Le système scolaire se veut une institution qui, dépendamment de ses choix en matière de technique pédagogique, tente d’obtenir un effet sur l’ensemble des individus qui y sont formés. On peut donc supposer à juste titre qu’une enquête sur la manière dont on y considère l’étudiant nous révèlera quelles caractéristiques individuelles et sociales sont valorisées au sein de notre société. Qui formons-nous? Les réponses que nous offre le passé à cette question d’apparence fort simple sont diverses et complexes; «citoyens», «individus», «travailleurs», «personnes humaine» furent à tour de rôle le but de la formation académique, chaque réponse ayant été déterminée par un cadre conceptuel et technique assez précis.
La théorie qui préside présentement à l’organisation de la réforme scolaire, le constructivisme, nous offre un portrait nouveau du rôle de l’éducation et de la position que l’étudiant sera ensuite appelé à prendre en société. On peut retracer fort loin les origines du constructivisme(1), mais cette recherche, pluridisciplinaire, qui regroupe psychologues, psychiatres, neurologues, cybernéticiens, biologistes, lettrés, physiciens, philosophes et anthropologues est aujourd’hui centrée autour des recherches de l’école de Palo-Alto(2). Depuis les cinquante dernières années, les recherches de cette école de pensée sont suivies de près, étudiées, corroborées ou invalidées dans plusieurs universités où existent des centres de recherche sur l’esprit humain. Nous commençons à peine à voir l’influence des idées du mouvement constructiviste sur les institutions politiques autres que l’université, d’où elles ont lentement transité vers des domaines aussi divers que l’éducation, la psychiatrie et le «conseiling» professionnel. Les ramifications en sont immenses, mais il sera peut-être utile d’en esquisser rapidement les traits les plus fondamentaux afin de comprendre ce qui, au-delà des vaines disputes sur la forme que doit prendre le bulletin scolaire, organise notre système d’éducation(3).
Influences théoriques
«Toute cette matière est un peu difficile à saisir car on nous a appris à considérer l’apprentissage comme une situation à deux éléments: le professeur «enseigne» et l’élève (ou l’animal) «apprend». Mais ce modèle linéaire a été rendu obsolète par notre connaissance des circuits cybernétiques d’interaction(4)».
Gregory Bateson est une figure fondamentale du constructivisme. Biologiste, psychologue et anthropologue, on associe généralement son nom aux recherches sur la double contrainte (double bind) qu’il développa dans les années cinquante avec un petit groupe qui allait fonder le Mental Research Institute (MRI) dans la ville de Palo Alto, en Californie(5), et qui devait se faire connaître dans le milieu de la psychologie pour la mise en place de la thérapie brève. Influencé par des idées venant de nombreux domaines de recherche, Bateson sera un des premiers chercheurs à utiliser la cybernétique pour expliquer ce qu’est un esprit («mind» par opposition à «spirit»).
On associe communément à Newton l’idée d’un monde déterminé de manière entièrement causale. Les lois de la physique nous semblent, encore aujourd’hui, être l’horizon privilégié de l’explication scientifique. L’idée principale, celle que critiquent Bateson, les cybernéticiens et les membres du MRI, est que l’on peut calculer précisément l’effet d’une cause donnée. Une boule de billard en frappant une autre, dans le même contexte expérimental, obtiendra toujours les mêmes résultats qui sont prévisibles et calculables. Tout ceci, nous disent les constructivistes, devient une idée fausse lorsque nous tentons (comme le fait selon eux la psychanalyse) d’expliquer les phénomènes mentaux comme l’apprentissage. Selon cette conception, la cause de l’apprentissage de l’élève n’est pas le professeur, mais se situe plutôt comme une caractéristique du système cybernétique élève-professeur.
Le terme cybernétique (du grec kybernetes – timonier) est introduit en 1948 par Norbert Wiener, un mathématicien du Massachuset Institute of Technology (MIT). Les idées principales de cette nouvelle discipline qui auront une influence sur Bateson et le MRI sont la théorie de l’information et la notion de rétroaction (feedback). La théorie de l’information stipule que pour concevoir une organisation, il faut dépasser la physique de Newton(6). Prenons l’exemple d’un message codé par téléphone. Si on se contentait de transmettre de l’énergie le long d’un fil, le message se perdrait puisque dans les échanges énergétiques l’ordre n’a pas d’importance et seule la quantité compte. Pour que lors d’une conversation téléphonique le message se conserve, il importe de postuler l’existence d’un ordre. Cet ordre, les chercheurs en cybernétique l’appellent information. La rétroaction est quant à elle l’idée d’une causalité circulaire, qui ne se comprend pas selon la causalité newtonienne. Prenons un simple système cybernétique: le thermostat. Le système se comporte de manière circulaire, le thermostat causant un réglage de la température, mais l’inverse est aussi vrai, puisque c’est la température qui cause le déclenchement du thermostat. Selon les chercheurs en cybernétique, la transmission d’informations entre professeur et étudiant se calque sur le même modèle de causalité circulaire et est soumise aux mêmes types de problèmes.
De la psychologie et de la médecine, le constructivisme retient la notion d’homéostasie, rendue célèbre par Claude Bernard, un médecin français du dix-neuvième siècle. Cette notion stipule que le milieu interne d’un organisme aura tendance à conserver intactes ses conditions de survie. Ainsi, un organisme ayant faim ressentira une certaine tension qui déstabilisera son équilibre interne et qui provoquera une action (ici, manger) visant à le rétablir. On aura tôt fait de transcrire ce principe du domaine biologique au domaine mental. Nous nous retrouvons donc avec une nouvelle définition de ce qu’est un étudiant. C’est un esprit (mind) qui doit, dans un système rétroactif d’échange d’information avec son professeur, réussir à conserver en équilibre son système de croyances à propos du monde. Car le «monde», postule le constructiviste, n’est que cela, un système de croyance plus ou moins cohérent.
«La connaissance devient alors quelque chose que l’organisme construit dans le but de créer un ordre dans le flux de l’expérience – en tant que tel informe – en établissant des expériences renouvelables, ainsi que des relations relativement fiables entre elles.(7)»
Le rapport du sujet connaissant au monde est un rapport négatif, nous apprend le constructivisme, en se sens que la seule confirmation que le monde peut donner de l’apprentissage, c’est celle des erreurs. Si une tentative se solde par un échec, si l’étudiant ne peux conserver la balance de son système de croyances, il a alors appris de son erreur. Par exemple, s’il est persuadé de pouvoir réussir un examen sans étudier et qu’il échoue, il aura appris quelque chose sur son rapport au monde. Toute connaissance est donc la connaissance d’une relation au monde et non une connaissance directe du monde. C’est pourquoi l’on parle, dans le milieu de la pédagogie, d’approche par compétences. S’il est impossible de connaître quelque chose du monde, mais simplement de la relation au monde, il est inutile de faire du but de l’éducation l’apprentissage des choses à propos du monde. Mais il est possible de développer une relation à la réalité qui place l’apprenant dans une position optimale de connaissance, qui développe sa capacité à connaître et à construire efficacement des représentations du monde qui lui permettront d’agir plus efficacement. «Si tu veux voir, apprends à agir(8)» résume Heinz Von Foerster, un des représentants les plus radicaux du constructivisme. Apprendre revient donc à expérimenter et la critique la plus entendue de la part des représentants de ce mouvement est celle que l’étudiant doit être actif, non pas passif, comme c’est le cas lors d’un cours magistral traditionnel. Dans ce contexte, le rôle du professeur sera un peu celui du thermostat de tout à l’heure. Il devra réguler la construction mentale de l’étudiant en lui fournissant la rétroaction appropriée. Mais le professeur devra aussi réguler sa propre pratique sur celle de l’étudiant, car l’étudiant lui donnera à son tour la rétroaction nécessaire afin de corriger son enseignement. Si chaque partie du circuit remplit sa fonction correctement, l’étudiant devrait réussir et le professeur s’améliorer(9).
Individu et société
Nous avons dit que le système était soumis aux mêmes «déraillements» que tout système cybernétique. L’information peut y être brouillée. Comme le système étudiant-enseignant est un système de communication, il sera soumis à la pathologie propre aux systèmes de communication. Cette pathologie, Bateson, mais surtout les chercheurs du MRI, la décrivent sous la forme de paradoxes qui brouillent ou immobilisent le système de rétroaction. Un des paradoxes bien connu de l’auteur du présent texte, qui enseigne la philosophie au collégial, est celui qui consiste à demander aux étudiants «d’être critiques». Si l’étudiant ne l’est pas, il à tort, mais s’il l’est, puisqu’il obéit, c’est donc qu’il ne l’est pas, et a encore tort. Impossible, à première vue, pour le professeur d’évaluer le «sens critique» d’un étudiant. C’est pour tenter de dénouer ce genre de paradoxe (le même genre qui conduit, par exemple, dans une relation de couple à une pathologie lorsque qu’il est demandé au conjoint «d’être spontané», ce qui est impossible dès lors qu’il le fait pour obéir) que Bateson s’est penché sur la théorie des types logiques de Bertrand Russell, philosophe et logicien anglais du début du siècle. Afin de simplifier, disons que nous pouvons, suivant Russell, distinguer les messages qui sont transmis entre l’étudiant et l’enseignant des messages que l’étudiant et l’enseignant font à propos de leur système de communication. On appelle ce deuxième type de message métacomunication. Ainsi, pour reprendre le paradoxe, la solution sera de faire voir à l’étudiant que l’énoncé «soit critique» porte sur la communication normale. Il s’agit donc d’une règle qui ne peut pas s’appliquer à elle-même, mais qui informe sur le type d’échange valorisé au sein de l’apprentissage et trace, de l’intérieur, les limites du jeu de l’apprentissage.
Le paradoxe qui nous intéresse le plus est celui de la théorie auto-validante, qui pose des problèmes sérieux quant à la possibilité d’un quelconque enseignement politique et demande, croyons-nous, une discussion sur le rôle de l’enseignement comme vecteur de transformation sociale. Nous avons vu que le type d’interaction entre l’étudiant et le professeur est celui d’une expérimentation constante qui conduit à une adaptation. Les comportements les plus aptes à «survivre» seront ceux qui devraient demeurer et ensuite être transférables à d’autres contextes. C’est la particularité de ces fameuses compétences «transversales» que d’être l’expression d’une adaptation plus générale à la mise en expérience de la «réalité». Ainsi, ce qui est privilégié dès lors que l’on comprend l’éducation comme un circuit cybernétique, c’est la capacité d’adaptation de l’individu(10). Le transfert se fait de l’individu au groupe, et l’on suppose que l’ensemble de l’humanité est régulé par son contexte (la société et la nature). Le social devient donc naturellement une extension du biologique et se calque sur un système écologique de la survie du mieux adapté. Le discours scientifique d’Einstein, par exemple, sera dit «plus adapté» que celui de Newton. Darwin fait ainsi son entrée au pays des discours.
Un problème de cette évolution, un déraillement possible est, nous apprend Paul Watzlawick, thérapeute et chef de file du MRI, celui des discours politiques qui veulent diriger le processus naturel d’évolution sociale vers un but auto-validant.
Un but auto-validant peut être définit comme caractérisant toute communication qui, peu importe la rétroaction fournie, se trouvera validée. Ainsi, un étudiant se trouvant face à un échec pourra apprendre de cet échec pour améliorer la manière dont il construit sa relation au savoir, ou pourra, par auto-validation renforcer la croyance comme quoi «je ne suis pas bon dans cette matière.» Dans ce cas, plutôt que de fournir un effort supplémentaire pour corriger la relation de communication, il ne le fera pas et accumulera des échecs qui chaque fois renforceront la croyance en son inaptitude(11). Cela semble avoir peu de conséquences négatives puisqu’il s’agira alors pour le professeur de responsabiliser l’étudiant face à son échec en lui faisant voir que son critère de métacommunication («je ne suis pas bon») régule d’une manière négative son apprentissage. Le problème surgit lorsqu’il s’agit de transférer cette interprétation au système social.
Toute «utopie» est alors vue comme un système auto-validant. Par exemple, que l’on enseigne le marxisme ou le libéralisme, nous dit le constructivisme, l’on enseigne une manière de valider ses propres présupposés. Un marxiste convaincu, par exemple, aura recours au terme «d’idéologie» afin de rejeter toute rétroaction allant contre son système de croyance, et un libéral fera de même en dénonçant toute rétroaction négative comme étant une limite à la «liberté» et renforcera ainsi l’idée que la liberté individuelle prime sur l’organisation sociale. La solution proposée par le constructivisme est la même que dans le cas de l’échec scolaire, c’est-à-dire de faire voir que toute idéologie nuit à l’autorégulation du système social. Toute proposition visant à changer le système social se trouve donc chassée de l’enseignement, puisque c’est une proposition qui déborde de l’interaction pour porter sur «la réalité» sociale. Hors, la recherche sociale n’a d’autre intention que la survie sociale, et doit s’adapter aux phénomènes sociaux, dont fait partie le phénomène de la croyance. Toute proposition visant à changer la réalité ne peut fatalement que s’y adapter.
Qui formons-nous?
Le constructivisme forme donc un individu qui s’adapte à son environnement, plutôt qu’un individu qui le transforme. La société, décrite sous forme cybernétique, nous semble imposer à l’individu une position où l’activité n’est qu’une forme de survie. On apprendra à l’étudiant à être actif, mais cette activité sera limitée à l’adaptation à une «réalité» qui ne peut qu’être grandement conservatrice, puisque l’individu, responsable de sa propre adaptation, ne saurait avoir d’influence politique que de manière indirecte. S’opposer à un système de croyances, ou en proposer un, ne peut être viable pour l’individu, et c’est l’adaptation à la société qui «existe» par ses messages de rétroaction qui prime. Tout individu ne pouvant s’y conformer sera un «mésadapté social.» Le paradoxe étant ici que la théorie évolutionniste au cœur du constructivisme est elle-même auto-validante, et que l’activité, pensée sous la forme de l’activité individuelle, ne permet plus aucune coopération sociale. Certes, les étudiants de la réforme seront outillés pour se greffer à une réalité toujours changeante, ou l’emploi est vacillant et ou de nombreux changements de contexte seront nécessaires s’ils veulent survivre, mais la possibilité même de créer un contexte, de changer la société, est alors hors de portée et devra suivre la loi naturelle de l’évolution. Cette théorie nécessite donc une critique. Tout n’est pas à rejeter en bloc et les outils explicatifs qu’elle met à notre disposition sont puissants, mais elle ignore en grande partie le fait que l’évolution sociale n’est pas assurée et que la race humaine pourrait être rapidement dépassée du point de vue écologique, pourrait, en somme, ne pas réussir à s’adapter au niveau de l’espèce parce qu’elle mise trop sur l’adaptation de l’individu. Si toute proposition visant à changer le contexte social est auto-validante pour l’individu, il sera peut-être impossible de jamais s’entendre à large échelle sur la création et la transformation du contexte social et économique qui encadre ces individus. Que doit-on alors faire pour réinvestir le politique dans notre enseignement? Bateson est conscient des ces problèmes, comme en témoigne la question, encore actuelle, qu’il pose en 1978 aux régents de l’Université de Californie :
«[…] encourageons-nous tout ce qui va contribuer à faire naître chez les étudiants […] ces perspectives plus vastes qui redonneront à notre système la synchronie ou l’harmonie appropriées entre la rigueur et l’imagination? Comme professeurs, sommes-nous sages?(12)»
Notes
(1) On cite souvent, dans les articles scientifiques du constructivisme, une filiation à Vico et Kant, par exemple.
(2) Le lecteur intéressé par cette école de pensée consultera avec profit WITTEZAELE, J.-J. et GARCIA, T, À la recherche de l’école de Palo Alto, Paris, Seuil, 1992.
(3) Il sera bien entendu impossible d’être exhaustif, ni d’expliquer en détail les divers outils théoriques et conclusions de cette école de pensée qui ne présente par ailleurs pas de front unitaire. De plus, il est impossible d’assimiler entièrement la réforme au constructivisme, de nombreuses autres théories «démodées» cohabitant encore dans l’organisation pédagogique. Que le lecteur en soit donc averti, nous avons dû procéder à des choix, et c’est donc une tendance théorique qui sera dépeinte. Un de ces choix est de concentrer notre enquête sur les recherches américaines, alors que l’on pourrait citer, notamment, Jean Piaget comme source européenne de cette école.
(4) BATESON, G. La pensée et la nature, Paris, Seuil, p.140
(5) BATESON, G., JACKSON, D., HALEY, J., WEAKLAND, J.H., « Towards a Theory of Scizophrenia » in BATESON, G. Vers une écologie de l’esprit, t.II, Paris, Seuil, 1972, p. 9-34.
(6) Ce qui a déjà été fait en physique par Einstein et Heisenberg au moment ou la cybernétique naît.
(7) WATZLAWICK, Paul, (Dir.), L’invention de la réalité, Paris, Seuil, 1988, p.41.
(8) Ibid, p.69.
(9) Nous laissons de côté l’exposition des techniques, tirées d’un autre courant psychologique connu sous le nom de cognitivisme, qui tentent, à l’intérieur du système, de maximiser son efficacité. Notons cependant qu’au Québec, sous l’influence de Jacques Tardif de l’Université de Sherbrooke, la tendance actuelle est de miser sur une compréhension des mécanismes de la mémoire afin de faciliter le processus de construction du «réel».
(10) Nous ne discuterons pas ici des débats à propos de la théorie de l’évolution la plus apte à rendre compte du développement mental. Bateson développe une vision «stochastique» de l’évolution, qui réconcilie Darwin et Lamarck à un niveau logique (pattern) supérieur. Il propose que ce type d’évolution soit caractéristique de tout ce que l’on peut nommer esprit (mind).
(11) C’est le modèle de l’impuissance acquise d’Anderson et Arnoult. Nous référons le lecteur à BARBEAU, Denise, MONTINI, Angelo et ROY, Claude, Tracer les chemins de la connaissance. La motivation scolaire, Montréal, AQPC, 1997, p. 5-19, le manuel de pédagogie qui, au Québec, représente largement ce qui est enseigné aux futurs enseignants.
(12) BATESON, G. La pensée et la nature, Paris, Seuil, p.231.