Animateur du collectif Ressources d’Afrique et chercheur-enseignant à l’Université du Québec à Montréal, Alain Denault s’est penché de près sur le rôle du Canada dans l’exploitation minière, pétrolière et industrielle des pays africains. Rencontré à quelques jours du lancement de l’ouvrage Noir Canada : Pillage, criminalité et corruption en Afrique, il nous a livré ses réflexions avec un franc-parler peu commun1.
Frantz Gheller : Noir Canada est un véritable «bulldozer» empirique dans un univers dominé par la loi du silence. Comment expliquez-vous que tant de médias, d’universitaires et d’ONG soient réticents à dénoncer les exactions commises par les entreprises canadiennes en sol africain?
Alain Denault : Vaste question. Il y a un phénomène qui a cours actuellement au Canada et qui consiste à présenter des solutions au problème de la domination canadienne en Afrique avant d’avoir, du moins publiquement, procédé à un diagnostic détaillé et clair de la situation. Pour l’heure, on commence par les solutions d’«experts». Très souvent, on se satisfait d’évoquer rapidement les problèmes, qu’on présente comme des «dérives» et des «dérapages», mais jamais comme le fait d’un système de domination comme tel, sans nommer les sociétés : c’est ce que nous désignons comme une critique sur le mode d’«on ne les nommera pas». Cette critique est très pudique, très vague aussi. On dit effectivement qu’il y a des abus en matière environnementale, qu’il n’y a pas un respect de l’État de droit. On dénonce en termes assez flous ce qu’il en est de l’exploitation canadienne en Afrique, sans nommer de noms et sans indiquer quelle est la part de malveillance des acteurs qui sont responsables de ce type de conséquences fâcheuses pour les populations africaines. Comme si les responsables d’abus faisaient preuve d’erreurs méthodologiques et épistémologiques et n’agissaient jamais délibérément. Et là, on embraye sur un discours empreint d’espoir et de solutions dont le concept phare est celui de «gouvernance». Il s’ensuit toute une quincaillerie conceptuelle qui a pour éléments la «sécurité humaine», la «responsabilité d’entreprise», les «normes incitatives», les normes de tout genre, éthiques, etc. C’est surtout là-dessus qu’on insiste, sur un processus qui met en présence –sans qu’on sache tout a fait qui en a l’initiative et qui en donne l’impulsion –des représentants du gouvernement, ceux de ce qu’on appelle de manière très floue là aussi la «société civile» : des universitaires, des experts, évidemment des représentants de l’industrie minière, pétrolière, industrielle, etc., et tous ces gens discutent dans l’optique d’un impératif «consensus».
F.G. : Cette recherche du consensus à tout prix est problématique ?
A.G. : Le problème qu’on voit est de deux ordres. Le premier est que les experts se trouvent à se substituer à la politique, ce qui est une contradiction dans les termes puisque la politique, si on est démocrate, est l’affaire de tous entre tous et non l’affaire de représentants patentés. Évidemment, personne ne songerait à s’opposer à l’expertise. Que des gens fassent des recherches, par exemple, sur l’investissement canadien en Afrique, sur le rôle et l’évolution des codes miniers, sur le positionnement stratégique de la Banque mondiale, c’est tout à fait passionnant et indispensable, mais les auteurs de tels travaux ne peuvent pas se substituer à la politique, et prétendre subsumer sous leurs connaissances tout ce qui est de l’ordre de la pensée sur ces choses-là. Il n’y a pas de saturation possible de la pensée sur ces choses-là, quel que soit le niveau de compétence expertisée que l’on revendique.
L’autre problème, c’est que ce processus de la gouvernance est abondamment subventionné auprès d’ONG et d’universitaires qui, du fait de toucher à des subsides publics, s’en trouvent à ne plus considérer dans les faits –c’est assez patent!– l’atteinte du consensus comme un moyen, mais comme une fin. C’est-à-dire qu’on ne peut plus, dans ce processus-là, avancer des données ou des éléments de connaissance qui risqueraient de perturber la marche même du processus. Tout le problème de la gouvernance, c’est que l’on présente ce processus-là comme étant fragile, comme nécessitant beaucoup de patience, de retenue, de réserve et de diplomatie, de sorte qu’à la fin, on se censure alors qu’on est censé incarner les éléments les plus critiques dans ce forum de discussion. On se soumet donc enfin à une logique où plus personne ne réfléchit. On pourrait dire du terme de gouvernance que c’est, sur un mode parodique, l’équivalent pour la philosophie de la différance avec un «a» : c’est qu’on diffère à l’infini le moment d’en arriver au fond des choses. C’est ça tout le problème de la gouvernance, comme tout le problème en politique habituellement, de ces termes substantivés à partir de participes présents.
F.G. : C’est dire que les solutions trouvées dans les instances de la gouvernance ont peu d’écho réel dans le quotidien des populations ?
A.G. : Le terme «gouvernance» est un substantif tiré du participe présent du verbe «gouverner» et quand on en est à tabuler sur des participes présents, on s’inscrit dans des processus planants, on est dans des états. Le participe présent désigne un état dans la langue française, on est à gouverner dans la gouvernance. Il y a quelque chose comme ça d’éthéré qui n’annonce jamais de fin. Quand on lit les textes que produisent les apôtres de ce processus, qui n’en est plus un, mais qui est plus une sorte de mirage, on voit bien que l’atteinte indispensable d’un consensus entre une multitude d’acteurs à l’échelle mondiale, puisqu’on en est a parler de «gouvernance mondiale», relègue à l’infini le jour où effectivement quelqu’un fera preuve de la souveraineté nécessaire pour appliquer des mesures, des contraintes, avec autorité. Cette quête du consensus, c’est simplement une façon pour les puissants, d’une part, de gagner du temps et, d’autre part, de forcer d’une façon ou d’une autre la complicité de gens qui devraient les contester. On peut donc se demander si –c’est une question que je pose– les tenants de la gouvernance n’en sont pas à procéder, à la mode du XXIe siècle, à ce qu’on appelait dans la première moitié du XXe siècle, la collaboration.
F.G. : La campagne d’Amnistie Internationale au Canada –«Exploitez sans exploitez»– suggère qu’il est possible pour les entreprises d’adopter une éthique responsable dans la façon dont se fait l’exploitation en Afrique. Qu’en pensez-vous?
A. D. : Trois choses. D’une part, qu’on imagine des modalités d’exploitation avantageuses pour le plus grand nombre, qui soient en tous les cas sans conséquences graves, c’est une chose qui est légitime, certes. Le problème, cependant, c’est de brûler les étapes. Et quand on en est à militer pour une exploitation extractive responsable, ou pour qu’on puisse exploiter sans exploiter, ou exploiter à la condition qu’un ombudsman soit là pour consigner les doléances, on oublie qu’il y a peut-être des moments où il n’est pas nécessaire du tout d’exploiter, qu’exploiter peut être préjudiciable et qu’il faudrait peut-être penser des modalités qui permettent à ceux qui subissent les conséquences exploitantes de se prononcer eux-mêmes!
Prenez trois filières d’activité: l’or, le diamant et l’uranium. Ces filières d’activité supposent des conséquences très graves pour les populations locales. L’exploitation de l’or, par exemple, est extrêmement gourmande d’eau. En Afrique, l’eau est une denrée qu’on ne doit pas dilapider. En plus, nous parlons d’une exploitation qui implique l’utilisation d’énormément de produits chimiques. Les mines à ciel ouvert sont dévastatrices pour les pays qui les voient s’ouvrir. Avant de militer pour une exploitation responsable, on devrait se demander s’il n’est pas plus intéressant de laisser les Africains eux-mêmes réfléchir à la façon dont ils vont exploiter leurs sols à long terme. Il y a ce système économique international tellement pervers qu’on ne laisse pas vraiment la chance aux Africains de prendre en main leur destinée économique. Les diamants, malgré le processus de Kimberly qui doit en encadrer l’exploitation, sont liés au trafic et au financement de guerres de tout genre, celles-ci étant d’ailleurs extrêmement médiatisées. Et l’uranium pose énormément de problèmes au point de vue de la sécurité internationale. Encore là, on ne devrait pas simplement militer pour une exploitation responsable de l’uranium, mais se demander aussi s’il n’y a pas d’autres enjeux en cause.
Le troisième point, c’est que les occidentaux continuent de se placer dans la position où ils soufflent, d’une manière exclusive aux Africains, les éléments de discours qui seraient bons pour eux. On défend les Africains, mais toujours dans des termes et dans des logiques qui sont ceux d’Occidentaux. Il y a des penseurs passionnants qui se penchent là-dessus et qui ont le verbe juste, comme Achille Mbembe, qui explique que l’Afrique n’est pas à court de concepts pour penser sa situation. Il y a en Afrique des civilisations sans âge qui ont fait mûrir énormément de formes symboliques pour réfléchir sur ce qu’ils sont et ce qu’ils peuvent vouloir. Plutôt que de militer pour toute forme d’encadrement qui permette d’entretenir ce mode de domination de l’Occident en Afrique, il serait peut-être temps, ici, de militer pour une interruption de toute aide aux dictatures africaines; on sait que les dictatures africaines persistent parce qu’elles bénéficient d’un soutient occidental en termes financiers, d’armement, d’expertise et de logistique. Et qu’on laisse les Africains disposer de leur destinée!
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Pour consulter les deux premières parties de l’entrevue d’Alain Deneault, voir les parutions du 1er et du 15 mai 2008 dans l’édition no 29 du Panoptique.