La crise qui secoue présentement l’industrie forestière québécoise incite à mener une réflexion sur la place que doit jouer une institution centrale comme l’État dans le devenir économique national. Une revue de la problématique mène à conclure que le gouvernement actuel, malgré ses prétentions libérales, est vraisemblablement incapable de comprendre et d’assumer le rôle qui lui revient dans le dossier de l’industrie forestière. D’autre part, les critiques formulées par les tenants de la gauche doivent aussi être questionnées dans l’analyse de la situation.
*L, Oublie d’utiliser le Kimberly-Clark
(Fukc, Forget to use Kinberly-Clark), 2006
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Il s’agit d’une situation économique [malheureusement] typique: un marché croissant incite les firmes à effectuer des investissements de long terme qui, lorsque les ventes cessent subitement de croître, se retrouvent inutilisés, inutilisables. C’est le propre des situations de surcapacité.Au Québec, une combinaison improbable de facteurs a mené vers la situation actuelle; la difficulté croissante d’approvisionnement, l’imposition des droits compensatoires à l’exportation, la hausse du huard, l’augmentation du prix de l’énergie et la baisse générale de la demande occasionnée par la multiplication des publications en ligne(1) sont des réalités envers lesquelles l’industrie est impuissante malgré les ressources dont elle dispose.
Pour faire face à cette surdotation en immobilisations spécifiques au commerce du bois, plusieurs s’évertuent à proposer des solutions. À terme, il est inévitable que le problème actuel de surcapacité doive être réglé par une diminution de la production québécoise dans ce secteur. Or, pour l’instant, le débat s’est déplacé – comme dans de [trop] nombreux dilemmes nationaux – vers un dialogue entre des groupes de pression ponctuels, minoritaires, et un gouvernement n’ayant vraisemblablement toujours pas défini sa ligne directrice.
Dans une entrevue publiée dans La Presse, Alain Lemaire, président et directeur-général du groupe Cascades, pourtant réputé pour sa gestion humaine et responsable, clame son ras-le-bol:
«Qu’on fasse n’importe quoi, ce n’est jamais bon. Si on écoute toujours les minorités (lire: des groupes de pression), on va aller où? On va aller ailleurs. On va aller vers des gens qui veulent nous avoir, plutôt que d’être contre nous quand on veut faire un petit pas en avant.(2)»
Il énonce en ce sens le germe d’une vision qui pourrait être salutaire à une économie qui va mal: il faut cesser de permettre à des groupes d’intérêts marginaux de définir les orientations nationales, comme cela s’est observé constamment au cours des dernières années. Les exemples du Suroît, du projet de casino au bassin Peel ou des grèves étudiantes suffisent à étayer l’accusation de clientélisme développée ici. Dans le contexte international actuel il s’agit, a fortiori, d’une question de survie, car dans le dossier des industries forestières qui dit restructuration évoque nécessairement une diminution des effectifs au plan national. Cela est fâcheux, mais inévitable, et c’est pourquoi nous croyons qu’une analyse macroéconomique exhaustive doit [et aurait dû] précéder toute action, privée ou publique. Pour maintenir et accroître la qualité de vie, qu’elle se mesure par le PIB, l’IRB, le GPI ou le BIP 40(3), une évaluation globale s’impose donc impérativement.
Une vision d’ensemble
Les éléments conjoncturels et structurels précisés plus haut défavorisent présentement l’industrie forestière québécoise. Bien que plusieurs misent sur une éventuelle appréciation de ses différents segments de marché(4), il semble peu probable que le Canada sera capable de maintenir encore longtemps sa position de leader mondial dans ce domaine. L’omniprésence du «péril chinois», couplé au développement des économies russes et brésiliennes riches en ressources forestières, constituent des écueils de taille que l’industrie – et la société qui l’accueille – devra surmonter.
Parallèlement, le Québec est aux prises avec une surexploitation de la ressource, dénoncée par le documentaire filmographique L’erreur Boréale, dont la diffusion a donné lieu au dépôt du rapport Coulombe et conséquemment au réajustement du calcul de possibilité établi par le forestier en chef, M. Pierre Levac, qui conclut à la nécessité d’une diminution de plus de 20% des droits de coupe.
En termes d’emploi, l’actualisation du rapport Coulombe à la mi-septembre 2006 indique que l’emploi direct attribuable aux activités forestières représente environ 4,5% de la population active québécoise. De plus, 245 municipalités sont orientées vers ces activités et parmi celles-ci 119 n’ont développé aucune autre activité manufacturière sur leur territoire.
Du point de vue national, un réalignement vers des activités à plus forte valeur ajoutée s’impose donc. Il doit toutefois tenir compte des spécificités locales et des besoins à long terme des économies municipales. Il en découle que les considérations de mobilité et de flexibilité sont centrales dans cette analyse et qu’elles ne peuvent être laissées entre les mains des firmes et des groupes de pression. Aucun de ces protagonistes n’a le recul, l’objectivité ou la capacité de mener à bien une évaluation de cette ampleur, particulièrement dans le contexte actuel d’ouverture des échanges. Seul un État libéré du clientélisme syndical, communautaire ou patronal peut être jugé apte à accomplir une telle tâche.
Enjeux commerciaux
Bien entendu, nous pouvons faire ou non des échanges internationaux une priorité. Force est d’admettre que ceux-ci contribuent à l’efficacité productive au niveau planétaire. Le cas échéant, nous semblons avoir choisi collectivement d’ouvrir la porte à cette voie.
Cela dit, l’ouverture au commerce oblige – et il s’agit d’une condition sine qua non d’un tel choix – à une réallocation des ressources productives, en l’occurrence un déplacement de la main-d’œuvre entre les pays et entre les secteurs au sein des pays. Pour bénéficier pleinement de nos avantages comparatifs, il nous faut faire certains sacrifices. Le Canada étant un petit marché ouvert, preneur de prix, il bénéficie de nombreux attraits pour les investisseurs et les consommateurs étrangers dans la mesure où la productivité relative de ses facteurs de production demeure intéressante par rapport à ses coûts. Force est d’admettre que cela n’est plus le cas en ce qui concerne l’exploitation des ressources forestières; les rendements marginaux sont désormais insuffisants pour justifier le maintien du niveau actuel d’activité.
Bien entendu, les communautés sont soucieuses de préserver leurs emplois, tout comme les aspirants à la gouverne de cette province. Ce désir serait partagé par les firmes dans la mesure où la main-d’œuvre ainsi maintenue leur permettrait de préserver leur viabilité économique, c’est-à-dire leur aptitude à réaliser des profits. Cela n’est actuellement pas le cas. Ceci dit, une étude publiée par PriceWaterhouse Coopers en décembre 2006 soulignait que plus des deux tiers des employeurs québécois, toutes catégories confondues, sont négativement affectés par la pénurie de main-d’œuvre qualifiée(5). C’est donc une situation paradoxale où, à un extrême, nous avons un urgent besoin de travailleurs mieux formés et à l’autre, des structures inertes maintenant une forte proportion d’emplois non qualifiés – soit dans l’industrie du bois et de sa transformation première. Devant la nécessité de réduire l’ampleur de ce domaine important de l’économie québécoise, force est de constater que c’est à l’État que revient la responsabilité de pronostiquer la voie à suivre.
S’opposant à l’instinct électoraliste du politicien, la théorie économique enseigne qu’il est essentiel, lors de restructurations, de protéger les individus, et non les structures. Bien que le mandat de l’homme politique excède largement cet énoncé, nous croyons néanmoins que cette maxime peut, dans ce dossier, servir de leitmotiv pour orienter les décisions gouvernementales. Il s’agit, semble-t-il, d’un des objectifs implicites que se sont fixés les participants lors du cinquième forum global sur la réinvention du rôle de l’État, chapeauté par les Nations Unies: «promouvoir les principes du bon gouvernement qui sont centrés sur la reconstruction de la relation entre les institutions publiques et les citoyens qui en dépendent.(6)» Or, c’est justement lorsque l’État protège les structures qu’on le dit clientéliste, à la solde des multinationales et distant de sa base électorale. Une vraie vision «de gauche» devrait accepter qu’en l’occurrence, des mises à pied soient requises, et ce, dans le meilleur intérêt de la société québécoise.
Le rôle de l’État
La main-d’œuvre, vu son attachement légitime aux lieux, aux individus et aux institutions d’une localité, est peu mobile. Cela est particulièrement vrai des travailleurs les moins qualifiés; ils ne disposent ni des ressources, ni des opportunités pour opérer un changement aussi drastique dans leurs modes de fonctionnement. Cela n’est ni heureux, ni malheureux; c’est un simple constat qui relève d’attachements socioculturels d’autant plus forts que l’emploi est peu qualifié. Il est toutefois utile de rappeler que, toutes catégories confondues, la mobilité géographique est certainement plus contraignante que la mobilité intersectorielle.
Le P.-D.G. du Conseil de l’Industrie Forestière, M. Guy Chevrette, dans une allocution prononcée devant la Chambre de commerce de Chibougamau, insiste sur le rôle clé que doivent jouer les élus dans cette crise: «[…]l’État a le pouvoir de distribuer la ressource comme il le veut. C’est une consolidation accompagnée par l’État qu’on veut, et il est temps que l’État commence à le comprendre(7)». Dans cette optique, il est de la responsabilité de l’État de jouer un rôle central dans l’attribution des droits d’opération excédant les simples droits de coupe, et ce afin de définir une stratégie solide du moindre mal pour cette industrie.
La solution mise de l’avant par les autorités publiques consiste à réduire les droits d’exploitation de la ressource par région. Cela, bien entendu, touche certaines firmes, certains lieux, mais n’indique pas de quelle manière les entreprises doivent effectivement se réorganiser afin de faire face à ces nouveaux défis. C’est un signal faible, qui n’est pas à la hauteur du problème.
Confrontées aux données citées par tous les médias, les firmes adoptent des comportements économiques relativement rationnels. Les plus grosses, conscientes que leurs rivales de moindre ampleur ne pourront subsister, sont incitées à jouer le jeu du dumping, à poursuivre l’exploitation sous leurs coûts de production, ou du moins, à conserver leurs actifs de capacité utilisables. Les plus petites, incapables de maintenir un tel régime, seront appelées à fermer.
Résultat des courses: des firmes plus productives et entretenant un lien de dépendance envers des petites communautés seront dissoutes, confortant la position oligopolistique des plus grandes. Or, ce qui devrait mener à une appréciation de la productivité et à un rétablissement de la production à des niveaux adéquatement situés sur le marché pourrait, selon cette logique, mener précisément au contraire. La centralisation des activités vers des centres mènera certainement à 1) un éloignement important par rapport à la ressource, 2) l’apparition d’externalités négatives(8) dans les petites communautés dépendantes, nécessairement coûteuses pour les contribuables et 3) la dépréciation d’actifs immobiliers (maisons, usines, routes) découlant de l’exode rural ainsi provoqué.
Un rapport à l’Assemblée nationale française rapportait que «lorsque le tissu industriel est abondant et diversifié, les mutations passent quasiment inaperçues[…]; la situation est évidemment différente dans des bassins d’emplois de monoindustrie ou dans des régions aux activités peu diversifiées(9)». L’apparition de villages habités par les travailleurs déchus d’une monoindustrie éteinte coûte très cher. Pour se prémunir contre la précarisation de communautés entières, l’État se doit donc d’intervenir. Cela serait, le cas échéant, économiquement et socialement efficace, intelligent.
Plutôt que de guérir, il est encore temps que le gouvernement se fasse le thuriféraire d’une réorganisation intelligente de l’industrie forestière. C’est là l’esprit d’un véritable libéralisme, qui devrait se montrer bénéfique tant pour les régions que pour les contribuables du Québec. Cela requiert un gouvernement actif, engagé, qui refuse la tribune aux pressions lobbyistes, syndicales et patronales, pour se concentrer sur un programme de développement [durable] servant l’intérêt de ceux qu’ils représentent, c’est-à-dire l’ensemble des membres de la nation québécoise. On oublie parfois que l’État recueille les fonds qu’il distribue ; on ne peut toutefois, contrairement à certaines croyances, distribuer la richesse sans en créer.
Notes
(1) Le https://lepanoptique.marcouimet.net en est un exemple; une revue plus exhaustive du rapport Coulombe permettra certainement d’identifier d’autres variables affectant négativement la performance du secteur forestier québécois, dont la distance croissante de la ressource par rapport aux installations, la lourdeur administrative, etc.
(2) BOISVERT, M. «Alain Lemaire inquiet pour le Québec», dans La Presse, le 8 décembre 2006.
(3) Bien qu’en désaccord fondamental avec la position de David Murray développée dans son article «La nécessité de sortir de l’économisme» paru dans Le Panoptique en décembre 2006 (<https://lepanoptique.marcouimet.net/index.php?lien=economie&article=138>), nous adhérons à l’idée que le PIB n’est certes pas la meilleure mesure de l’accroissement du bien-être collectif. Soulignons toutefois que l’appel à la «désymbolisation» du monde par le refus de la consommation traditionnelle, couplée à une conception à la Castoriadis de l’évolution incrémentale répond 1) à une logique tout à fait conforme à «l’économisme» tant décrié, c’est-à-dire une approche marginale et rationnelle qui s’intègre aisément dans le cadre d’analyse économique et 2) est tout à fait contraire à un l’idéal d’une grande lucidité que propose Murray, puisque la démocratie est un système politique du «moindre mal» et tend nécessairement vers le technocratisme, et la dictature du symbolisme vulgaire incompatible avec les thèses avancées. Laissant Albert Jacquard et autres idéalistes de côté, nous croyons donc que l’économie [et l’économisme], par sa capacité d’analyse des rapports de production et de répartition de la richesse, reste un cadre valide pour l’évaluation des problèmes… économiques!
(4) On pense notamment à la fabrication de produits finis et semi-finis, par le sciage, la transformation et le secteur des pâtes et papiers.
(5) Presse Canadienne, «Sondage – La croissance canadienne est freinée par une pénurie d’employés qualifiés», dans Le Devoir, 20 décembre 2006.
(6)Vicente Fox, dans une allocution lors dudit Forum, [En ligne: http://www.un.org/french/pubs/chronique/2003/numero3/0303p12.asp].
(7) Guy Chevrette, allocution prononcée le 21 novembre 2006 devant la Chambre de commerce de Chibougamau.
(8) C’est-à-dire que les difficultés du marché de l’emploi dans le secteur du bois entraîne indirectement une diminution du bien-être des acteurs sur d’autres marchés, notamment les contribuables mais aussi tous ceux qui ont à cœur le développement rural au Québec. En termes strictement économique, l’externalité est l’influence positive ou négative qu’un agent, par sa consommation ou sa production, peut avoir sur l’utilité d’un second agent sans que ce dernier ne participe à l’activité économique (et sans que cette variation ne soit intégrée dans le mécanisme des prix).
(9) ROUSTAN, M., «Rapport d’information sur la désindustrialisation du territoire», Délégation à l’aménagement et au développement durable du territoire, Compte rendu no. 12, [En ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/12/cr-delat/03-04/c0304012.asp].