Chine : la longue marche vers l’émancipation sociale

Voilà déjà près de trente ans que les réformes économiques ayant mis fin à l’ère maoïste ont été mises en branle. Contrairement à ce qui s’est passé dans l’ensemble des ex-États socialistes, en Chine, la transition vers l’économie de marché s’est faite sans réforme politique. Comment ces développements ont-ils affecté les relations État-société? Peut-on parler de l’émergence d’une société civile? Quelques repères pour s’y retrouver dans cet univers d’incertitudes et de contradictions.

Passengers
Gareth Jelley, Passengers, 2007
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La question des relations État-société en Chine s’est posée en Occident depuis que Hegel a défini la Chine comme un État sans société(1). Les tendances totalitaires de la période maoïste ont d’ailleurs pu donner du crédit à ce type d’interprétation généralisatrice, surtout parmi les observateurs peu instruits de l’histoire de l’Empire du Milieu. Cependant, la mort de Mao Zedong (1976) et le dégel idéologique amorcé par le retour de Deng Xiaoping aux affaires en 1978 ont initié un retrait progressif de l’État-Parti de certains pans de la vie sociale, qui depuis 1949, avait été complètement investie par celui-ci. Alors que durant les années 1970 le concept de société civile ressurgit dans les cercles académiques intéressés aux États socialistes d’Europe centrale et orientale, il ne sera pourtant que très peu utilisé du côté des observateurs de la Chine. Ce n’est que dans la foulée de l’éradication violente du mouvement pour la démocratie, place Tiananmen (1989), que le concept s’impose(2).

Le débat

Ce n’est donc qu’à partir des années 1990 que l’on commence à débattre sérieusement de la possible émergence d’une société civile en République populaire de Chine (RPC). D’ailleurs, les développements en Europe centrale et orientale durant les années 1980, dont la création du mouvement Solidarnosc en Pologne, ne manquent pas de nourrir les discussions et de fournir un terrain propice aux analyses de politique comparée. Pour clarifier le cadre dans lequel se déroule le débat, l’analyse de Mary E. Gallagher peut être utile. Celle-ci identifie deux modèles analytiques principalement utilisés pour aborder la question des relations État-société dans la Chine des réformes : le modèle de la société civile et le modèle du corporatisme d’État. L’approche de la société civile insiste sur l’autonomisation de la société par rapport à l’État et observe cette autonomisation dans la croissance du nombre d’associations sociétales limitant son pouvoir. Quant à l’approche du corporatisme d’État, elle constate aussi une croissance de la vie associative tout en soulignant que celle-ci n’équivaut pas à un recul de l’État (ou à un plus grand contrôle de la société sur celui-ci), mais plutôt au passage d’un contrôle direct à une coordination indirecte(3). Les deux cadres se retrouvent à la fois dans la littérature concernant les tendances historiques et celle traitant de l’évolution contemporaine des relations État-société.

Le cadre du corporatisme d’État est plus fréquemment rencontré que celui de la société civile. Une des raisons qui explique cette prépondérance est sans doute le scepticisme de certains chercheurs quant à l’applicabilité du concept de société civile, d’origine occidentale, au contexte chinois(4). Thomas Metzger, par exemple, nous signale que dans la tradition occidentale, la société civile réfère à un ordre politique pragmatique au sein duquel des citoyens moralement et intellectuellement faillibles s’organisent pour contrôler un État incorrigible dans le but de minimiser l’intervention étatique dans leurs vies ou de diriger son intervention contre une élite oppressive à l’extérieur du domaine étatique. Cependant, dans la littérature et la pratique chinoise, Metzger croit que ce concept a été assimilé à la tradition du lettré confucéen (conseiller du Prince) et est perçue comme la prise en charge d’un État corrigible par une élite intellectuelle ou un parti moralement infaillible afin de représenter les intérêts de la société au sein de cet État. Cette approche utopiste et élitiste est donc, pour l’auteur, en complète contradiction avec la conception originale de la société civile(5).

La faiblesse de l’analyse de Metzger tient d’abord au fait qu’il accorde trop peu d’attention aux développements contemporains en Chine et, surtout, qu’il conçoive la société civile comme un modèle statique applicable ou non à des sociétés au sein desquelles certaines traditions (comme le confucianisme) peuvent faire office de caractéristique fondamentale et immuable. Or, en Chine, il y a d’une part une multitude de traditions qui se contredisent sur les plans de l’éthique et de la pratique politique (taoïsme, confucianisme, légisme…) et, d’autre part, il y a aussi un courrant intellectuel modernisateur apparu au XXe siècle, qui prenant ses sources dans la pensée occidentale, est en totale rupture avec la pensée traditionnelle. Le Parti communiste chinois (PCC) est d’ailleurs un rejeton de ce courant.

Jean-Philippe Béja, dans une analyse des « salons » chinois des années 1980, qu’il perçoit comme des « embryons de société civile et de sphère publique », remarque que si les intellectuels ont effectivement utilisé la stratégie traditionnelle du conseiller du Prince, la volonté d’employer parallèlement une stratégie émancipatrice est visible et se matérialise, à la fin de la décennie, en un réseau d’organisations sociales semi-autonomes(6). Ces tentatives se sont soldées par l’échec de Tiananmen et la purge subséquente des réformistes radicaux, qui de l’intérieur du Parti, soutenaient ces structures semi-autonomes. Ainsi, après Tiananmen :

[…]Chinese intellectuals had nowhere to turn to. Their protectors had been purged, and the party quickly reinstated its hegemony on the political field. It has been careful not to let any kind of political challenge reemerge since. The 1989 pro-democracy movement effectively levied the « coup de grace » to « combative » civil society in China(7).

L’observation empirique de la vie associative dans la période post-Tiananmen donne donc du crédit au modèle corporatiste en ce sens que, comme le mentionne Ding Yijiang, l’État-Parti a délibérément mis sur pied un système de contrôle des activités associatives à travers un réseau d’institutions étatiques et ne permet qu’à une seule association de représenter chaque secteur de la vie sociale. De surcroît, la loi concernant l’organisation et la gestion des associations stipule que chacune d’entre elles doit s’enregistrer officiellement et être chapeautée par un organisme étatique de supervision (zhuguan bumen)(8). Ainsi, les organisations sociales seraient contrôlées par l’État à divers degrés, par divers moyens (pénétration mutuelle, convergence d’intérêts, cooptation, etc.) et la nature de la relation entre les deux entités serait coopérative plutôt qu’antagoniste. Toutefois, dans sa forme originale, le modèle n’arrive pas à expliquer pourquoi certaines associations ou groupes ont plus d’autonomie que d’autres et s’applique mal à la diversité et la complexité de la vie associative chinoise. C’est ce qui a amené quelques chercheurs à développer des cadres corporatistes alternatifs(9). Quoi qu’il en soit, dans une forme ou dans une autre, le modèle comporte des limites importantes. Sa nature descriptive l’empêche entre autres d’expliquer comment des États autoritaires ayant employé une stratégie corporatiste (comme Taïwan et la Corée) entament soudainement un processus de démocratisation(10).

À la différence du cadre corporatiste, celui de la société civile est beaucoup plus prescriptif ou téléologique(11), dans la mesure où il s’agit d’un modèle analytique de changement social fondé sur la prédiction que l’autonomisation des organisations sociales mène à une plus grande indépendance de la société vis-à-vis de l’État et, éventuellement sans doute, à la démocratisation(12). Ce cadre permet à tout le moins de rendre compte de certains éléments à l’extérieur de ce que Gallagher nomme la société civile « officielle » (incluse dans la structure corporatiste) tels que des réseaux sociaux plus fluides, des groupes organisés virtuellement via Internet et une société civile « non-officielle », comprenant des groupes qui demeurent non approuvés par l’État ou qui évitent carrément de l’être. Pour elle, les changements politiques éventuels en Chine seront déterminés par cette division entre la société civile « officielle » et sa contrepartie « non-officielle »(13). Peu importe le cadre employé, la plupart des observateurs s’entendent pour dire que la société civile – comprise comme un domaine autonome entre la sphère privée et l’État ayant une influence dans le champ du politique – soit n’est pas encore apparue en Chine, soit est à un stade de développement très embryonnaire. Cependant, au-delà de la vie associative souvent assimilée aux organisations non-gouvernementales (ONG) – ou dans la plupart des cas, en Chine, aux ONGOG(14) – de nouveaux modèles de participation sociale à la vie politique commencent à prendre forme…

Retour de la société ?

Le 17 mars 2003, Sun Zhigang, un designer graphique de Guangzhou (capitale du Guandong) est arrêté par la police parce qu’il n’a pas de papiers d’identification en sa possession, son teint basané de fils de paysan le faisant sans doute passer pour un travailleur migrant (mingong). Il faut comprendre que jusqu’à très récemment, un régime très strict de passeports intérieurs (hukou) empêchait les mingong de s’installer légalement en milieu urbain. Dès qu’ils se faisaient prendre, ceux-ci étaient automatiquement arrêtés et envoyés dans des « stations de détention et de rapatriement ». C’est ce qui est arrivé à Sun Zhigang. Ayant été sauvagement battu, il meurt en détention trois jours plus tard. Son cas a été rapidement médiatisé par le Southern Metropolis News, puis diffusé sur l’un des plus importants portails de nouvelles en Chine, Sina.com, et discuté à travers le cyberespace(15). Par la suite, des pétitions en ligne demandant une enquête sur la mort de Sun ont circulé à travers la Chine, soulignant l’indignation générale. La très officielle station de télévision CCTV s’est aussi intéressée à l’affaire en soulevant la question du traitement des mingong et de la brutalité policière. Depuis des années, les défenseurs d’une réforme légale demandaient la fin des détentions arbitraires, mais rien n’avait été fait… jusqu’à ce que l’indignation de la société s’exprime, via Internet, à travers le cas de Sun. Environ trois mois plus tard, le gouvernement a aboli le système de « détention et de rapatriement »(16).

L’exemple de Sun montre les possibilités qu’offre ce nouveau canal de participation sociale aux affaires publiques qu’est Internet. Comme on l’a vu, cela permet entre autres l’utilisation de modes d’expression inédits, comme les pétitions en ligne, en plus d’offrir des possibilités de réseautage flexibles et instantanées. Il ne faut cependant pas exagérer le pouvoir d’Internet : seulement 8% de la population chinoise (111 millions de personnes) l’utilisait en 2005(17) et, de son côté, le PCC fait tout en son pouvoir pour le contrôler(18).

Après quelque trois décennies de réformes, la Chine suit un sentier unique en son genre et continue, d’année en année, à défier les modèles de transition existants. Est-ce que la libéralisation économique, aujourd’hui acquise, serait en fait le prélude d’une longue marche vers l’émancipation sociale? Si certains événements – comme l’affaire de Sun Zhigang – sont encourageants, pour l’instant, aucun indice ne nous permet d’arriver à une telle conclusion. La prudence est donc de mise pour tous ceux qui osent s’aventurer sur le chemin périlleux de l’anticipation.

Notes

(1) Timothy BROOK, Michael B. FROLIC (dir.). Civil Society in China. Armonk, M.E. Sharpe, 1997, p.3
(2) Jean-Philippe BÉJA. “The Changing Aspects of Civil Society in China”. in Social Research, vol.73, no.1, spring 2006, pp.63.
(3) GALLAGHER, Mary E., “The Limits of Civil Society in a Late Leninist State”. in Muthiah ALAGAPPA (dir.). Civil Society and Political Change in Asia. Stanford, Stanford University Press, 2005, p.420.
(4) Id.
(5) Thomas METZGER. “The Western Concept of the Civil Society in the Context of Chinese History”. in S.KAVIRAJ et S. KHILNANI (dir.). Civil Society: History and Possibilities. Cambridge University Press, 2001. en ligne :
, page consultée le 15.06.2006.
(6) Jean Philippe BÉJA. « Regards sur les ‘salons’ chinois : Embryons de société civile et de sphère publique en Chine ». in Revue française de science politique, vol.42, no.1, 1992, p.59.
(7) Traduction libre : « les intellectuels chinois ne savaient plus vers qui se tourner, leurs protecteurs ont été victimes d’une purge, le Parti a vite repris son hégémonie sur la sphère politique. Il a pris garde de ne laisser aucune forme de défi politique réémerger depuis. Le mouvement démocratique de 1989 a finalement essuyé le coup de grâce contre la société civile combative en Chine ». Ibid., p.61.
(8) Yijiang DING. Chinese Democracy after Tiananmen. Vancouver, UBC Press, 2001, p.52.
(9) Parmi ceux-ci, il y a les notions d’ « organisation hybride » de Kenneth Foster (2002), de « corporatisme socialiste » de Margaret Pearson (1994), de « semi-société civile » de He Baogang et la « société civile dirigée par l’État » de Michael Frolic et bien d’autres. Cf. GALLAGHER, op. cit., p. 421.
(10) Ibid., p.423.
(11) C’est-à-dire orienté vers une fin (telos).
(12) Ibid., p.421
(13) Ibid., p.420
(14) Organisations non-gouvernementales à orientation gouvernementale (sic).
(15) Merle GOLDMAN. “Citizenship Extends into Cyberspace despite Repression”. in From Comrade to Citizen. The Struggle for Political Rights in China. Cambridge (MA), Harvard University Press, 2005, pp.187.
(16) Id.
(17) Source : CNNIC (China Internet Network Information Center) en ligne : , page consultée le 24.07.2006
(18) Cf., notamment, Michael CHASE et James C MULVENON. You’ve Got Dissent! Chinese Dissident Use of the Internet and Beijing’s Counterstrategies. Rand corporation, 2003. Taylor C.BOAS et Shanthi KALATHIL. Open Networks, Closed Regimes: The Impact of the Internet on Authoritarian Rule. Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 2003.

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