Les langues, objets d’émotions

L’étude des liens qui unissent les émotions et les langues est peu courante dans les sciences du langage. En s’appuyant sur une étude majeure parue sur le sujet, l’auteur, du Pôle de recherche national en sciences affectives à Genève, dégage ultimement des conséquences pour l’enseignement des langues.

eye emotions
Lin Pernille, eye emotions, 2007
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Le langage clarifie et communique nos émotions

Nous avons tous des émotions, et nous savons à peu près ce qu’est une émotion, même s’il est difficile pour les psychologues spécialistes de la question d’en trouver une définition qui ferait l’unanimité. Nous communiquons ces émotions aux autres, volontairement ou involontairement, par l’expression du visage, mais aussi par le ton de la voix. La voix tremble d’émotion dans la tristesse ou la peur, l’intonation devient plus vive dans la joie, on parle plus fort quand on est en colère, etc. L’émotion accompagne le langage. En même temps, le langage sert à exprimer l’émotion au travers même des mots lorsque nous disons que telle chose nous plaît ou nous énerve, ou bien sûr, lorsque nous disons « je t’aime ». Non seulement le langage communique nos émotions aux autres, mais il les clarifie également pour nous-mêmes. Sans l’aide du langage pour nommer les émotions, les catégoriser, nous ne savons pas quelles émotions nous éprouvons.

Depuis plus de vingt ans, les psycholinguistes étudient l’expression de l’émotion dans le langage. Mais personne n’a étudié jusqu’à présent l’expression des émotions dans les différentes langues parlées par un sujet. Souvent, les gens s’expriment dans une langue seconde d’une manière plutôt plate et froide, surtout s’il s’agit d’une langue apprise à l’école; ils n’ont pas appris à exprimer l’émotion dans cette langue, ou ils n’y ont pas investi leur vie affective. Aujourd’hui, l’exemple le plus frappant en est l’utilisation de l’anglais comme véhicule de communication internationale dans les affaires par des gens qui n’ont pas d’autres langues en commun : autant de gens parlant comme des automates.

Langues, émotions et identité

Récemment, la linguiste Aneta Pavlenko(1) a publié un livre consacré au thème de l’émotion et du multilinguisme. Il constitue la première tentative pour traiter ce sujet complexe. Pavlenko y résume la littérature scientifique relative à ces questions en psychologie et en linguistique, et fait en même temps appel à son expérience vécue : celle d’une Juive russe venue en Amérique du temps de l’Union Soviétique. Elle évoque deux thèmes principaux : la langue comme vecteur d’expression d’émotions, c’est-à-dire la manière dont les émotions sont ou ne sont pas exprimées par les sujets parlants selon le ton de la voix. Et la langue comme objet d’émotions, c’est-à-dire la signification affective des langues différentes parlées par les personnes bilingues et multilingues.

On sait que la langue maternelle est capitale pour l’identité personnelle et sociale du sujet parlant. Elle sert à définir le groupe d’appartenance, et, en même temps, à en exclure les autres. « Il parle comme nous » est à peu près la même chose que « il est un de nous ». Et selon George Steiner(2), c’est pourquoi il y a tant de langues dans le monde – quelques milliers, et pas une demi-douzaine, ce qui aurait été plus pratique. Pavlenko constate que les gens expriment typiquement leurs émotions dans la langue maternelle, qui est pour cette raison « la langue du cœur », les langues secondes étant typiquement apprises dans une salle de classe ce qui les rend, de fait, un peu mécaniques. Mais il peut arriver, selon elle, que les gens se « resocialisent » dans une langue seconde, suite à l’immigration notamment. Alors, la seconde langue peut devenir la « langue du cœur » ou du moins partager ce statut avec la langue maternelle. Dans ce cas-là, la langue seconde aura progressivement tendance à remplacer la langue maternelle comme langue principale du sujet parlant.

Pour soutenir sa thèse, Pavlenko évoque le sort d’auteurs américains issus de l’immigration soviétique ou d’Amérique latine qui ont commencé à écrire en anglais et ont vécu une « libération » affective des démons de leur passé. L’immigrant se hâterait de se dépouiller de sa langue maternelle afin de s’intégrer et de jouir des bienfaits de sa nouvelle société. Seulement, Pavlenko analyse uniquement ce changement sous l’angle du gain et non de la perte. En cela, elle est peut-être influencée par l’idéologie de son nouveau pays d’adoption – les États-Unis –, où l’anglais rime, dans l’imaginaire, avec liberté et démocratie. À l’inverse, les gens peuvent rejeter leur langue maternelle pour des raisons émotionnelles. Elle cite l’exemple des Juifs allemands qui, ayant émigré aux États-Unis pendant les années du nazisme, rejettent l’allemand comme langue de l’Allemagne et de l’Autriche, pays qui les ont « trahis ». Pavlenko n’évoque pas la possibilité de rejeter une langue seconde, ce qui peut également arriver. Elle ne parle pas non plus de la signification affective des langues qu’on ne parle pas mais que l’on reconnaît. Ces langues ont souvent une forte charge émotionnelle, positive ou négative. Dans la nouvelle de Camus « La femme adultère », nous lisons : « Le chauffeur dit à la cantonade quelques mots dans cette langue qu’elle avait entendue toute sa vie sans jamais la comprendre(3). » La femme dont il est question est algérienne française et elle a grandi en entendant l’arabe tous les jours, sans jamais devoir l’apprendre sous le régime colonial français, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver des émotions en l’entendant parler. Ceux qui ont grandi ou qui vivent dans une ville comme Vancouver ont à peu près la même expérience avec le chinois : ils l’entendent dans les lieux publics de la ville tous les jours et, en voyage, ils peuvent sentir une certaine nostalgie lorsqu’ils entendent parler chinois dans la rue autre part dans le monde…

Émotions et compétence linguistique

Ces émotions ressenties ont un impact sur notre compétence linguistique. Deux aspects sont à prendre en compte pour saisir l’impact sur ces compétences linguistiques : le succès ou l’échec de l’apprentissage d’une langue seconde et la conservation ou l’usure de la langue maternelle. On pense peu à ces aspects dans la politique linguistique : le succès en ce qui concerne l’apprentissage d’une langue seconde dépend, dans une grande mesure, de la signification affective de la langue-cible. Si on déteste cette langue ou ceux qui la parlent, tous les efforts de l’enseignant, de l’institution scolaire et enfin de l’étudiant seront vains. Si la langue apprise n’a que très peu de signification affective pour l’étudiant, si elle n’est qu’une « matière » comme une autre, le succès ne sera probablement pas fulgurant. Pensez à toutes ces langues étrangères que les jeunes apprennent au secondaire, et qu’ils oublient si facilement par la suite. C’est le cas en Suisse, supposé pays des polyglottes ! Si la langue à apprendre possède une signification d’enrichissement personnel, de liberté et d’émancipation des carcans de la société d’origine (Pavlenko évoque volontiers les femmes japonaises apprenant l’anglais au Japon !), on peut espérer que l’étudiant atteindra une compétence supérieure.

La question de la conservation ou l’usure de la langue maternelle surgit avant tout dans le cas des migrants qui ont dû devenir bilingues pour vivre dans leur pays adoptif. La difficulté de conserver une langue d’origine, et plus encore, de la transmettre à leurs enfants, est bien connue chez les communautés immigrantes. Non seulement les enfants « oublient » facilement la langue de leurs parents et adoptent la langue de la rue, du quartier, de l’école, mais les parents tendent à l’ « oublier » eux aussi : ils deviennent moins assurés, moins à l’aise dans leur langue d’origine, et plus compétents dans la langue du pays adoptif à force de la parler tous les jours, et ce, même avec leurs propres enfants. Les immigrants vivent une « resocialisation affective », selon Pavlenko, qui fait que la seconde langue finit par devenir la langue du cœur. Mais il y a plus. Les immigrés peuvent avoir honte de leur langue maternelle et admirer la langue seconde parce que c’est la langue de la réussite économique et sociale. Toute une gamme d’émotions traduit notre rapport aux langues (maternelle, langue seconde et suivantes) : fierté, amour, mais aussi haine, honte et culpabilité.

Cela nous renseigne sur la situation des langues dans des pays officiellement bilingues. On pense à la Belgique et au Canada, nations menacées d’éclatement politique à des degrés différents. On ne peut pas nier les émotions négatives dans ces deux pays à l’égard de la langue de « l’autre ». En Flandre, le français n’est pas aimé, et en Wallonie, on apprend trop souvent le flamand à contrecœur ; et si certains Québécois sont résignés envers la position dominante de l’anglais dans le monde, l’hostilité des Canadiens anglais envers le français est parfois viscérale. En Suisse quadrilingue, la « paix linguistique » est respectée, mais les tensions existent ; les bilingues ne sont pas aussi nombreux que l’on croirait, et les trilingues ou quadrilingues sont assez rares.

La force des émotions est un facteur encore plus grand dans le cas des langues minoritaires. Le bilinguisme plus ou moins forcé des populations parlant une langue minoritaire comme le romanche en Suisse, par exemple, résulte en une symbiose typique de la langue maternelle (minoritaire) et de la seconde langue. Cette dernière étant la langue économiquement rentable et donc, la langue du travail et des affaires, la langue maternelle est réduite au domaine de l’affectif, des rapports en famille et entre amis. Elle devient « langue du cœur » par excellence. Les sujets parlants sont « fidèles » à cette langue minoritaire, ou ils la « trahissent » en l’abandonnant. L’usure et la perte de la langue maternelle minoritaire conduit selon Kress(4), qui a observé le phénomène en Bretagne, à une « alexithymie », c’est-à-dire, à une incapacité d’exprimer ses émotions dans une langue quelconque. Privée de la langue ancestrale, mal à l’aise dans la langue officielle (le français), la jeune génération se trouve sans « langue du cœur ». Les langues minoritaires ne sont pas les seules à subir cet étrange sort ; il y a aussi de grandes langues qui, sur une partie de leur territoire, sont réduites, à la suite de certaines circonstances, à un statut de minorité : par exemple, l’allemand en Alsace, ou le français au Canada, la province du Québec mise à part.

Quelles conséquences pour l’enseignement des langues ?

Considérer tout cela pourrait, à mon avis, accroître le succès de l’enseignement des langues. Comment enseigner le français à des Flamands où à des Canadiens anglais venant de sociétés qui éprouvent parfois de la haine ou simplement de l’indifférence envers le français ? Ou enseigner le flamand à des Wallons, ou l’allemand à des Suisses romands ? Malgré le succès au Canada des programmes à immersion française pour les jeunes anglophones, ces programmes ne produisent qu’assez peu de « bilingues pour la vie ». Et ce sont majoritairement les Québécois qui apprennent l’anglais et non le contraire.

Ce n’est pas une raison pour abandonner l’apprentissage des langues. Il faudrait prendre en compte ces conflits émotionnels sous-jacents chez les étudiants, tout au moins pour essayer de les désamorcer. L’éducateur et le législateur agissent souvent comme si on pouvait forcer des gens à apprendre une langue dont ils ne veulent pas. La langue est inséparable de la culture et de la civilisation, et l’apprentissage de la langue est aussi une initiation à celles-ci. C’est un processus très délicat qui consisterait à confronter les émotions en jeu dans le rapport des étudiants aux langues et donc aux cultures et expériences qu’elles représentent et auxquelles elles renvoient.

L’étude des langues comme objets d’émotions est très riche, et a des conséquences importantes pour la politique linguistique et l’enseignement des langues dans divers pays bilingues ou multilingues comme la Suisse, la Belgique, et le Canada.

Notes

(1) PAVLENKO, Aneta. Emotions and Multilingualism, Cambridge, CUP, 2005.
(2) STEINER, George. After Babel: Aspects of language and translation, second edition, Oxford, OUP, 1992.
(3) CAMUS, Albert. « La femme adultère » dans L’exil et le royaume, Paris, Gallimard Folio,1957, p. 16.
(4) KRESS, Jean Jacques. « De la langue à l’émotion, histoire d’un traumatisme collectif », Sciences Ouest no. 179, 2001.

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