Agir ici et maintenant, portrait d’un artiste qui interpelle

Artiste et animateur aux multiples facettes, Jean-Pierre Lacroix possède une longue expérience d’intervention auprès de personnes marginalisées – jeunes en difficulté, personnes en situation d’itinérance et dites « à problèmes ». Il revient ici sur son expérience de la marginalité au centre-ville de Montréal et les approches alternatives développées pour travailler avec et auprès de ces populations. Il revient également sur le rôle de la photographie et de l’art en lien avec les questions sociales.

Tibbs
Sam Leighton, Tibbs, 2009
Certains droits réservés.

LePanoptique : Dans le numéro spécial de l’Itinéraire parut au mois de septembre qui célèbre le 15ème anniversaire du magazine, il y a une de tes photos les plus connues, celle d’une personne à la rue, allongée avec des sacs sur le corps prise en 2003. Elle s’intitule « L’erreur Montréal ». Pourquoi ce titre ?

Jean-Pierre Lacroix : C’est un jeu de mots avec « L’erreur boréale »[1]. Les gens se mobilisent pour l’environnement mais peu pour les personnes. Un toxicomane, un alcoolique, on va dire que c’est sa faute. Il y a des causes qui sont à la mode, mais il y a des combats urgents si on pense par exemple à des personnes qui meurent de faim. On peut agir ici et maintenant ! Puis si la photo peut sensibiliser, tant mieux.

LP : Quelle est ta conception de la photographie ?

JPL : Ma pratique de la photographie s’inscrit dans la perspective des arts communautaires. Ce sont des arts au service de la collectivité à la différence de l’art classique qui ne « sert à rien » ou qui n’a de valeur qu’esthétique. Je vois l’artiste comme un animateur qui doit soulever la participation. Une œuvre prend sa valeur car elle est un processus collectif qui sert autant à exprimer ses problèmes qu’à en sortir. Si l’œuvre est collective, personne ne peut se l’approprier : elle appartient à tous.

LP : Comment en es-tu venu à t’intéresser aux personnes en difficulté ?

JPL : J’ai commencé en photographie dans le secteur commercial. J’y ai travaillé jusqu’à ce que je ressente un vide et arrive à un cul-de-sac. Je me suis remis en question et me suis inscrit dans un certificat en Animation et recherche culturelle à l’UQAM. J’ai débuté auprès de jeunes de la rue. Devant leurs graffitis, je disais wow alors que certains pensaient qu’il fallait tout effacer. On pense que délinquant égal danger mais ce sont également des gens créatifs !

J’ai toujours éprouvé un attrait pour la marge, pour les gens qui ne rentrent pas dans les cases. Je pense souvent à la citation de Godard « la marge c’est ce qui tient la page ». Nous vivons tous dans la même bulle, le même monde. Mais tous les marginaux ne vivent pas la même réalité. Certains subissent une marginalisation, sont « tassés », alors que d’autres se marginalisent – si je pense aux squeegees qui détournent les usages sociaux des habits par exemple en s’habillant en militaire. Il y a aussi des « cas limites », quelques centaines peut-être, de personnes à la rue qui ne veulent rien savoir des services offerts. Heureusement, il y a des équipes qui travaillent en outreach comme l’Équipe Itinérance du centre-ville pour rejoindre ces gens-là et leurs offrir un service minimum, s’occuper des questions de santé. Ceux qui utilisent les services se concentrent dans le « triangle de la mendicité » : ils mangent à l’Accueil Bonneau le matin, vont quêter sur Ste-Catherine et retournent le soir à la Maison du Père ou à Old Brewery Mission pour s’en aller dormir. Je trouve qu’il y a peu de ressources d’hébergement pour ces personnes à Montréal. Et puis les horaires sont parfois contraignants. Par exemple, une personne qui veut coucher à la Maison du Père doit venir faire la file à 16 heures et manque une partie de sa journée pour quêter.

LP : Peux-tu nous parler d’un projet en particulier qui a associé personnes marginalisées et approche artistique ?

J’ai travaillé au Foyer des jeunes travailleurs et travailleuses de Montréal[2] qui offre des logements à coût modique avec support communautaire aux jeunes en difficulté afin de prévenir leur arrivée dans la rue. J’ai embarqué sur un programme de Jeunesse Canada qui visait à contrer le décrochage scolaire auprès de jeunes de 16 à 20 ans et qui avaient connu des problèmes de toxicomanie, d’itinérance, de délinquance, etc. Une sorte de dernier recours. Les jeunes embarquaient sur un projet artistique et recevaient une rémunération pour participer au programme sous réserve de participation. Avec eux, je fonctionne selon la théorie des petits pas. On se fixe un petit objectif, puis un autre, puis un autre. On leur a toujours dit qu’ils étaient bons à rien et il faut leur redonner progressivement confiance en eux. On leur a tout le temps dit quoi faire et ici je leur demandais ce qu’ils voulaient faire. Ils pouvaient gérer leur projet. Ils ont fini par monter une pièce de théâtre sur le décrochage scolaire. Je leur disais « c’est vous les experts sur ce sujet ». Nous avons fait 25 représentations dans des écoles de la Commission scolaire. Ils se sont fait confiance et nous avons même fait deux shows dans des écoles pour délinquants. Certains ont repris l’école et se sont dirigés vers des formations en mécanique automobile. Il y en avait un qui rêvait de devenir briqueteur. D’autres sont allés en coiffure, en esthétique… des métiers qui leur plaisaient. On parle souvent de décrochage mais pas de raccrochage.

LP : Nous sommes ici chez toi, dans une coopérative d’artistes située dans Centre-sud. Est-ce que tu peux nous parler de ce quartier ?

Centre-sud, c’est ma patrie d’adoption. C’est l’endroit où je réside, je fais mes courses, je travaille. Je reste dans une coopérative d’artistes en arts visuels et médiatiques. Petit à petit, j’ai commencé à prendre ce quartier en photo. Les gens du quartier ne reconnaissent pas les lieux sur les photos. Je prends le temps de voir les choses que les gens trop pressés ne voient pas. Des reflets sur une façade, des rainures dans le bois d’une porte… Mais chacun peut y lire ce qu’il y veut. Le message est dans l’œil du spectateur autant que dans celui du photographe. C’est un peu comme la misère. Les gens ne la voient pas ou font semblant de ne pas la voir car la déchéance dérange. C’est plus le fun de la voir à la télé. Si c’est à la télé, c’est vrai, ça existe.

Notes

[1] Documentaire de Richard Desjardins.

[2] http://www.fjttm.org/

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