Le capitalisme et la création du mythe de l’homo oeconomicus

Le mythe de l’homo oeconomicus est fondé sur la croyance que les individus sont fondamentalement égoïstes et rationnels, qu’ils cherchent naturellement à maximiser les gains tout en minimisant les moyens par lesquels ils tentent d’arriver à leurs fins. Anthropologiquement intenable, ce mythe trouve aujourd’hui dans le néo-libéralisme les fondements de sa réalisation.


Créé à partir des oeuvres de Pablo
Sanz Almoguera et Nick Mustoe, 2007
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Du libéralisme classique d’Adam Smith (1723-1790) au néo-libéralisme des sociétés capitalistes contemporaines, en passant par l’utilitarisme de John Stuart Mill (1806-1873) et l’apologie du libre marché par Friedrich August Von Hayek (1899-1992), la pierre angulaire de ces économies/philosophies politiques libérales capitalistes est l’existence d’un homo oeconomicus ou «homme» économique.

Aristote avait déjà avancé l’idée que les êtres humains étaient des «animaux politiques», c’est-à-dire pourvus d’une nature sociale. Or, ce n’est qu’avec les premiers penseurs de l’«état de nature» que la question du statut ontologique de l’individu et de la société sera abordée de façon systématique. Notamment inspirée par les écrits du théoricien politique italien Nicolas Machiavel (1469-1527) et de sa conception réaliste de la politique comme l’art de la guerre, c’est dans la philosophie politique de Thomas Hobbes (1588-1679) que l’idée d’une nature fondamentale, intéressée et belliqueuse, allait surgir. Contrairement à Aristote, Hobbes croit que la société est le résultat d’un contrat social entre individus pourvus d’une nature asociale.

Écrit durant la première révolution anglaise (1641-1649), le Léviathan (1651) est un traité de philosophie politique prônant une autorité souveraine forte et centralisée. L’argumentation quant à l’origine de la société et du gouvernement peut être ainsi résumée: puisque les individus vivant dans l’état de nature arpentent un monde où la rareté des biens matériels nécessaires à leur subsistance est permanente, et que leur propre protection représente leur droit le plus fondamental, il s’ensuit que la condition humaine est réduite à une misérable et solitaire errance dans laquelle la violence, ou la menace de celle-ci, est au cœur des relations humaines.

Puisqu’il n’est de l’intérêt d’aucun individu de l’état de nature de vivre en permanence dans une «guerre du tous contre tous», ceux-ci décident de remettre leurs armes et leur droit naturel de tuer entre les mains d’un souverain commun qui maniera désormais l’épée et le sceptre. Ainsi est née la société, constituée d’un agrégat d’individus par nature asociaux, égoïstes et calculateurs qui s’unissent en communautés afin d’assurer leur conservation, leur tranquillité et la jouissance de leurs biens. La pensée politique de John Locke (1632-1734) pose un regard plus positif de l’état de nature, qu’il dépeint comme

«un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. 1»

Poursuivant, Locke dira que «la raison, qui est cette loi [de la Nature], enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien 2». Ce droit naturel, postulant une égalité universelle abstraite, est à la base du libéralisme.

Or, cette loi de la Nature pose des limites à l’accumulation des biens. À un stade primitif, l’accumulation de biens périssables, par-delà ce qui est humainement consommable, représente du gaspillage et est un affront à la Nature. Toutefois, l’introduction de biens non périssables et, ultimement, de la monnaie, met fin à cette limite. Locke écrit dans une période où l’Angleterre vit les violentes transformations de l’émergence et de la consolidation des relations sociales capitalistes. Son Traité pose les bases futures de la réunion entre la pensée libérale et le capitalisme, entre l’égalité juridico-politique formelle et les inégalités socio-économiques réelles.

C’est dans ce contexte du développement du capitalisme en Angleterre que Smith écrit son célèbre livre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Ce dernier célèbre l’«homme» économique à travers deux axes principaux. D’une part, il soutient que l’intérêt de la communauté, ou de la société, passe par l’égoïsme de chacun.

«Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. 3»

Autrement dit, mon intérêt est votre intérêt ou, encore, le tout (société) est égal à la somme de ses parties (individus).

D’autre part, Smith postule que nous sommes naturellement portés vers le commerce. De l’augmentation de la productivité qu’apporte la division du travail, il note que celle-ci

«ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat, elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes […] qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre. 4»

Smith fut le premier à donner substance à l’homo oeconomicus comme un être foncièrement commercial, naturellement tourné vers la recherche de profit et prêt à saisir à la première occasion les opportunités offertes par la présence des marchés. Toutefois, notait Smith,

«Il n’est pas de notre sujet d’examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont on ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s’il est une conséquence nécessaire de l’usage de la raison et de la parole. 5»

L’anthropologie sociale allait reprendre là où Smith n’avait osé s’aventurer.

L’homo oeconomicus: l’aberration anthropologique

Les travaux de l’économiste Karl Polanyi, sur l’organisation sociale des sociétés pré-capitalistes, eurent d’importantes répercussions sur notre conception des relations sociales à travers l’histoire et, surtout, sur la pauvreté des cadres conceptuels postulant des catégories d’analyse ahistoriques. À cet effet, la sociologie historique qu’il déploie dans La Grande Transformation(1944) s’attache principalement à dénaturaliser les marchés et ainsi à démontrer que les sociétés pré-capitalistes n’étaient pas mues par un quelconque penchant naturel envers le troc, l’échange et le commerce.

L’anthropologie moderne démontre que les sociétés traditionnelles reposaient généralement sur les principes de réciprocité et de redistribution. D’ailleurs, l’existence des marchés et de la monnaie dans l’Égypte des pharaons, l’Athènes d’Aristote, sous l’Empire romain, dans l’Europe féodale ou encore la Chine de la dynastie mandchoue ne favorisèrent jamais l’éclosion d’une prétendue rationalité économique telle que dépeinte par l’économie politique classique de Smith. Au contraire, les marchés jouaient un rôle secondaire, soumis à des règles d’organisation sociale spécifiques.

«Car, si une conclusion s’impose plus nettement que toute autre après les études récentes sur les premières sociétés, c’est le caractère immuable de l’homme en tant qu’être social. […] La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. 6»

Une contribution majeure de Polanyi fut donc de souligner que ce n’est que sous le capitalisme que les relations sociales sont encastrées dans la logique du marché et que, par conséquent, c’est plutôt le capitalisme qui marque une rupture avec les formes précédentes d’organisation sociale7.

«Nous devons pour commencer nous défaire de certains préjugés du XIXe siècle qui sous-tendent l’hypothèse d’Adam Smith concernant la prétendue prédilection de l’homme primitif pour les activités lucratives. Comme son axiome valait bien plus pour l’avenir immédiat que pour un passé lointain, cela détermina chez ses disciples une étrange attitude envers les débuts de l’histoire humaine. […] L’habitude de voir dans les dix milles dernières années comme dans l’ordre des premières sociétés un simple prélude à la vraie histoire de notre civilisation, laquelle commencerait en 1776, avec la publication de La Richesse des Nations, est dépassée, pour ne pas dire plus. 8»

L’erreur de Smith fut de projeter dans le passé la spécificité historique de la rationalité économique capitaliste qu’il avait constatée dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Tel que le notait l’anthropologue Maurice Godelier, Polanyi, contrairement à Smith et aux tenants d’un homo oeconomicus, avait le «souci de ne pas projeter des réalités et des idées modernes sur des réalités antiques ou exotiques 9.» L’homo oeconomicus est un mythe, une aberration anthropologique légitimant l’exploitation capitaliste par sa naturalisation. Ici réside toute la folie d’une conception ahistorique des sociétés humaines et de leur développement.

Néo-libéralisme: l’atomisation du tissu social

Le néo-libéralisme implique davantage que de simples principes économiques: il représente une forme historique spécifique de l’organisation sociale. Wendy Brown comprend le «néo» du néo-libéralisme à travers quatre axes: 1) toutes les dimensions de la vie humaine sont assujetties à la rationalité économique; 2) contrairement au laissez-faire du libéralisme économique classique, le néo-libéralisme requiert la présence d’institutions juridiques et de l’intervention politique de l’État; 3) la moralité du sujet néo-libéral est filtrée et normalisée à travers l’a priori d’un individu rationnel et calculateur, autonome et responsable de sa propre destinée; 4) le concept de «bonne gouvernance» est harnaché aux performances économiques 10. Le néo-libéralisme renforce l’idée de l’existence d’un homo oeconomicus.

Ce phénomène est notamment caractérisé par l’intensification de l’exploitation dans les sociétés capitalistes et par la diffusion et l’expansion géographique des relations sociales capitalistes à des sociétés qui ne sont pas (encore) soumises aux impératifs du marché. En effet, la fluidité des capitaux, la facilité à délocaliser la production et l’augmentation croissante d’une main-d’œuvre internationale bon marché ont engendré une «course vers le bas» entre les États afin de maintenir, sécuriser et accroître les investissements. Cette compétition a permis l’enracinement d’une gouvernance néo-libérale, laquelle déploie un nouvel appareillage de mécanismes de pouvoir et de régulation. Ces mécanismes servent à promouvoir l’édification des fondations légales permettant l’extension des marchés ainsi que la protection de la propriété privée et des capitaux. Ce «nouveau constitutionalisme» vise à fixer (lock in) les droits et libertés du capital tout en protégeant ceux-ci d’éventuelles menaces politiques telles la nationalisation ou la socialisation de la propriété privée des moyens de production 11.

Conséquemment, le mouvement d’extension et d’intensification du capitalisme ainsi que l’accroissement horizontal et vertical de la compétition ont continuellement effrité la capacité sociale des États. Les coupures dans les impôts sur les gains en capital, les politiques fiscales et monétaires régressives, l’accroissement de la libéralisation des marchés, la légalité de l’évasion fiscale, les congés fiscaux et la socialisation des risques n’ont pas seulement transformé l’appareil étatique, mais ont profondément limité sa capacité générale à maintenir un programme social. De plus, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la contribution des entreprises privées à l’assiette fiscale diminue proportionnellement à l’augmentation du fardeau fiscal des travailleurs et travailleuses. Le néo-libéralisme représente le royaume de la domination de l’économique sur le politique, c’est-à-dire la transmission de la logique du marché dans le processus politique. La démocratie est muselée, quadrillée, limitée.

Les mesures prises afin d’accroître la sécurité du capital ont eu, et continuent d’avoir, de profondes conséquences sur le tissu social. Au-delà d’une économie virtuelle dégingandée, la réalité des pays dits «riches» est de plus en plus sombre. Les délocalisations massives de la production, l’accroissement de l’écart entre riches et pauvres, l’augmentation de la main-d’œuvre migratoire bon marché, l’accroissement du coût de la vie et de l’endettement, les coupures continuelles dans les services et les programmes sociaux, l’effritement salarial, le recul de la syndicalisation et de la sécurité d’emploi, l’accroissement de la pauvreté (augmentation des crimes, des d’économies informelles et de la prostitution) et l’allongement de la semaine de travail ne sont que quelques exemples de la «richesse des nations» les mieux nanties.

Alors que l’État se retire graduellement de son rôle social, le marché colonise de plus en plus les sphères qui, hier encore, échappaient à l’implacable logique du profit. Ceci a pour effet non seulement d’atomiser le tissu social, mais de faire reposer de plus en plus sur les individus les coûts et la responsabilité de leur reproduction. L’augmentation graduelle de la sécurité du capital ne peut se faire sans l’augmentation de l’insécurité humaine.

Si l’homo oeconomicus est un mythe en regard des sociétés pré-capitalistes, il ne l’est pas sous le capitalisme. La médiation grandissante des relations sociales par le marché réalise de plus en plus l’égoïsme calculateur et utilitariste de l’homo oeconomicus et tend à créer un environnement social qui ressemble dangereusement à l’état de nature hobbesien d’une misérable et solitaire existence où la violence et la peur d’autrui sont endémiques. Le capitalisme n’a pas réalisé l’homo oeconomicus, il l’a créé.

Conclusion

Margaret Thatcher, figure politique emblématique du néo-libéralisme avec Ronald Reagan, déclarait le 31 octobre 1987 qu’«il n’y a pas une telle chose que la société, seulement des individus et des familles». Le vrai mythe des démocraties libérales capitalistes n’est pas celui de l’homo oeconomicus, mais de l’égalité de facto des individus entre eux. Tout comme le libéralisme classique de Locke, l’illusion néo-libérale d’une égalité de jure masque les inégalités socio-économiques réelles telles l’oppression, l’exploitation, le racisme et le sexisme que le capitalisme (re)produit.

Le néo-libéralisme a réussi à démanteler les acquis des luttes sociales qui avaient été institutionnalisés dans l’État providence. Il l’a fait au détriment de la sécurité humaine et au bénéfice de la sécurité du capital. L’intensification des inégalités sociales, l’atomisation du corps social et la célébration du culte de l’égoïsme ont non seulement créé une «société» d’homo oeconomicus, mais déresponsabilisé un système produisant l’insécurité, soutenant la peur et monnayant la solidarité. Comme le notait Marx: «Si, d’après Augier, c’est « avec des taches naturelles de sang, sur une de ses faces » que « l’argent est venu au monde », le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores. 12» L’histoire des sociétés humaines nous enseigne que l’homo oeconomicus n’est pas une fatalité de la nature humaine. Un autre monde est définitivement possible.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. John Locke, «De l’état de Nature», Traité du gouvernement civil, p. 17. [En ligne], <http://classiques.uqac.ca/classiques/locke_john/traite_du_gouvernement/traite_du_gouv_civil.pdf>
2. Ibid., p. 18.
3. Adam Smith, «Du principe qui donne lieu à la division du travail», Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, p. 18. [En ligne],<http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/richesse_des_nations_extraits/richesse_nations_extraits.pdf>
4. Ibid., p. 17.
5. Idem.
6. Karl Polanyi, La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, pp. 74-5.
7. Ibid., p. 88.
8. Ibid., p. 73.
9. Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, François Maspero, 1971, p. 23.
10. Wendy Brown, «Neoliberalism and the End of Liberal Democracy», Edgework: Critical Essays on Knowledge and Politics, Princeton, Princeton University Press, 2005, pp. 40-4.
11. Isabella Bakker et Stephen Gill, «New Constitutionalism and the Social Reproduction of Caring Institutions», Theoretical Medicine and Bioethics, 27(1), 2006, p. 36.
12. Karl Marx, «L’accumulation primitive», Le Capital, Livre 1, Huitième section, Ch. XXXI. [En ligne], <http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-31.htm>

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