nous font pas rire, c’est que leurs conséquences sont trop tragiques. L’invasion dévastatrice de l’Irak, sous prétexte de surarmement, n’a pas fini de causer de grosses pertes en vies humaines et de coûter des sommes faramineuses au contribuable américain. Toutefois, il semble que cette guerre s’achemine vers une fin en queue de poisson. En effet, les États-Unis ont récemment décidé de ravitailler l’Irak en armes qualitativement et quantitativement plus meurtrières que le pays n’en possédait auparavant.

Le département de la défense américaine vient d’approuver […] la vente de 10.7 milliards en armes, incluant une d’une valeur de $2.16 milliards pour l’achat de tanks M1A1 Abrams développés par General Dynamics Corp. La transaction inclurait aussi de l’équipement produit par Honeywell International Inc. et General Motors Corp.(1).

Nonobstant le coût exorbitant en vies humaines (irakiennes et américaines) et en argent soutiré notamment de la poche du contribuable américain, ces vendeurs d’armes n’hésitent pas une seconde à tirer profit de la situation. Cet état de fait porte à réfléchir sur un aspect de l’impérialisme américain qui est parfois moins développé par les chercheurs actuels, à savoir le rapport direct entre l’industrie de l’armement et l’invasion de l’Irak ou, en d’autres termes, entre l’économie et la politique.

Dans un premier article portant sur la question de l’impérialisme américain au Moyen-Orient, j’ai soulevé l’importance du retour au contrôle des ressources pétrolières de la région par les grands majors de l’industrie expulsés de l’Irak dans les années 1970(2). De plus, j’y ai commenté le débat qu’a soulevé l’intervention américaine en Irak entre le marxiste américain David Harvey, spécialiste en géographie, et Giovanni Arrighi, sociologue marxiste. Au fond, ce qui sépare ces deux auteurs a surtout trait aux conséquences de l’invasion américaine. Pour Harvey, la guerre impérialiste menée en Irak avait pour but de restaurer l’hégémonie américaine sur la scène internationale par le biais du contrôle des richesses pétrolières dans cette partie du monde. Il conclut qu’il s’agit d’un demi-succès et que l’option d’un ultra-impérialisme(3), c’est-à-dire d’une alliance stratégique entre les États-Unis et leurs partenaires européens et canadiens pour la direction d’une partie de l’économie mondiale, devient une option plus alléchante que l’unilatéralisme américain qui n’a pas donné tous les résultats escomptés. Par contre, pour Arrighi, la guerre a sonné le glas de l’hégémonie américaine sur la scène internationale, puisque:

Loin de créer les fondations pour un deuxième siècle américain, l’occupation de l’Iraq a miné la crédibilité de la puissance militaire des É.U.; a, en plus, sapé la centralité des É.U. et du dollar américain dans l’économie politique globale […]. En toute probabilité, la tentative néoconservatrice pour la suprématie mondiale figurera dans l’histoire comme une des multiples bulles ponctuant la crise terminale de l’hégémonie américaine(4).

Un autre aspect important de l’impérialisme américain concerne le profit engendré par l’industrie de la guerre. Un deuxième débat, cette fois-ci entre Ellen Meiksins Wood(5) et David Harvey(6), viendra nous éclairer sur la question de la domination territoriale, par des puissances occidentales, dans le cadre d’une économie mondiale capitaliste. Bien avant le débat entre ces deux auteurs, deux penseurs marxistes, Rosa Luxemburg(7) et Rudolf Hilferding(8), avaient jeté les jalons d’une théorie sur le rapport entre guerre impérialiste et concentration économique. Pour Hilferding, il s’agit d’un rapport assez simple et direct entre la montée du capital financier monopolistique à l’intérieur d’un pays et l’attitude agressive conquérante à l’étranger. La politique de conquête permet une certaine exclusivité dans l’exportation du capital dans le pays envahi.

Mais c’est dans la domination complète du nouveau territoire par le pouvoir d’État de la métropole que le capital d’exportation est le plus à l’aise. Car alors l’exportation de capital d’autres pays est exclue, il jouit d’une situation privilégiée et ses profits obtiennent, si possible encore, la garantie de l’État. C’est ainsi que l’exportation de capital agit également dans le sens d’une politique impérialiste(9).

Pour illustrer cette idée à l’aide du cas irakien, on peut dire que si le régime de Saddam devenait problématique et n’écoutait plus les «suggestions» de Washington, il pouvait, grâce à ses revenus pétroliers, se procurer des armes ailleurs, irritant ainsi la superpuissance américaine. C’est une des raisons qui explique l’embargo de 12 ans sur l’Irak qui visait, entre autres, à empêcher d’autres pays développés de s’enrichir en vendant de grandes quantités d’armes à cet «État voyou». On ne peut s’empêcher de percevoir l’ironie de la politique américaine qui a mené une guerre sous prétexte de désarmerl’Irak, et qui s’empresse maintenant de lui vendre des armes.

Rosa Luxemburg a déjà traité de la question de l’utilité, pour un État, de produire des armes dans le contexte de la compétition internationale. Selon elle, la surproduction d’armes toujours plus sophistiquées constitue l’ossature du militarisme en jouant le rôle

[d’]une arme dans la concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste. Le militarisme a encore une autre fonction importante. D’un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation(10).

Une partie de l’argument de Luxemburg repose donc sur la réalité historique du début du 20e siècle, incluant l’existence de territoires non entièrement intégrés au marché capitaliste mondial. Mais alors, comment expliquer, au début du 21e siècle, l’invasion américaine de l’Irak? S’agit-t-il simplement de créer ce que Harvey appelle un capital fix (arrangement capitaliste)procédant au moyen d’une accumulation par la dépossession, c’est-à-dire la destruction et la dévalorisation d’un territoire en vue d’une reconstruction profitable? Ou s’agit-il d’une opération de style «police mondiale» telle qu’avancée par Ellen Wood?

Nouveau siècle, nouvel impérialisme?

Ellen Wood, dans son article critiquant la thèse de Harvey développée dans The New Imperialism, semble dire que les modèles théoriques développés par Hilferding et Luxemburg pour étudier l’impérialisme n’ont de valeur que pour une époque où le capitalisme n’était pas encore développé sur l’ensemble de la planète. L’impérialisme historiquement spécifique, que Wood qualifie de capitaliste, se caractérise par la capacité du pouvoir économique de se détacher du pouvoir extra-économique. Plutôt que d’évoquer une logique de conquête territoriale liée à une accumulation indéfinie de capital, Wood affirme au contraire que :

la spécificité de l’impérialisme capitaliste repose sur la capacité unique du capital à imposer son hégémonie sans étendre son pouvoir politique territorial. Dans toutes les autres formes d’empire, l’étendue de l’hégémonie dépendait directement de la portée géopolitique de la force militaire. Seul le capitalisme a produit une forme de domination économique autonome(11).

La thèse principale de Wood est donc que les États-Unis jouent le rôle de pionniers en matière d’impérialisme capitaliste mondial. Pour elle, leur empire se distingue des autres formes d’impérialisme décrites par les théoriciens marxistes, incluant Harvey:

Par contraste, j’affirme que les É.U. sont le premier empire capitaliste parce qu’ils sont le premier hégémon mondial à posséder le genre de pouvoir économique requis pour se passer d’ambitions territoriales et soutenir son hégémonie à travers les impératifs économiques du capitalisme – mais […] cela s’est accompagné de nouvelles exigences extra-économiques notamment militaires(12).

Le nouvel impérialisme ne dépendrait donc pas du contrôle direct de territoires externes. Tant que tous les acteurs nationaux respectent les règles du jeu du marché, telles qu’elles sont dictées par les grandes puissances capitalistes, il n’y a nul besoin d’envahir les plus faibles. Au contraire, une telle action risque d’être trop coûteuse et de ne pas donner à la puissance conquérante plus que ce qu’elle pouvait se procurer par le biais de la domination économique. Séparant l’économique et le politique à l’extrême, Ellen Wood affirme que, «[d]ans la mesure où cette sorte d’exploitation ne requiert ni contrôle territorial ni domination politique d’États impérialistes sur un peuple colonisé, il y a lieu de dire qu’il ne s’agit pas d’impérialisme au vrai sens du mot(13).» Elle persiste néanmoins à employer l’expression «impérialisme capitaliste», faute de disposer d’un meilleur terme pour désigner cet avatar.

Mais, alors, comment doit-on interpréter l’invasion américaine de l’Irak et le fait qu’elle dure depuis plus de cinq ans? Des deux candidats aux élections présidentielles américaines, l’un (McCain) parle d’y rester jusqu’à la victoire complète, quitte à faire durer l’occupation aussi longtemps qu’il le faudra, tandis que l’autre (Obama) se montre favorable à un retrait possible lorsqu’une solution politique à la situation en Irak se matérialisera. Bref, s’il ne s’agit pas de colonialisme au sens classique du terme, on parle tout de même d’une présence à long terme des Américains en Irak et, semble-t-il, indéfinie en Afghanistan. Wood explique le phénomène en disant qu’il s’agit d’une sorte d’opération policière capitaliste à l’échelle mondiale. La fragmentation politique sur la scène internationale des États souverains nécessite une force extra-économique pour maintenir l’ordre capitaliste global. Le problème est qu’en l’absence d’une puissance politique globale (un gouvernement mondial), l’ordre doit être maintenu par les moyens militaires dont disposent quelques États particuliers.

La politique militaire des principaux États capitalistes depuis la fin de la 2e guerre mondiale est basée sur la présupposition que ce qui est nécessaire au maintien d’un système stable et ordonné d’États multiples est la présence d’une seule superpuissance militaire(14).

Cette logique de guerre est donc ce qui aurait engendré la «folie» en Irak, pour reprendre une expression de Wood. Le gouvernement Bush aurait mis les intérêts économiques et politiques nationaux des États-Unis, ou ce qu’il croyait l’être, avant les intérêts issus de la volonté générale de ses principaux partenaires: «Une seule superpuissance territoriale poliçant l’ensemble du système global est, au départ, un projet dangereux et contradictoire(15).» Un État particulier jouant le rôle d’un État universel peut parfois oublier sa place dans l’ordre cosmique capitaliste. Ni le contrôle sur les ressources pétrolières ni le profit engendré par la militarisation accrue ne peuvent expliquer l’impérialisme contemporain. Ce ne sont pas tant les contradictions du capitalisme qui engendrent le militarisme et la conquête, mais plutôt une certaine disposition politique malcommode entre puissances capitalistes. Pour Wood, les propositions théoriques de Harvey, inspirées de Luxemburg, ne se reflètent pas dans son analyse empirique. En somme, Harvey ne fait que s’enliser dans les ornières d’une thèse néo-luxemburgiste sans grande valeur.

Harvey rétorque que la meilleure façon de comprendre ce qu’il y a de différent dans le nouvel impérialisme est, d’une part, de saisir les changements des conditions matérielles et économiques de la fin du 20e et du début du 21e siècle et, d’autre part, de reformuler un nouvel appareil conceptuel afin d’en rendre compte. S’il concède à Wood le mérite d’avoir travaillé le premier aspect, il se targue d’avoir su mettre l’accent sur le second:

J’ai longtemps réfléchi, sur la difficulté majeure qu’il y a à intégrer la théorie a-spatiale de l’accumulation du capital et ses contradictions internes, à partir d’une lecture de la critique de l’économie politique de Marx et la théorie spatiale et géographique de l’impérialisme qu’invoquent la géopolitique et les luttes géo-économiques entre les États-nations(16)

L’État américain et son économie ne sont pas en-dehors de ce système mondialisé. Les États-Unis subissent les mêmes perturbations causées par l’anarchie de ce mode de production. La classe dirigeante américaine doit constamment confronter la difficulté de trouver des moyens profitables pour disposer de la plus-value produite par son État. Lorsqu’elle n’y parvient pas, une «crise» économique s’occupe de dévaluer et de détruire les surplus de capital non absorbés. Pour Harvey, la politique expansionniste américaine est directement liée à la reconsolidation du pouvoir de la classe dominante aux États-Unis et à son maintien comme superpuissance à l’échelle internationale. C’est cette dialectique interne/externe qu’il faut saisir pour comprendre les récentes aventures néo-coloniales des États-Unis.

La connexion interne entre ces nouvelles formes d’impérialisme et la contre-révolution néolibérale, poussée par la classe capitaliste cherchant à restaurer et à reconstruire son pouvoir, est d’une importance vitale (idée qui n’est pas suffisamment développée dans mon ouvrage Le nouvel impérialisme). Dans ce projet réactionnaire, le spectre des moyens utilisés pour parvenir à cette fin – militaires, politiques aussi bien qu’économiques – se sont déployés de manière hautement destructives(17).

En guise de conclusion, rappelons que les États-Unis sont les premiers pourvoyeurs en armes de destruction massive au Moyen-Orient. Selon le Centre du contrôle des armements et de la non-prolifération, les États-Unis sont responsables de 56% des ventes d’armes dans la région moyen-orientale entre 1999 et 2006(18).

Cela est presque cinq fois plus grand que la part de la Russie, le deuxième pourvoyeur de la région et plus de 18 fois plus grand que celui de la Chine. Bloquer l’influence de la Russie et de la Chine dans le commerce des armements au Moyen-Orient est considéré un but important de la politique étrangère américaine selon plusieurs officiels de la défense nationale américaine(18).

Pour ceux qui croient que l’ère de l’impérialisme tire à sa fin et que le capitalisme peut survivre sans périodiquement se lancer dans des orgies de violences inhumaines, le début du 21e siècle semble les faire mentir.

Notes

(1) Reuters, «Pentagon OKs over $10 bln in arms sales for Iraq», [En ligne], http://in.reuters.com/article/governmentFilingsNews/idINN0149846920080801?pageNumber=2&virtualBrandChannel=0&sp=true, page consultée le 31 août 2008. Traduction libre de l’auteur.
(2) MOUSSALY, Omer. «L’exploitation du pétrole irakien et l’impérialisme américain», [En ligne], https://lepanoptique.marcouimet.net/page-article.php?id=445&theme=politique, page consultée le 31 août 2008.
(3) Pour l’origine de ce concept, voir Karl Kautsky, Ultra-Imperialism, [En ligne],
http://www.marxists.org/archive/kautsky/1914/09/ultra-imp.htm, page consultée le 31 août 2008.
(4) ARRIGHI, Giovanni. «Hegemony unravelling II», New Left Review, no 33, (mai-juin 2008), p. 1. Traduction libre de l’auteur.
(5) WOOD, Ellen Meiksins. «Logics of Power: A conversation with David Harvey», Historical Materialism, volume 14, 2006.
(6) HARVEY, David. «In What Ways Is ‘The New Imperialism’ Really New?», Historical Materialism, volume 15, 2007.
(7) LUXEMBURG, Rosa. L’accumulation du capital (II), Maspéro, Paris, 1969 (1913).
(8) HILFERDING, Rudolf. Le capital financier, Éditions de minuit, Paris, 1970 (1910).
(9) Ibid., p.435.
(10) LUXEMBURG, op. cit., p. 118.
(11) WOOD, op. cit., p. 13. Traduction libre de l’auteur.
(12) Ibid., p. 13.
(13) Ibid., p. 17.
(14) Ibid., p. 26.
(15) Ibid., p. 27.
(16 HARVEY, op. cit., p. 58, traduction libre de l’auteur.
(17) Ibid., p. 69.
(18) SHARP, Travis. «U.S. Surges $11 Billion in Arms Sales to Iraq», [En ligne],
http://www.armscontrolcenter.org/policy/iraq/articles/080708_us_surges_11_billion_in_arms_sales_to_iraq/, page consultée le 31 août 2008. Traduction libre de l’auteur.

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