Les institutions françaises ont refusé la citoyenneté à une femme marocaine puisque ses pratiques religieuses entraient en contradiction avec les valeurs sociales promues par l’État français. Cet article tente de soulever les impacts et les sous-entendus identitaires de ce jugement en se questionnant principalement sur l’égalité des sexes et sur l’identité nationale.
À la fin du mois de juin, le Conseil d’État français, qui est l’organe suprême de l’administration politique de la France, refusait la citoyenneté à une femme d’origine marocaine. Faiza M., pratiquante musulmane d’allégeance salafiste, se voit donc refuser sa citoyenneté française, entre autres à cause de son radicalisme religieux incarné dans le port de la burqa. Nous ne tenterons pas ici de déterminer si la burqa ou la pratique radicale de l’islam constitue une menace objective à l’émancipation de la femme : nous nous concentrerons plutôt sur les éléments de justification des conclusions du Conseil d’État français et, plus largement, sur l’attitude de l’«Occident»(1) face aux constructions de ses identités nationales et sur sa tendance à transformer la femme musulmane en un objet à être émancipé.
Les conclusions publiques du Conseil d’État sont éloquentes et sans nuances en ce qui concerne les justifications de la décision. La commissaire du gouvernement, Mme Prada Bordenave, stipule qu’«il en résulte des pièces du dossier que Mme M. adopte au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe de l’égalité des sexes; qu’elle ne peut dès lors être regardée comme remplissant la condition d’assimilation(2)». Deux problématiques sont soulevées au sein de cette affaire : celle de la condition féminine et celle de l’identité. Il importe de comprendre le contexte, d’une part de la délégitimation de l’État-Providence et, de l’autre, de l’après-11 septembre, afin de saisir en quoi ce jugement s’inscrit dans la lignée des politiques conservatrices, sécuritaires et néolibérales. Comment ces deux justifications, à savoir l’égalité des sexes et la compatibilité des valeurs, peuvent-elles aider à mettre en lumière de telles tangentes, situées historiquement, visant à discipliner la femme mais aussi l’immigration?
La nouvelle femme-objet
Dans sa décision face à Mme M., le Conseil d’État français stipule l’égalité des sexes comme un principe de l’organisation de la société française. Ce principe implique –dans son édification au sein de la société française, mais plus généralement de l’ensemble des pays dits «occidentaux»– une catégorie précise présente dans toutes sociétés, à savoir «la femme». Cette conception de la femme, c’est-à-dire un groupe homogène, pose certains problèmes dans les actions et discours faits par les gouvernements, mais également dans le discours d’un certain féminisme, lorsqu’il s’agit de développer des politiques face aux «femmes-victimes» du «Tiers-monde»(3) ou à l’immigration comme dans le cas présent.
Cette conception «universalisante» de la femme est et demeure, selon Chandra Mohanty, ethnocentrique(4) puisque l’«Occident» va définir la femme du «Tiers-monde» comme une double victime, à la fois d’un système patriarcal et d’un système de domination économique, ou culturelle, en l’occurrence la religion musulmane. La femme immigrante, ou du «Tiers-monde», est définie en premier lieu en fonction de son statut d’objet dans une organisation sociale dans laquelle elle n’est qu’une subordonnée(5). Cette façon de percevoir la femme est le processus d’«objectivation» de la femme du «Tiers-monde», le processus qui transforme cette dernière en un objet, éludant ainsi sa prise en compte comme un sujet qui rechercherait son émancipation.
Au-delà de la simple analyse, cette critique de Mohanty soulève des questions politiques importantes en ce qui concerne les actions posées par l’«Occident». Une des avenues que cette critique offre, en particulier dans le cas présent, ce sont les limites des discours qui visent à secourir les femmes d’un là-bas où les immigrantes ne sont pas en mesure d’être leur propre sujet d’émancipation, comme l’ont été les mouvements des femmes en «Occident», revendications qui sont aujourd’hui de plus en plus institutionnalisées.
L’émancipation sécurisée
Encensé par plusieurs médias et tribunes québécoises(6), ce jugement serait même une alternative prometteuse à l’interculturalisme et une voie à suivre dans un Québec tourmenté par une supposée crise des accommodements raisonnables. Quel est le lien qui unit l’émancipation de la femme et la gestion de l’identité nationale?
Puisque l’égalité homme/femme n’est pas une notion dont la définition serait consensuelle, on traite donc ici de valeurs et d’identités qui restent toujours à redéfinir. Ce qui distingue les Québécois ou les Français, ou ce qui entraîne l’émancipation féminine, ne sont pas des notions qui seraient données une fois pour toutes : ces notions sont bel et bien construites socialement, tributaires des continuels apports et interrogations qui en traitent. Par conséquent, le débat actuel contribue à édifier l’identité québécoise et ce que l’on entend par libération de la femme. Compte tenu des termes en lesquels il est actuellement discuté, ce débat risque même de restreindre son émancipation…
En France, on a ainsi déterminé qu’une certaine pratique de l’Islam induisait «un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française(7)». Or, qui détermine ce que sont ces valeurs essentielles et en quoi les politiques actuelles contribuent à les façonner?
Tout d’abord, l’objectif de l’État français, lequel refuse la citoyenneté à une femme portant la burqa, est-il de permettre l’émancipation de cette femme? Il paraît plutôt évident qu’en restreignant sa mobilité et ses droits, l’État va à l’encontre d’une plus grande autonomie et liberté dont pourrait bénéficier Mme M. Par conséquent, il importe de s’interroger sur les motivations du gouvernement français. Certes, nous avons illustré que la femme immigrante/musulmane est ici perçue en tant qu’objet à émanciper, et non comme un sujet en elle-même. Or, un second objet est ici perçu comme un dossier dont l’État doit assurer la sécurité, unilatéralement et sous le couvert de l’urgence : l’identité nationale.
Quelles sont les dérives possibles d’une telle mobilisation par l’État d’une dimension sécuritaire en ce qui concerne l’identité? Le sociologue français Didier Bigo a mis en lumière les dangers de discuter de l’immigration et de l’identité nationale en termes sécuritaires, un processus nommé «sécurisation»(8). Puisque ces discours avancent que l’identité nationale est l’objet d’une menace qu’il s’agit de contrecarrer –ici le «fanatisme ou l’intégrisme religieux»– des mesures exceptionnelles doivent être prises afin de «libérer» l’identité de cette menace. Le refus de la délivrance de la citoyenneté peut paraître anecdotique dans le cas de Mme M., mais une telle surenchère identitaire conduit souvent à un durcissement des politiques d’accueil des réfugiés et des immigrants, toujours au nom même des valeurs essentielles de la communauté française, à travers un processus discursif de «mise en péril».
Que les immigrants «volent nos jobs» ou «menacent nos valeurs», la «sécurisation» de l’immigration, de l’identité et de l’Autre mène trop souvent à la mise de l’avant de politiques conservatrices. Par exemple, le mur à la frontière américano-mexicaine et les milices volontaires qui le surveillent, ou le nouveau partenariat européen avec les pays de la Méditerranée (UPM), incluant également les pays musulmans du Nord de l’Afrique –promu par Sarkozy, ce partenariat vise, entre autres, à réglementer l’immigration provenant de la région. Il ne faut pas oublier non plus que le gouvernement britannique de Tony Blair a déclaré la guerre aux terroristes, ainsi qu’aux populations afghanes et irakiennes, sous prétexte de rétablir les valeurs occidentales face à la menace d’un chaos nihiliste(10), et que George W. Bush répète à qui veut bien l’entendre que ce sont les valeurs américaines qui ont été attaquées lorsque les tours du World Trade Center se sont effondrées.
Ainsi, les discours sur l’identité ne sont jamais exempts de motivations politiques : il importe d’analyser l’agenda qui transparaît derrière la mobilisation de menaces identitaires. Afin d’éviter toutefois de conclure à un plan concerté, Bigo propose d’identifier les agents au sein du champ de la sécurité qui ont intérêt, afin de reconduire leur position au sein de celui-ci, à élargir le champ de la sécurité à de nouveaux enjeux. Si le contexte du 11 septembre a facilité la mise de l’avant d’un agenda sécuritaire en ce qui concerne l’immigration et l’identité, celui des années Thatcher et Reagan, et l’organisation néolibérale de la société que leurs gouvernements incarnent, a quant à lui marqué un recul certain en ce qui concerne la situation des femmes. Comment peut-on faire le parallèle entre ces deux contextes à l’aune du jugement français?
Sommes-nous tous égaux devant le marché?
L’attitude patriarcale observée envers Mme M. est légitimée par la revendication d’une quasi-égalité entre les sexes en «Occident». Au sein de l’imaginaire collectif occidental, nourri par les gouvernements, certains groupes féministes et les discours médiatiques, l’égalité homme/femme semble être en mouvement progressif vers sa pleine réalisation. Selon ce discours, il faudrait, par conséquent, limiter les facteurs exogènes qui pourraient engendrer une régression. Par contre, certaines auteurs, dont Isabella Bakker, se questionnent sur la situation contemporaine des relations «genrées» et concluent même à une régression de la situation matérielle des femmes.
Pour Bakker, les relations sociales «genrées» sont une production normative de domination issue de l’organisation de la production et de la reproduction sociale qui prend une forme particulière dans l’organisation sociale capitaliste. Le marché se structure et se reproduit en partie grâce à ces normes qui engendrent une division sociale du travail ainsi que l’attribution d’un ensemble de règles plus ou moins institutionnalisées de reproduction qui imposent aux femmes la reproduction biologique, la reproduction de la force de travail et la reproduction des professions à caractère social (santé, éducation…). C’est ce qu’elle conceptualise comme l’«ordre genré(11)».
Avec la propension des pays à économie de marché développée à tendre vers des politiques néolibérales, Bakker tente de saisir l’impact de cette nouvelle organisation sur l’«ordre genré». Pour Bakker, la principale caractéristique de ces politiques est d’oblitérer le caractère «genré» des processus sociaux, ce qu’elle dénonce comme «silence conceptuel(12)». Par conséquent, les politiques néolibérales ne prennent pas en compte les relations «genrées» préexistantes puisqu’il n’existe que des individus, et ce, comme dans le marché. L’impact social de cette gouvernance néolibérale est de diminuer la prise en charge sociale des risques au niveau collectif et de l’augmenter au niveau individuel : c’est la «reprivatisation de la reproduction sociale(13)».
Cette reprivatisation de la reproduction sociale implique que celle-ci s’effectuera dorénavant dans la sphère privée. L’État néolibéral se désengage des secteurs de l’éducation et de la santé, domaines considérés comme «féminins» et ne relevant pas directement du ressort de l’État. Par exemple, la garde des enfants ou le soutien de personnes vulnérables, tels les aînés, ne bénéficie plus d’une prise en charge étatique. Dans la plupart des cas, ce sont donc les femmes qui devront s’assurer de la continuité de ses tâches. Puisqu’elles ne prennent plus place au sein du marché, ces tâches ne sont plus, en outre, considérées ou reconnues comme un travail productif, c’est-à-dire qu’aucun salaire ne mérite plus d’y être rattaché. Cette reprivatisation juxtaposée à un ordre «genré» dans lequel ce sont principalement les femmes qui ont la charge de la reproduction sociale va engendrer un clivage «genré» encore plus important et déterminant. En somme, ce sont les femmes qui sont remises à contribution et qui seront les plus affectées par ce «nouvel ordre genré».
L’analyse socio-économique de Bakker met ainsi en exergue les reculs de la situation des femmes dans un contexte de retrait de l’État. En somme, malgré l’égalité formelle, voire institutionnelle et juridique, entre les sexes dans les pays dits occidentaux et laïques, on n’y tend pas nécessairement et inévitablement vers une émancipation complète des femmes. Bien que les statuts juridiques de la personne demeurent égalitaires, d’autres éléments peuvent accentuer les inégalités homme/femme en ce qui a trait aux relations de pouvoirs genrées, au sein desquelles le masculin l’emporte toujours sur le féminin, et ce, sous le voile de l’égalité identitaire nationale.
En ciblant comme menace à l’émancipation de la femme des problématiques liées à l’immigration et à l’Autre, le discours actuel et de tels jugements oblitèrent une importante source, nationale, d’obstacles à la libération de la femme.
Notes
(1) Dans le présent article, le terme «Occident» est utilisé pour simplifier les catégories nationales, l’«Occident» représente principalement les pays qui dominent au niveau politiques et économiques l’agenda des relations internationales. Nous sommes conscients que le terme contient en lui-même plusieurs problèmes théoriques que nous ne soulèverons pas nécessairement dans l’article.
(2)BORDENAVE, Prada. Commissaire du Conseil d’État de la France, «Conclusions». [en ligne] http://www.conseil-etat.fr/ce/jurispd/conclusions/conclusions_286798.pdf. Consulté le 19 juillet 2008.
(3) Tout comme la catégorie «occident», la catégorie «tiers-monde» est utilisée dans le texte pour simplifier l’analyse, et ce, en opposition avec le concept d’«occident».
(4) MOHANTY, Chandra Talpade. «Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses», Feminist Review, no30, 1988, p. 63.
(5) MOHANTY, op. cit. p. 66.
(6) CHOUINARD, Marie-Andrée. «Sous la burqua», Le devoir, 16 juillet 2008. [en ligne] http://www.ledevoir.com/2008/07/16/197818.html. Consulté le 20 juillet 2008.
(7) BORDENAVE, op. cit.
(8) BIGO, D. « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures & Conflits, no. 31-32, 1998, p. 13-38. [en ligne] http://www.conflits.org/index537.html. Consulté le 16 juillet 2008.
(9) O’MEARA, Dan. «Grande Bretagne La (re)construction d’une relation privilégiée», Études Internationales, vol. 35, no 1, mars 2004, p. 97-124. [en ligne] http://www.erudit.org/revue/ei/2004/v35/n1/008449ar.html. Consulté le 20 juillet 2008.
(10) BAKKER, Isabella. «Neo-Liberal Governance and the Reprivatization of Social Reproduction: Social Provisioning and Shifting Gender Orders», Power, Production and Social Reproduction, Bakker et Gill (dir.), London et New York, 2003, p. 66.
(11) BAKKER, Isabella. «Engendering the Economics of Globalisation: Sites and Processes», Power, Employment and Accumulation: Social Structures in Economic Theory, Jim Stanford, Lance Taylor and Ellen Houston (dir.), M.E.Sharpe, 2001, p.222.
(12) BAKKER, op. cit. p. 76-77.