Dans un article paru le 24 juin 2006 dans le quotidien La Presse, la journaliste Louise Leduc constatait avec raison une sorte de surenchère libidinale et sexiste dans la prose de certains groupes de hip-hop québécois. Son article réagissait à la représentation d’Omnikrom et à leurs paroles très évocatrices, entendues la veille, au festival des Francofolies de Montréal. Le texte donnait tout d’abord la parole aux organisateurs de l’événement, défenseurs attitrés de la sacro-sainte «liberté d’expression», puis se terminait sur une note accusatrice et moralisatrice de la sexologue Jocelyne Robert.
Louise Leduc démontre bien dans son article comment l’argument de la «liberté d’expression» ou «liberté artistique» prêché par toutes les bonnes consciences démocrates s’impose comme un argument d’autorité. Pourtant, elle fait remarquer qu’un groupe qui ne parlerait pas des femmes, mais qui serait raciste ou antisémite n’aurait sûrement pas sa place aux Francofolies, même s’il cultive le second degré. La deuxième partie de l’article, plus orientée idéologiquement, exprime un jugement d’ordre moral. Or, même si l’analyse féministe peut nous fournir des grilles de lectures intéressantes pour analyser le «sexisme» dans le hip-hop, elle n’en demeure pas moins limitée par sa tendance à vouloir définir un ordre du bien dans les relations hommes-femmes.Pour l’analyse sociologique, dire qu’un groupe est sexiste ou trop porté sur la chose n’est pas très intéressant. Les explications fournies par la sexologue Jocelyne Robert, par exemple, qui ne voit dans les textes libidineux d’Omnikrom que de la «provocation gratuite» de la part de personnes en mal de «vedettariat médiatique», ne sont pas convaincantes. Ce type d’argument évacue l’analyse du contexte social dans lequel l’acte de création a eu lieu et évite une recherche approfondie. Or les faits sociaux et les œuvres d’art ne naissent pas du néant et sont inextricablement liés à une réalité sociohistorique qui les sous-tend. On tente de fournir ici une explication à un phénomène alors qu’il faudrait le comprendre. La distinction est importante, à plus d’un titre. Max Weber, le père de la sociologie moderne, faisait porter sur cette simple distinction sémantique (distinction de sens) l’ensemble de sa méthode qu’il nommait «neutralité axiologique». La compréhension discerne le sens subjectivement visé par les individus qui agissent au sein d’une relation sociale. C’est ce sens qu’il faut analyser et ce, en prenant garde de ne pas le remplacer par un sens reconstruit objectivement par l’observateur. La «neutralité axiologique», qui nous servira de canevas ici, peut être comprise comme une indifférence aux valeurs indispensables à la démarche scientifique. Le chercheur se refuse tout jugement de valeur, mais remarque dans des discours, des actions et des gestes, des formes particulières du social qu’il tente de théoriser sous forme d’idéal type; c’est à dire une construction abstraite, un modèle opérant du social. Expliquer ces œuvres, en analyser la poésie et le sens, c’est rendre compte de tendances sociales, de modes et de courants populaires, de l’air du temps. Une réflexion enrichissante sur le sujet devrait, peut-être, s’affranchir de tout point de vue moral ou normatif. La tâche de l’intellectuel est de comprendre.
Le hip-hop
Aujourd’hui, le hip-hop n’est plus seulement la voix de la «misère sociale»; il est devenu un phénomène culturel majeur consommé par toutes les classes sociales – les revenus faramineux qu’il génère prouvent qu’il s’est développé au-delà de son auditoire d’origine. En se développant, ce genre musical a fini par se mélanger avec d’autres styles comme le Reggae (Ragga), la Techno et le Drum n’ bass (Grim anglais), adoptant ainsi des formes métissées qui lui ont permis de toucher un public de plus en plus large et hétérogène. Pourtant, même si aujourd’hui le hip-hop n’est plus seulement produit et écouté par des artistes issus du ghetto ou de la banlieue, il reste habité par un thème récurrent: une forme idéalisée d’hypersexualité totalement maîtrisée par les hommes. Notre hypothèse – que nous tenterons de légitimer avec une analyse des textes – suggère qu’il faut peut-être interpréter ces voix très (trop) souvent masculines, non comme la perpétuation d’un ordre patriarcal ou d’une violence masculine, mais comme des signes qui rendent compte des transformations de l’intimité et des relations hommes-femmes dans notre société.
Modèle égalitaire et relation pure
Les relations hommes-femmes ont connu, depuis 200 ans, d’immenses transformations. Comme le souligne le sociologue anglais Anthony Giddens, nous sommes passés, dans les pays occidentaux, d’un modèle fondé sur la différence sexuelle – caractérisé par un profond déséquilibre entre l’homme et la femme – à un modèle égalitaire qui présuppose «[…] l’égalité la plus stricte en termes de donation et de réception émotionnelle(1).» Les femmes ont aujourd’hui quasiment les mêmes droits que les hommes, travaillent presque autant et, grâce aux avancées médicales, elles ont pu libérer leur sexualité de son association séculaire à la reproduction, aux liens de parenté et à la succession des générations. Cet affranchissement des contraintes biologiques fut la condition sine qua non de la révolution sexuelle, cause et conséquence de l’affirmation d’une sexualité féminine orientée vers le plaisir. Ces deux changements majeurs – égalisation des conditions et émergence d’une sexualité «plastique» chez les femmes, c’est-à-dire une sexualité non retenue à l’égard du plaisir et de la jouissance – sont responsables d’un grand nombre de frustrations et de problèmes d’adaptation chez les hommes qui se sentent démunis d’un pouvoir ancestral. Ce sont ces frustrations mêmes qui transparaissent dans les textes de hip-hop. En effet, la suprématie masculine étant de moins en moins évidente et de moins en moins défendable idéologiquement, les hommes tentent parfois de la réaliser de manière fantasmée dans des lieux métaphoriques ou subliminaux, mais aussi dans des formes violentes qui manifestent un rapport à l’autre totalement désincarné. On tente d’avilir l’autre, de le déshumaniser de manière métaphorique (dans des textes de chansons par exemple), voire parfois physique. Si l’on suit ce raisonnement, la violence masculine proviendrait plus aujourd’hui d’un sentiment d’insécurité à l’égard des femmes que d’une perpétuation de la domination patriarcale.
L’angoisse de la satisfaction
À partir des années soixante, l’affirmation érotico-hédoniste du corps féminin et la recherche de la relation idéale (affranchie des contraintes religieuses et donnant une large part au plaisir charnel) ont soumis les hommes au test de leur virilité. En effet, en même temps qu’elle affirmait sa sexualité, la femme revendiquait son droit au plaisir, droit qui lui était auparavant interdit. Ce droit au plaisir a conduit l’homme à remettre en question sa sexualité et ce processus n’est pas fini.
Autrement dit, avant la révolution sexuelle, la virilité allait de soi, elle témoignait du monopole masculin de la sexualité et il était inimaginable de la remettre en question. Mais aujourd’hui, que vaut vraiment cette force quand la femme peut en juger? C’est cette angoisse à l’idée de ne pas pouvoir satisfaire sexuellement les femmes qui se matérialise dans les textes de rap par une assimilation de soi en bête de sexe ultra-virile, en «surmâle» capable d’épuiser les femmes. Voici un exemple: «Mais bon, il n’y eut pas de répit, pas de trêve… Pendant des heures et des heures, je lui ai mis la fièvre… Pendant des heures, je lui ai mis la fièvre pendant des heures» (NTM, La fièvre). Les textes donnent une représentation de l’experte maîtrise de l’acte sexuel. Cette maîtrise est souvent assimilée à celle de l’animalité ou de la puissance mécanique. La femme est ici une «pouliche», une amazone, un être désincarné qu’il faut dompter ou conduire comme une grosse cylindrée.
La femme exigeante, manipulatrice et vorace
Certains textes dissimulent mal le spectre de l’impuissance qui hante l’imaginaire masculin (et féminin) contemporain, tout comme la peur de la femme sexuellement libérée, systématiquement jugée exigeante, manipulatrice et sexuellement vorace. Bien évidemment, ces «exigences» n’en sont pas; ce ne sont que les droits légitimes que l’égalisation des conditions confère, mais que le pathos misogyne masculin considère comme illégitimes. Les paroles indiquent aussi que la peur de la femme manipulatrice, détachée, jouant avec la souffrance affective de l’autre, rend aussi compte de la peur chez l’homme de voir la femme exiger son autonomie, sa liberté. Le fantasme de la voracité sexuelle de la femme («C’est garanti ma petite, on va baiser comme des lapins, donc engloutis ma bite comme après une grève de la faim» (TTC, Girlfriend)), qui devient soit une putain, une bitch ou une porn-star, témoigne là aussi d’une frustration face à la liberté sexuelle dont font preuve les femmes contemporaines. Cette voracité est souvent assimilée à l’animalité; la femme devient une «louve» chez NTM («Move-up, move-up… Rough, comme une louve… Bouge ton corps de la tête aux pieds… Et là, j’t’approuve» (NTM, Ma benz)), une «pouliche» chez Omnikrom («t’es la pouliche que j’ai toujours voulu chevaucher» (Omnikrom, Où sont mes groupies)) ou encore une «chienne» chez Booba («hi trop despeed nos réputations craignent, l’étalon noir kiffe les chiennes aux strings, talon» (Booba, Numero 10)). Ces termes sont très intéressants, puisque ces animaux sont des symboles de la domestication de l’animal par l’homme; ils suggèrent que la sexualité animale et sauvage de la femme se doit d’être domptée par le mâle. Encore une fois, c’est dans ces images typiques (registre animalier), voire réconfortantes, que l’homme à la sexualité fragile et incertaine se protège de la peur de son émasculation.
Transformation de l’intimité
Quoi qu’il en soit, on constate aussi dans ces textes que la femme est toujours coincée entre deux images archétypales: la mère sainte («J’rêve de faire diamant, D’acheter une villa, de dire tien c’est pour toi mman» (fonky Family, Comme on débarque)) et la putain («pute, j’suis ton mac, alors suce ma bite gratuite» (TTC, Girlfriend)). Il semblerait que l’égalisation des conditions homme-femme s’est accompagnée d’une désacralisation du caractère procréateur de la femme, mais en même temps d’une «remythification» de cette dernière (thème de l’amazone sauvage et vorace) et d’une sublimation de sa sexualité dans des formes assez méprisantes. De plus, il ne faudrait pas se tromper en voyant dans les textes de hip-hop un négatif des thèmes chers à la musique populaire (l’amour romantique quasi religieux, le coup de foudre, la douleur de la rupture, etc.): leurs préoccupations sont les mêmes. On finit toujours par parler de l’intimité et de la relation, peu importe la forme désincarnée, hypersexuelle et sexiste que celle-ci prend. Les rapports sexuels, explique A. Giddens, «[…]deviennent aujourd’hui des lieux d’investissement de la confiance et donc des lieux où se joue la sécurité ontologique des personnes(2)», sécurité qui fait cruellement défaut aux hommes modernes, ces «bâtards sensibles» chez TTC.
Notes
(1) GIDDENS, Anthony, La transformation de l’intimité, Paris, Le Rouerge/Chambon, 2004.
(2) Ibid.