Le musée de la création, ouvert en grande pompe il y a un peu plus d’un an au Kentucky, au coût de 27 million de dollars, avait déjà, après neuf mois d’existence, franchi la barre des 500 000 visiteurs. Financé par le groupe religieux Answers in Genesis, le musée propose une expérience «historique» à ses visiteurs : un retour à l’an 4000 avant Jésus-Christ, au moment où Dieu créa la Terre et l’Univers et où humains et dinosaures, entre autres, auraient coexisté. Conçu pour attirer un public de tous âges, ce musée représente un symptôme de l’offensive menée par les groupes créationnistes aux États-Unis et ailleurs dans le monde dans les domaines des sciences, du monde universitaire et de l’éducation en général.
Certaines variantes du créationnisme visent à expliquer l’origine du monde et de la vie de façon plutôt simpliste. La thèse avancée par le musée de la création, par exemple, ne fait pas dans la complexité. L’origine de l’Univers et de la vie est expliquée par une lecture littérale de la Genèse. Dieu a créé l’ensemble de l’Univers en six jours, il y a 6000 ans. Si cette version trouve écho chez certains groupes religieux, le créationnisme comporte également des variantes beaucoup plus subtiles, des thèses de la complexité des systèmes, et va jusqu’à développer des théories du design intelligent. Celles-ci masquent le fait qu’elles se meuvent sur le terrain de la foi ou de la croyance en s’engageant plutôt dans une critique des théories de l’évolution et tentent, sur le terrain scientifique et académique, de placer leurs croyances religieuses au même niveau que les théories scientifiques.
En quelques mots, ces variantes du créationnisme défendent que certains systèmes ou organismes sont trop complexes pour être le fruit d’une évolution. Pour eux, l’explication du design intelligent est plus plausible que celle de l’évolution. Selon certains biologistes créationnistes, des preuves positives de design intelligent peuvent être trouvées dans les systèmes vivants ; la valeur sémantique ou fonctionnelle de l’information biologique transmise par les gènes, par exemple, ou l’absence d’une loi qui permette d’expliquer les séquences de symboles qui transportent les «messages» génétiques ou autres dans les organismes tendent à discréditer l’évolution au profit des théories du design. En postulant qu’une intelligence extérieure a programmé ces opérations, les tenants du design intelligent prétendent expliquer ces phénomènes de façon plus satisfaisante que leurs adversaires évolutionnistes.
De façon plus générale, les théoriciens du design défendent l’idée d’une intelligence extérieure qui aurait réglé les lois de la physique de telle sorte que le développement de l’Univers permette l’apparition de la vie. Les arguments les plus subtils ne remettent donc même pas en cause l’establishment scientifique : les lois de la physique existent, bien sûr, mais pourquoi ces lois, ces réglages précis rendent justement possible l’existence de la vie ? Selon quelques créationnistes, comme l’astronome Hugh Ross ou le philosophe Holmes Rolston III, les constantes fondamentales du monde physique sont réglées de façon si précise que seule une intelligence extérieure a pu en être l’auteur.
Ce qui est avancé par les théories du design, c’est un «idéalisme scientifique». Les sciences «matérialistes» ne devraient plus chercher à pousser plus loin leurs théories lorsqu’elles rencontrent des obstacles, mais elles devraient plutôt reconnaître que les causes matérielles ne suffisent pas à expliquer l’origine et la diversité de la vie. La nature ne peut s’expliquer elle-même, la cause première, le fameux premier mouvement dont parlait Aristote, ne peut venir que d’une intelligence elle-même pré-naturelle : Dieu.
Le créationnisme et ses variantes ne sont toutefois pas que des idées. Tout un réseau institutionnel et économique vient sous-tendre la diffusion de ces idées, si bien que le monde de l’éducation, surtout aux États-Unis, est sous les feux d’une offensive idéologique importante. On tente de faire revenir Dieu dans son déguisement de designer. Des batailles légales ont récemment été engagées en Ohio et au Kansas pour obliger les enseignants à parler des théories du design comme d’une alternative scientifique aux théories de l’évolution. Et rappelons-nous de l’amendement ‘Santorum’ du No Child Left Behind Act adopté sous la première administration Bush, qui avait été vivement critiqué par la communauté scientifique puisqu’il recommandait que «toutes» les vues sur un problème scientifique soient accessibles aux élèves, citant en exemple le problème de l’évolution biologique.
Il importe que nous ne soyons pas dupes sur les stratégies discursives qui sous-tendent cette percée du créationnisme dans les sciences. Ce qui est tenté, c’est de placer les théories scientifiques et les discours créationnistes sur le même plan alors qu’ils relèvent de domaines complètement différents, science d’un coté et foi de l’autre. En finançant la scientifisation du discours créationniste, les groupes religieux tentent simplement de mettre leur foi au même niveau que la science, pour ensuite faire pénétrer leurs croyances dans le domaine de l’éducation sous de faux arguments d’objectivité ; en effet, une fois que le créationnisme s’est présenté comme une théorie scientifique, ses défenseurs soutiennent que le système de l’éducation n’est pas objectif puisqu’il ne présente pas toutes les théories scientifiques.
Il est temps que l’establishment scientifique, surtout aux États-Unis, dénonce plus fermement les stratégies discursives des groupes religieux pour infiltrer le monde de l’éducation. Si un musée qui montre des dinosaures et des humains coexistant relève plutôt de l’anecdote, faire passer des affirmations qui relèvent du domaine de la foi pour des faits scientifiques ouvre une boîte de pandore qui pourrait être difficile à refermer.