La globalisation est-elle en perte de vitesse? Célébrée comme un événement d’envergure historique dans les années 1990, la globalisation est aujourd’hui en manque de théorie. Les principaux axes autour desquels se sont développées les conceptions «globalisantes» sont-ils encore pertinents?
Le contexte politique, économique et socio-historique des années 1990(1) s’est reflété à plusieurs niveaux dans la littérature théorique de divers champs des sciences sociales, en particulier dans la théorie des relations internationales et dans la théorie sociale et politique. Les thèmes les plus en vogue ont été -et dans une certaine mesure demeurent- a) le retrait de l’État et de son corollaire théorique de souveraineté, b) l’expansion du capitalisme à l’échelle globale et c) les effets de la révolution informationnelle sur l’organisation sociale en général. Ces trois thèmes ont en partie conditionné les lignes de partage théorique dans la littérature. L’émergence des globalization theories comme les appelle Justin Rosenberg(2), a également joué un rôle déterminant dans la réflexion théorique du contexte social de ces années. Les théories de la globalisation répondent donc à un contexte particulier. Voyons ces trois thèmes qui en ont émergé dans les années 1990.
Le retrait de l’État et la post-souveraineté.
Définie très largement comme une intensification des flux transfrontaliers, la globalisation a eu comme première conséquence, selon plusieurs théoriciens, de miner les pouvoirs et prérogatives de l’État-nation. Cette apparente antithèse entre globalisation et souveraineté étatique devient un thème central, en particulier dans les approches dominantes, libérales et réalistes, en théories des relations internationales. Si la plupart des libéraux prennent le tournant global, les théories réalistes continuent d’affirmer la primordialité ontologique de l’État pour toute analyse des relations internationales. C’est-à-dire que les libéraux se concentrent sur les acteurs internationaux, les forces non-étatiques, l’interdépendance économique, alors que les réalistes se concentrent sur l’État et ses actions. Cette ligne de partage est déterminante au sein du champ des théories des relations internationales à un tel point que la plupart des théories critiques n’ont fait qu’y apporter des bémols. Certains théorisent l’État comme étant une courroie de transmission des forces transnationales(3) alors que d’autres conceptualisent les processus globalisants comme émanant strictement de la volonté politique des États souverains, pour ensuite venir miner ses capacités régulatrices. Certains postulent que la globalisation est un processus déterritorialisé –sans centre notable, constitué plutôt en réseau-, alors que d’autres voient son moteur aux États-Unis. À l’échelle du champ théorique, on peut affirmer que ce sont les thèses en faveur du retrait de l’État en général qui sont dominantes.
Dans ces théories, si l’État est en déclin, d’autres lieux de pouvoir prennent la relève. Ces thèses tournent pour la plupart autour du concept de gouvernance globale, où les institutions internationales, les acteurs économiques globaux, les organisations non gouvernementales, les agences de développement, etc., mis en réseau par la révolution des technologies de l’information, assurent une régulation au niveau supranational. Le concept de gouvernance est sans doute l’un des concepts les plus utilisé par les théories de la globalisation.
Pourtant, c’est primordialement au phénomène d’expansion du mode de gouvernance néolibéral qu’il faudrait associer la conceptualisation du retrait de l’État. Les fonctions de régulation économique attribuées aux États nationaux dans le mode de gestion inspiré du compromis keynésien d’après-guerre ont été battues en brèche. Toutefois, dans une grande partie de la littérature, c’est à la globalisation qu’a été attribué le pouvoir causal dans le phénomène du retrait de l’État. Ici, la confusion entre globalisation et néolibéralisme est patente, c’est la première qui est placée comme l’antithèse de l’État, plutôt que le deuxième comme agent transformateur de ses fonctions politico-économiques(4).
Ceci peut être placé dans le contexte de ce que Rosenberg a appelé les globalization theories. Ce terme désigne l’effervescence des modèles théoriques qui ont progressivement cessé de chercher à expliquer la globalisation, l’utilisant plutôt comme a priori théorique. La globalisation a cessé de devoir être expliquée pour devenir ce qui explique. La grande «découverte» de ces théories a été de proposer que l’on assistait à une extraordinaire reconfiguration de l’espace et du temps social, et que ceci était dû à la globalisation(5). Dans cette perspective confuse, la globalisation est la cause des processus sociaux plutôt que leur effet.
D’État à gouvernance globale, de souveraineté à post-souveraineté, ces passages trouvent leur corollaire dans les sociologies de l’identité, où l’identité nationale et l’identité de classe sont de plus en plus supplantées par des principes identitaires plus particuliers. Suivant les grandes lignes qui ont émergé de l’effervescence des cultural studies, les théories féministes, postcoloniales et poststructuralistes ont mis l’accent sur les formes de subjectivité laissées de côté par les théories sociales traditionnelles. Faisant écho aux débats entourant la redéfinition du projet socialiste et son désenchâssement des luttes de classes(6), ces théories de l’identité s’insèrent dans ce contexte où la nation et la classe, identités modernes par excellence, sont vues comme dépassées. Les luttes et les identités sont davantage pensées au niveau individuel, et les réseaux de pouvoirs subjectivants et producteurs d’identité sont davantage pensés comme diffus à travers et au-delà des institutions issues de la modernité.
Il est donc dans l’air du temps de rechercher de nouvelles avenues théoriques et de vouloir dépasser les catégories de la théorie sociale et politique moderne. Ceci se reflète dans les globalisation theories, mais aussi dans plusieurs autres parties de la littérature.
Le capitalisme global et les bienfaits et méfaits de l’interdépendance économique
Dans tous ces débats sur la globalisation, une thèse n’a pas été vraiment contestée: ce qui est globalisé, c’est le capitalisme. Bien que certains emploient l’euphémisme «économie de marché», ou simplement «marchés», la plupart des intervenants s’entendent sur un aspect de la globalisation: l’extension du capitalisme. Le plus connu des défenseurs de cette thèse est sans doute Francis Fukuyama, l’un des pionniers du néo-conservatisme américain. Dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme, Fukuyama tente de réconcilier Hegel et Nietzsche. La fin de l’histoire, au sens hégélien, c’est le triomphe historique du capitalisme sur le socialisme et l’avènement global irréversible de la démocratie libérale. Le dernier homme, c’est le consommateur blasé qui fait écho à la petitesse que Nietzsche lui donnait dans son incapacité d’être autre chose qu’une bête domptée au consumérisme. Si les thèses de Fukuyama ont été parmi les plus contestées au sein du champ des Relations Internationales, il n’en demeure pas moins qu’elles ont par le fait même acquis une position dominante.
Un autre axe de débat, recoupant le premier, s’est donc ouvert dans cette veine. D’un coté les chantres de l’économie de marché ont loué les bienfaits de l’interdépendance économique, s’appuyant pour la plupart sur les plus vulgaires postulats de l’économie politique néoclassique. De l’autre coté, les adversaires de la mondialisation néolibérale ont voulu mettre l’accent sur l’augmentation des inégalités, l’exploitation des pays pauvres par les pays riches, et l’amoralité d’un processus qui ne sert que les intérêts de la haute finance globale(7). Ici, les lignes du débat se sont tracées dans l’opposition entre globalisation et impérialisme.
Quant aux mutations du capitalisme même et aux processus de subsomption réelle et formelle qui ont affecté les sociétés, ils ont donné lieu à une importante littérature tentant de théoriser ce capitalisme revu et «amélioré». Certains, dès les années 1970, ont parlé de société postindustrielle(8). Les mutations du capitalisme dans ces années ont eu un impact profond sur la sphère culturelle, amenant certains penseurs à envisager un changement d’époque(9). C’est-à-dire qu’il s’est agit de reconnaître un passage, une transition, une mutation du capitalisme dans la période suivant le long boom d’après-guerre. Bien que les analyses divergent sur les raisons et les causes du passage, de son importance, de son inévitabilité, des conséquences théoriques et pratiques qui en découlent, il n’en reste pas moins que la littérature sur ces sujets admet en général l’idée d’une transition(10). Le schéma explicatif le plus répandu consiste à séparer en trois phases le développement économique. La première concentrée sur l’agriculture et les matières premières (dominance du secteur primaire), la deuxième concentrée sur la production de marchandises (dominance du secteur industriel), la troisième concentrée sur les services et l’information (dominance du secteur tertiaire). C’est l’expansion de la troisième phase et la prédominance du secteur tertiaire sur les deux autres qui seraient à la source du passage.
Dans les années 1990, cette littérature sur les mutations du capitalisme et sur le thème de l’économie du savoir a connu un renouveau. Faisant écho aux affirmations concernant l’importance centrale du travail immatériel dans les sociétés occidentales contemporaines, ces thèses ont reconnu la colonisation de la sphère cognitive par le capital(11).
Le fétichisme de la technologie
Le dernier thème concerne la soi-disant révolution technologique. Les innovations technologiques dans le domaine des communications ont été si spectaculaires que plusieurs théoriciens, un peu comme dans le cas de la globalisation, lui ont attribué des pouvoirs causaux importants.
La contribution la plus importante sur ce plan est probablement celle de Manuel Castells, en trois volumes: La société de l’information. Ici, la mise en réseau des technologies de l’information est si centrale qu’elle prend des pouvoirs explicatifs ; c’est le développement technologique qui dicte l’évolution sociale. Pourtant, c’est dans les théories poststructuralistes que l’on retrouve quelques-uns des plus importants excès en matière de déterminisme technologique. Les travaux de James Der derian, de Michael Dillon et de Julian Reid, reflètent cette tendance qu’ont certains théoriciens poststructuralistes à voir dans la mise en réseau des technologies de l’information à l’échelle globale un facteur causal dans le franchissement d’un point de non retour (un de plus), vers la postmodernité. L’exemple le plus frappant se trouve chez Dillon et Reid, pour qui l’avènement de la science complexe signale une nouvelle conceptualisation de la vie, qui est transmise en gouvernement réel du vivant par les flux de codes à travers les réseaux informationnels. Au-delà des spécificités sémantiques et des reprises douteuses des thèses de Foucault, Deleuze et Baudrillard, on voit dans ces théories le reflet des innovations technologiques et de l’impact qui leur est attribué quant à la refonte des complexes de pouvoirs à l’échelle globale. Qui plus est, le réseau de pouvoir global, entrecoupé de points nodaux de concentration, est coupé de ses bases sociales et apparaît simplement, dans ces théories, comme un réseau de discours véhiculés par ces technologies informationnelles. Ce ne sont plus des humains qui sont en conflit, seulement des discours qui sont en compétition.
La globalisation en manque de théorie?
Finalement, l’état du champ théorique a reflété sensiblement l’époque socio-historique dans laquelle il s’est mu. Les changements sociaux et historiques ont été si spectaculaires (chute de l’URSS, fin de l’ordre bipolaire, propagation du néo-libéralisme, etc.) que les points de repères théoriques traditionnels ont semblé incapables de fournir une base conceptuelle adéquate pour penser le monde. J’ai voulu soulever ce qui me semblent les principaux thèmes autour desquels la littérature théorique s’est regroupée. Ils constituèrent plus ou moins une forme de diagnostic des temps présents. Deux-cents ans après le Was ist Aufklärung? (Qu’est-ce que les Lumières?) de Kant, qui posait la question philosophique: dans quelle époque vivons-nous?, nous aurons eu droit aux multiples Was ist Globalisierung?(12) (Qu’est-ce que la globalisation?), comme autant de tentatives de saisir l’esprit du temps présent.
En 2007, peut-on toujours parler de retrait de l’État alors qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire autant d’États-nations sur la planète et que les régions économiques les plus dynamiques (concentrées en Asie de l’Est) sont caractérisées par un modèle de développement à forte dose d’interventionnisme étatique? Peut-on toujours parler de mise en réseau des technologies de l’information vers une société de contrôle globale alors qu’une poignée d’extrémistes cachés dans des régions éloignées suffisent à changer l’agenda des politiques étrangères et militaires de la majorité des pays? En 1994, la «communauté» internationale était incapable d’intervenir au Rwanda pour empêcher l’un des pires massacres de l’histoire, ce scénario se répétant sous nos yeux en ce moment même au Darfour, parce que certains États gardent leurs prérogatives et s’opposent à une intervention contre le gouvernement soudanais? Si les repères théoriques fournis par la littérature sur la globalisation sont déjà dépassés (en considérant qu’ils furent, à un moment, plausibles), la globalisation est-elle en manque de théorie?
Notes
(1) Le contexte est marqué, entre autres, par la chute du bloc de l’Est et le réalignement des politiques étrangères, la prédominance du néolibéralisme, la montée des nouvelles technologies et l’effet de celle-ci sur la sphère financière (bulle boursière).
(2) Voir: ROSENBERG, Justin, «Globalization Theory: A Post-Mortem», International Politics, vol.42, no 1, 2005, pp. 2-74.
(3) Par exemple, les grandes ONG comme Greenpeace, les firmes multinationales, le FMI, la Banque mondiale, peuvent être considérés comme des forces transnationales. Voir entre autre Robert Cox qui agissait à titre de précurseur de cette position déjà en 1987 : COX, Robert, Production, Power and World Order, Social Forces in the Making of History, New York, Columbia University Press, 1987.
(4) Des exceptions notables dans le monde francophone qui analysent la refonte de l’État dans le contexte du néo-libéralisme se trouvent chez les théoriciens de l’École de la Régulation. Ces derniers gardent le mérite, dans leur conceptualisation de l’État compétitif, d’ancrer leur analyse dans un modèle axé sur les conséquences du néolibéralisme. Dans le monde anglophone, des exemples se trouvent entre autres dans les travaux de Leo Panitch et Gregory Albo qui ont placé une grande partie du pouvoir causal sur l’expansion du néo-libéralisme.
(5) Voir entre autres : SCHOLTE, Jan Aart, Globalization: A Critical Introduction, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2000 ; BAUMAN Zygmunt, Globalization: The Human Consequences, Cambridge, Polity Press, 1998 ; HELD David et Anthony MCGREW (dirs.), The Global Transformations Reader: An Introduction to the Globalization Debate, Cambridge, Polity Press, 2000 ; GIDDENS Anthony, The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1999.
(6) Sur les débats entourants le «New ‘True’ Socialism», et l’abandon des analyses en terme de classe sociale, voir WOOD, Ellen M., The Retreat from Class, A New ‘True Socialism’, Londres/New York, Verso, 1988.
(7) Voir entre autres STIEGLITZ, Joseph, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002 ; BRUNELLE, Dorval, La dérive globale, Montréal, Boréal, 2003.
(8) Voir entre autres dans le monde anglophone BELL, Daniel, Coming of Post-Industrial Society, New York, Basic books, 1973, et dans le monde francophone TOURAINE, Alain, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969.
(9)Nous serions passés, au début des années 1970, à une nouvelle ère du capitalisme caractérisée par un tournant culturel : voir HARVEY David, The Condition of Postmodernity, Cambridge, MA Blackwell, 1990 ; JAMESON Fredric, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Londres, Verso, 1991.
(10) Certains parleront bien entendu de post-modernité. Mais même au plan de l’économie politique marxiste, il y a un sentiment de passage ou de transition. Voir par exemple MANDEL, Ernest, Late Capitalism, Londres, Verso, 1978.
(11) Sur le savoir comme ressource économique principale, voir DRUCKER, Peter, Post-capitalist Society, New York, Harper, 1993. Sur le capitalisme cognitif et/ou l’économie du savoir, voir CASTELLS, Manuel, La société de l’information, Paris, Fayard, 1998.
(12) Le sociologue allemand Ulrich Beck intitule une de ses études ainsi.