Le 28 octobre 2007, les Argentins ont voté pour Cristina Fernández de Kirchner du Parti frente para la Victoriaavec tant d’enthousiasme (44,92%) qu’un second tour n’était pas nécessaire1. Pourtant, six ans auparavant, ces mêmes électeurs prenaient la rue par milliers en scandant le désormais célèbre «¡Qué se vayan todos!»2. Entre le rejet du politique et le sacre du couple présidentiel, que s’est-il passé?
Victoire sans surprise: avant même la tenue du scrutin, plusieurs politologues et sociologues prévoyaient déjà que Cristina l’emporterait haut la main. Cette certitude venait peut-être du fait que l’appareil politique des Kirchner était en branle depuis plus d’un an. Avec le redressement économique «important», l’annulation de la dette auprès du Fond monétaire international3 et les avancées audacieuses en termes de droits humains4, il n’y avait pas de raison pour que l’électorat argentin ne reconduise pas Nestor Kirchner. Pourtant, celui-ci ne sollicitait pas de deuxième mandat. Ainsi, la victoire de Cristina peut paraître a priori comme une continuité et une décision «saine» d’un électorat mettant en pratique un choix rationnel… Mais cela n’est pourtant pas si simple.
Qui est Cristina Fernández de Kirchner?
Avocate de formation, Cristina Fernández de Kirchner est réputée pour son «caractère», son intelligence et son expérience de militante péroniste pendant la dictature 1976-1983. Les médias québécois5 l’ont présentée tantôt comme une Eva «Evita» Duarte de Perón – parce que c’est une belle femme, péroniste, épouse du président sortant, élégamment vêtue de surcroît – et tantôt comme un Carlos Saúl Menem en raison de son pragmatisme et de son tempérament «fougueux». À l’instar d’Évita et de Menem, et contrairement à son mari, Cristina dispose d’un puissant charisme. Or c’est grâce à ce charisme que chacun à leur tour, Evita (de 1945 à son décès en 1952) et Menem (président de 1989 à 1999) ont su faire avaler aux Argentins de sérieuses entorses au processus démocratique. Dans le cas de Menem, on dénombre, par exemple, pas moins de «398 décrets présidentiels entre 1989 et 1996, soit plus d’un décret par semaine6». Ces décrets eurent comme conséquence la privatisation, entre autres, des ressources pétrolifères, des chemins de fer et de la téléphonie, sans compter le «saccage» des fonds publics7.
Une (autre) femme
Bien des observateurs de la scène politique se sont demandé si la victoire de Cristina était celle d’une femme politique expérimentée ou celle de l’épouse d’un président fort populaire. Une certitude demeure cependant, le triomphe de Cristina n’est ni le fruit d’une lutte féministe ni la réussite «d’une femme, en tant que femme». Autrement dit, les féministes ne devraient pas rendre les armes tout de suite.
Jeune quinquagénaire très féminine, Cristina soigne méticuleusement son apparence. Ce souci esthétique n’échappe pas à la presse argentine, friande de potins, qui n’hésite pas à parler de sa cure de jeunesse au botox ou de ses fins de semaine de magasinage à New-York, aux frais de son mari… Le rêve des femmes appartenant à ce qui reste des classes moyennes et hautes de Buenos Aires, car la majorité d’entre elles appartiennent désormais aux autres classes paupérisées8 qui ont dû développer d’autres goûts et intérêts. Ces opérations de charme, pourtant, semblent lui réussir: en 2005, certains confiaient à l’auteure de ces lignes avoir l’intention de voter pour Mme Kirchner «parce qu’elle est belle».
Paradoxalement, Cristina ne s’est pourtant pas démarquée comme étant la femme de… ou la fille de… Dans un pays encore marqué par des structures machistes et patriarcales, on peut s’étonner de voir non seulement une femme élue présidente, mais aussi autant de femmes en politique, comme son adversaire Elisa Carrió, intellectuelle et professeure d’université qui est arrivée deuxième aux élections du 28 octobre avec 29,95% des votes9.
Continuité et ruptures
Le parti du couple Kirchner, le Front pour la Victoire, est péroniste tout en étant un parti distinct et autonome du Parti péroniste – de son vrai nom Parti justicialiste (le PJ ou Partido Justicialista) également dénommé le Parti «officialiste» (oficialista). La scission officielle de l’oficialismo s’est réalisée en 2005,mettant fin à des décennies de tensions internes insoutenables entre une gauche travailliste et une droite populiste au sein du même parti.
Le péronisme a toujours été traversé par d’importantes contradictions, et ce depuis le moment où Juan Perón lui a donné naissance. Fasciste ou socialiste? Démocratique ou autoritaire? Difficile à dire, car le Parti péroniste peut couvrir à lui seul l’ensemble du spectre gauche-droite de l’échiquier électoral argentin. Rappelons que ce parti, qui a donné le droit de vote aux femmes et de meilleures conditions aux ouvriers, est également celui qui a exercé un contrôle étroit de la presse et a distribué dans les écoles des milliers de livres et de casse-têtes à l’effigie d’Evita, la «salvatrice».
Le PJ est loin de faire l’unanimité au sein de l’électorat argentin, traditionnellement polarisé entre les péronistes et les anti-péronistes10. Généralement, le PJ récolte le vote des classes pauvres, ouvrières et moyennes-basses, tandis que les anti-péronistes comptent sur le vote des classes moyennes-hautes jusqu’à richissimes. Puisque cette dichotomie ne répond pas à des critères de gauche ou de droite, les deux positions se trouvant représentées au sein de chaque clan, l’appartenance politique se comprend plus aisément dans un axe vertical «haut et bas». Le «haut» représente la culture (certains pourraient dire la civilisation), l’intellectualisme, le champagne et la musique classique, le candidat «meilleur que nous», etc., tandis que le «bas» représente «le peuple», le franc-parler sans détours inutiles, le candidat «comme nous»11.
Un front pour la victoire de qui au nom de qui?
En reprenant ces catégories tel qu’établies, on comprendra davantage la complexité des visées du couple Kirchner qui cherche à séduire l’électorat traditionnellement attaché au «haut», sans perdre les électeurs «du bas». Autrement dit, leFrente para la Victoria essaie de devenir un parti «catch all»12. Une analyse plus fine de la distribution des votes13 démontre que le candidat oficialista du PJ, Alfredo Rodríguez Saá14, n’a récolté que 7,71% des votes. À la lumière de ce résultat peu reluisant, il semble que ce soit le Frente qui ait obtenu la faveur des électeurs péronistes.
Dans un pays où l’appartenance politique est semblable à une religion, voire à une identité que l’on lègue à ses enfants, et où «le péronisme continue d’être le choix préféré des pauvres15», force est de constater que bien qu’il ait changé de nom et d’apparence, c’est encore le péronisme qui mène, et ce, malgré le fait que plus personne ne sait ce que signifie cette idéologie galvaudée.
Il ne reste qu’à rester attentif à la présidence de Cristina Kirchner: continuera-t-elle à avancer dans le sillon des droits humains de son mari? Ou sera-t-elle más de lo mismo (plus de la même chose), comme se plaisent à dire les Argentins pour signifier que «plus ça change, plus c’est pareil»?
Notes (cliquez sur le numéro de la référence pour revenir au texte)
1. Chiffre «officiel» selon le Centre canadien d’observation des élections argentines. Voir: <http://www.argentinaelections.com/> Dernière consultation le 6 novembre 2007.
2. En français: «Qu’ils s’en aillent tous!». Pendant la crise économique (sociale et politique), en décembre 2001 et en janvier 2002, les gens – dont plusieurs n’avaient pas reçu de salaire depuis des semaines – se voyant refuser l’accès à leurs comptes bancaires, sortirent dans les rues et les places en frappant des casseroles – vides parce qu’il n’y a plus rien à manger – en répétant ce slogan qui, tel un cri de guerre, exhortait l’ensemble de la classe politique à quitter le pouvoir…
3. L’Argentine avait contracté une importante dette à l’égard du Fond monétaire international, dû entre autres aux dépenses faramineuses des militaires au pouvoir entre 1976 et 1983. L’annulation de la dette figurait parmi les revendications des protestations de la crise en 2001 et en 2002.
4. Nestor Kirchner a initié des procès contre des personnes impliquées dans les enlèvements de citoyens entre 1977 et 1983. Un de ses gestes remarquables est d’avoir permis l’ouverture de dossiers afin de retracer des disparus.
5. La Presse et Le Devoir ont été consultés du 28 octobre au 6 novembre 2007.
6. Armony, Victor, L’énigme argentine: Images d’une société en crise, Montréal, Éditions Athéna, 2004, p. 99.
7. Voir le documentaire audiovisuel Memoria del saqueo: Solanas, Fernando E., Memoria del saqueo, 2004; en français: Mémoire d’un saccage, Toronto, 2005.
8. Par «classes paupérisées», on tente de circonscrire les groupes sociaux qui ont vu leur statut socio-économique se réduire considérablement.
9. Voir <http://www.argentinaelections.com/>
(10. Voir Pierre Ostiguy, politologue d’origine montréalaise. Il enseigne au Bard College dans l’État de New York. Voir «Del proyecto peronista», Página/12, Buenos Aires, du 31 octobre 2007, [en ligne] <http://www.pagina12.com.ar>, (Page consultée le 2 novembre) et «Gauche péroniste et non péroniste dans le système de partis argentin», Revue internationale de politique comparée, De Boeck Université, Vol. 12, no. 3, 2005, pp. 299-330.
11. Menem a gagné sa première campagne présidentielle avec le slogan «Suivez-moi!».
12. Le terme «catch all» (attrape tout) sert à désigner les partis des systèmes politiques «du nord», comme par exemple le Parti libéral du Canada qui, par ses discours et ses politiques, tente d’attraper autant les électeurs «plutôt à gauche» que ceux «plutôt à droite», s’assurant ainsi la victoire.
13. Voir Wainfeld, Mario, «Alpargatas sí, centros urbanos no» Página/12, Buenos Aires, édition du 1er novembre 07, <http://www.pagina12.com.ar> Page consultée le 2 novembre.
14. Ex-président intérimaire pendant la crise de 2001-2002.
15. Traduction libre de la citation suivante de Javier Auyero: «El peronismo sigue siendo la opción preferencial de los pobres». Cité dans Wainfeld, Op. Cit. Voir également Auyero, Javier, Poor People’s Politics: Peronist Survival Networks & The Legacy of Evita, Durham & Londres, Éditions Duke University Press, 2001.