L’initiative OLPC (One Laptop per Child – (1)), organisme à but non lucratif qui tente de développer un ordinateur portable indépendant d’un accès à l’électricité et coûtant une centaine de dollars américains susceptible d’être distribué dans les centres éducatifs des pays en voie de développement, vient d’annoncer que son ordinateur comporterait une version hors ligne de la célèbre Wikipédia. L’idée d’une communauté transversale du savoir n’est pas nouvelle. Elle animait déjà les encyclopédistes du XVIIIe siècle et la critique, fondée ou non, des institutions étatiques du savoir qu’on y retrouvait déjà envers la main-mise de la royauté et de l’Église sur les discours des savants se reproduit aujourd’hui dans les propos sur la libéralisation de l’accès au savoir que représente pour beaucoup le cyberespace. C’est maintenant autour d’une autre encyclopédie, Wikipédia, que se cristallisent les enjeux de cette critique.
Encyclopédie libre, s’il est encore besoin de la présenter tant elle est rapidement entrée dans nos usages, Wikipédia est un projet qui se veut communautaire, c’est-à-dire que chacun peut y écrire un article ou le modifier. Ce projet d’un partage commun de la connaissance soulève autant d’appuis enthousiastes que de critiques sceptiques, qui s’arrêtent souvent au seuil du débat. Il faudrait, semble-t-il, en finir avec Wikipédia en acceptant la révolution qu’elle propose ou en la condamnant comme projet mort-né, insuffisant et sans rigueur. Mais si les esprits s’échauffent, c’est que derrière ce projet se profile peut-être une mutation sociale de l’éducation qui tend à changer le rôle des institutions du savoir. Entre les deux caricatures d’une pensée réactionnaire qui regrette déjà le temps des communications en face à face et d’un courant “techno-geek”qui préfère la souplesse du virtuel au dures réalités de la »vraie vie » s’ouvre un champ de réflexion qui plutôt que de s’affirmer pour ou contre telle ou telle technologie tente de comprendre les faits et de tracer un portrait des défis à relever. Parmi ces défis, l’éducation est un des premiers secteurs de la société à être touché. Internet est pour certains l’infrastructure informatique qui remplacera l’université dans son rôle traditionnel visant à garantir un savoir universel. Pour d’autres, c’est un leurre, un maelström de faits et de fiction auquel manque la rigidité et la droiture des grandes institutions. Tentons de faire le point.
Au Québec, comme dans plusieurs pays occidentaux, le projet républicain de l’accès de tous à la connaissance est historiquement ancré dans la fondation de nos institutions. Une série de conférences nationales sur la réforme de l’éducation, qu’inaugure la Commission Tremblay en 1953 et qui s’étendra jusqu’en 1962 en plein coeur de la guerre froide, posait l’exigence d’une éducation publique forte afin de ne pas prendre de retard sur l’Union Soviétique. Renforcée par la commission Parent dans les années soixante, l’idée d’une nationalisation de l’éducation comme projet nécessaire à la démocratie représentative demeure encore aujourd’hui la justification politique de nos institutions scolaires. L’accès à l’éducation est depuis assuré par les programmes de financement publics et de prêts et bourses étatiques pour les étudiants et étudiantes. Ce que les projets comme Wikipédia indiquent, c’Est le fait que l’accès à l’information et au savoir comme faisant partie intégrante d’un projet de société semble, avec les nouvelles technologies, déborder de plus en plus le cadre des institutions publiques. Le cadre des structures assurant la production du savoir est de moins en moins du ressort national et le projet républicain, qui tend à s’étendre à tous ceux et celles qui disposent d’un accès Internet, se moque maintenant des frontières étatiques. C’est du moins l’avis de plusieurs chercheurs, dont Pierre Levy, titulaire de la chaire canadienne de recherche sur l’intelligence collective à l’université d’Ottawa qui affirme:
L’intelligence collective est fondée, en premier lieu, sur un principe fort : chacun sait quelque chose. Il s’agit là d’un approfondissement du projet républicain de garantir l’accès de tous au savoir. […] L’intelligence collective n’est donc pas la fusion des intelligences individuelles dans une sorte de magma communautaire mais, au contraire, la mise en valeur et la relance mutuelle des singularités.
Lévy, Pierre. (1995) Pour l’intelligence collective, [en ligne], consulté le 3 août 2006.
OLPC s’inscrit nettement dans cette mouvance sociale qui veut que le cyberespace assure la transversalité du savoir en mettant en place un système de communication horizontal où l’universalité de la connaissance ne dépend plus d’une institution garantissant la reproduction d’une autorité savante et nationale, mais de la rencontre d’une pluralité de citoyens internationaux qui vont de manière commune entretenir un échange éclairé et ainsi apprendre les uns des autres. Que cette proposition soit pour l’instant encore à réaliser et que de nombreux doutes sur la faisabilité d’un tel projet puissent être émis, on le reconnaîtra facilement, mais la pratique de l’enseignement telle qu’elle se fait dans nos institutions est déjà affectée par des projets comme Wikipédia qui participent directement à cette mutation embryonnaire de l’accès à l’information. Une réflexion sur le rôle de nos institutions d’éducation ne peut se contenter de taxer ce projet d’idéaliste pour mieux le rejeter lorsque l’on reconnaît le fait que la plupart des étudiants utilisent Internet pour la recherche documentaire. Ce type de partage de l’information n’est déjà plus un simple projet, mais s’ancre progressivement dans les moeurs étudiantes et est encouragé par l’accès à des salles informatiques, de cours en ligne et bientôt peut-être d’ordinateurs pour les classes du tiers-monde.
Si l’on parle de libéralisation de l’information, c’est aussi pour signifier que la diminution de la force d’une autorité »référence » assurée par les institutions scolaires entraîne une plus grande responsabilité individuelle de la part de l’étudiant et de l’étudiante. Chaque citoyen, lorsqu’il est assis devant son ordinateur, doit de plus en plus être apte à se poser des questions concernant la validité des informations qu’il reçoit et à évaluer la crédibilité qu’il est prêt à accorder à la source de cette information. Si l’institution pédagogique doit encore aujourd’hui former des citoyens, elle ne peut plus ignorer cette réalité et doit permettre à tous d’avoir non seulement accès à l’information, mais plutôt au développement d’habiletés critiques face à cette information. Plutôt que de rejeter, pour reprendre le même exemple, Wikipédia comme étant une source peu fiable et contenant possiblement des erreurs, on pourrait plutôt l’inclure à l’enseignement comme outil de référence pour peu qu’on se donne la peine d’aborder les problèmes de la validité des sources, d’en marquer les limites et d’enseigner ainsi à développer une pensée critique de plus en plus nécessaire dans une société où l’information ne transite plus entre les mains des maîtres avant d’aboutir dans l’oreille des étudiants. Le problème ne se situe pas au niveau de l’information elle-même, mais au niveau du réseau qui permet d’en assurer la validité. Même si l’on accepte que le rôle de l’enseignant se polarise de plus en plus vers celui ou celle qui tend à apprendre à ses étudiants à reconnaître par eux-mêmes les critères de fiabilité, il n’en reste pas moins que le relais vertical entre l’université et le savoir tend à devenir second par rapport au relais transversal entre les citoyens. C’est peut-être en ceci que consiste la mutation la plus radicale qu’apporte la démocratisation de l’informatique dans l’enseignement : la distanciation de la ressource et de l’autorité. Le savoir clérical conservé par une élite, déjà mis à mal par Gutenberg, semble dans le cyberespace ne plus avoir sa place car rien n’y est plus proprement ésotérique si l’on dispose des bons algorithmes de recherche. Mais ce relais transversal, cette nouvelle société des savants qu’on nous annonce, devant remplacer cette vieille élite universitaire, comment peut-elle assurer qu’elle récupérera véritablement les ressources intellectuelles de son supposé passé? Les diplômes conserveraient bien entendu une valeur dans cette nouvelle forme d’échange du savoir, mais une valeur de ressource plutôt qu’une valeur d’autorité, et l’idée d’une république savante ne peut tenir sans celle d’un système de repères qui permettent d’y filtrer l’information et de juger de sa valeur. Ce système de repères, c’est traditionnellement le système vertical des maîtres qui l’assure. Est-il possible de trouver une organisation du savoir qui se justifie sans argument d’autorité et qui permette que le partage de l’information soit éclairé et critique face aux sources ?
Il semble que la communauté Internet ayant fait face à ces questions de manière pratique ait développé quelques systèmes de »cyberdémocratie » dont la régulation, assurée par la communauté elle-même, permet un système d’échange transversal plutôt fonctionnel. L’usage le plus frappant est celui du forum de discussions Slashdot (2) qui a mis en place, pour étiqueter la validité des textes publiés sur le site par ses membres, un ingénieux système de modération à deux couches. Chaque utilisateur du site peut être amené à jouer le rôle de modérateur, qui juge de la pertinence d’un texte publié, ou de métamodérateur, qui juge de la qualité des jugements des modérateurs. Le rôle de modérateur est attribué au hasard, mais est influencé par le nombre de textes publiés. Lorsqu’un usager reçoit ce rôle, lui est attribué pour une période de trois jours un nombre de points qu’il peut utiliser pour noter les interventions de ses pairs. Quant à lui, le métamodérateur est un volontaire qui juge de l’intervention des modérateurs mais seulement à propos de discussions où il ne prend pas part et sans connaître l’identité du modérateur. Son jugement affecte les chances pour un usager d’être à nouveau choisi en tant que modérateur. Chaque usager peut ensuite filtrer les textes selon la notation des modérateurs sur une échelle de 1 à 5. Le système est assez efficace, il permet de juger facilement de la valeur ou de la pertinence d’une intervention et semble dans son ensemble plutôt exact. L’autorité y est donc assumée collectivement et la qualité des interventions à tendance à s’accroître puisque pour être lu par tous les usagers, il faut converser de manière amicale et se montrer capable d’argumenter. L’éducation n’est donc plus, dans ce type d’échange, une autorité directe, mais diffuse et anonyme, une ressource qui nourrit l’économie de l’information sans en détenir le contrôle.
Le »slashcode », adopté depuis par de nombreux forums de discussions, nous donne à penser que l’échange transversal du savoir est non seulement possible, mais réel mais dans des cas bien définis et limités. Bien qu’encore loin d’être la république universelle de M. Lévy, cet échange est juste assez présent pour remettre en question le rôle traditionnel de l’enseignant dans le cadre d’une démocratie. Si l’initiative OLPC réussit à produire et à distribuer ses ordinateurs, Wikipédia ou pas, le lien entre échange de l’information, pédagogie et démocratie devra être repensé d’urgence. C’est que les institutions actuelles ne pourront plus, pour des raisons démographiques, continuer d’être la garantie de l’accès universel au savoir lorsque l’Asie, l’Afrique et les autres Amériques commenceront à demander et à, espérons-le, obtenir un accès de plus en plus massif à l’information, au savoir et à l’éducation.
Notes
(1) Le site de l’organisme est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://laptop.org/
(2) Le forum est situé à l’adresse suivante : http://slashdot.org/