Un mois après les élections présidentielles du 2 juillet dernier, le Mexique retient toujours son souffle. À l’orée du zócalo de la ville de Mexico, la grogne des partisans du candidat de gauche défait, Andres Manuel Lopez Obrador, résonne dans la capitale. Ils affluent des quatre coins du pays pour manifester leur appui. De l’autre côté du spectre politique, confiant de sa victoire, le candidat Felipe Calderon Hinojosa du Parti d’Action Nationale (PAN) travaille déjà à la mise sur pied d’une équipe de « transition ». Une seule certitude dans l’attente du dévoilement de l’identité du nouveau président mexicain, qui sera officielle au plus tard le 6 septembre prochain. L’élu devra faire face à un pays plus divisé que jamais.
La marée jaune de partisans arborant la couleur du Parti de la Révolution Démocratique (PRD) de Lopez Obrador risque d’envahir régulièrement l’immense place centrale de Mexico à la demande du charismatique « chef des pauvres ». La gauche était si proche de la victoire que plusieurs Mexicains refusent l’issue du scrutin et répondent en masse à l’appel de leur favori. Sa coalition « Pour le bien de tous, premièrement les pauvres » était synonyme d’espoir pour les plus démunis qui croyaient fermement à ses promesses d’en finir avec la corruption et les privilèges des mieux nantis.
Dénonçant une « fraude généralisée », Andres Manuel Lopez Obrador conteste ardemment les résultats du scrutin présidentiel du 2 juillet. Felipe Calderon du PAN se profile pour l’instant comme le nouveau président du Mexique ayant récolté 35,89 % des voix. Il détient une légère avance de quelque 244 000 suffrages devant son adversaire surnommé « AMLO », acronyme formé de ses initiales. La coalition « Pour le bien de tous » regroupe le Parti de la Révolution Démocratique (PRD), le Parti du travail (PT) et le Parti de la Convergence (PC) et a obtenu 35,31 % des 41,7 millions de votes exprimés. L’écart entre les deux candidats n’est ainsi que de 0,6%. L’incertitude domine au pays de l’espoir.
Dans la confusion qui sévit depuis le scrutin, l’ancien maire de la ville de Mexico de 2000 à 2005 proteste et met en doute la transparence du processus électoral. Après un deuxième décompte des 300 districts électoraux du pays, l’Institut Fédéral Électoral (IFE) a toutefois réitéré la majorité de Felipe Calderon. Mécontent, le candidat de gauche a convoqué ses partisans au centre de la ville de Mexico pour une « assemblée informative » où il a présenté un dossier relatant différentes irrégularités.
Environ 200 000 supporters se sont massés sur la place de la constitution pour entendre Lopez Obrador déplorant entre autres l’appui de l’actuel Président Vicente Fox, également du PAN, dans la campagne électorale de Felipe Calderon.
Pour appuyer sa thèse de fraude massive, AMLO a présenté deux vidéos comme preuves à conviction. L’une montre un homme déposant six bulletins de votes dans la même urne et l’autre vise à démontrer qu’il y a eu plus de votants que de personnes inscrites au registre électoral dans l’un des bureaux de vote. Démonstration peu convaincante : l’Institut Fédéral Électoral (IFE) a rectifié le tir quant à la première bande vidéo en expliquant que les bulletins avaient été introduits par erreur dans la mauvaise boîte.
Ne lâchant pas prise, Lopez Obrador réclame l’ouverture des urnes déjà scellées pour procéder à un décompte « vote par vote » afin que soient comptabilisés tous les bulletins. Il ne demande toutefois pas l’annulation du scrutin. Les avocats de sa formation politique ont présenté au Tribunal Électoral du Pouvoir Judiciaire de la Fédération (TEPJF) un dossier détaillant au total 300 recours. Le tribunal l’analysera et devra se prononcer sur la validité des preuves d’ici le 6 septembre prochain, date butoir pour l’annonce du prochain président mexicain qui entrera officiellement en fonction le 1er décembre.
Mais les avis sont mitigés quant à l’impact d’un nouveau décompte. Le politologue Jean-François Prud’homme habite le Mexique depuis vingt ans et est coordonnateur des affaires pédagogiques du Colegio de Mexico, l’une des plus prestigieuses universités au pays. Il déplore la façon de faire de Lopez Obrador : « Personnellement, je crois que l’interprétation d’une grande machination et d’une fraude électorale généralisée présentée par López Obrador est un délire politique qui ne tient aucunement compte de la solidité des institutions électorales mexicaines actuelles. C’est dommage qu’il ait recours à ce type d’artifice démagogique en ce moment puisque que c’est probablement ce type de comportement qui lui a valu sa défaite électorale. » Les observateurs de l’Union européenne ont également qualifié le déroulement du scrutin de « libre et démocratique ».
Mais la différence entre les deux candidats est si petite qu’il suffirait de deux suffrages en faveur d’AMLO par bureaux de vote (130 500) pour égaliser le résultat. Selon l’analyste politique mexicaine Denise Dresser, c’est précisément pour cette raison qu’un nouveau décompte serait pertinent : « Peut-être s’agit-il de l’unique manière pour que les deux candidats soient satisfaits et que le prochain président puisse assumer son mandat sans un sévère questionnement quant à la légitimité de son élection. »
Culture politique
Puisant dans l’histoire politique récente, Lopez Obrador a notamment rappelé la fraude électorale de 1988, lorsque la gauche a été éloignée du pouvoir par le tout puissant Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) de l’époque qui a régné de 1929 à 2000. En effet, le candidat du Front Démocratique National, Cuauhtémoc Cardenas, détenait une large avance lors de la soirée des élections mais une subite panne du système informatique avait changé le cours des choses. Le lendemain, le PRI se déclarait grand vainqueur avec 51% des voix.
Une telle fraude électorale est impossible aujourd’hui, mais l’histoire laisse des traces et les Mexicains ont plus que jamais soif de transparence. En 1994, Lopez Obrador a lui-même perdu au profit du PRI lors une élection douteuse impliquant des achats de votes dans son état natal de Tabasco lorsqu’il briguait le poste de gouverneur.
Le PRI au rancart
Malgré l’incertitude actuelle, un constat s’impose : les électeurs ont décidé de mettre de côté l’ancien parti état qui a dirigé le pays durant soixante et onze ans jusqu’à l’arrivée au pouvoir du PAN en 2000, début de la présidence de Vicente Fox. Le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) et son candidat Roberto Madrazo n’ont récolté que 22,33% des voix, arrivant au troisième rang dans la course.
Plusieurs analystes politiques annoncent l’éclatement de ce parti aux prises avec des luttes intestines qui perdurent depuis le début du processus électoral. Le dirigeant du parti, Mariano Palacios Alcocer, a d’ailleurs annoncé qu’il comptait se retirer dès l’automne et tous les membres du parti s’entendent sur la nécessité d’un profond changement au sein de l’organisation politique.
Le Sud du Nord
Les résultats de ce scrutin controversé sont le reflet d’un Mexique divisé qui a grand besoin de réformes. Le Nord industrialisé a voté massivement en faveur du PAN et le Sud des laissés pour compte s’est tourné vers le projet alternatif de nation proposé par Lopez Obrador. Près de la moitié des 103 millions de Mexicains vit dans la pauvreté et environ 400 000 d’entre eux quittent le pays vers les États-Unis chaque année.
Avec un slogan tel que « le changement dans la continuité », le Mexique de Felipe Calderon annonce la stabilité. Tablant sur le libre-échange et le rapprochement avec les États-Unis, Calderon souhaite attirer les investissements étrangers pour créer de l’emploi. Selon le professeur émérite du Département d’Anthropologie de l’Université de Montréal et spécialiste du Mexique, Pierre Beaucage, il ne s’agit pas de la meilleure option pour le pays : « Calderon représente pour moi la suite du Foxisme, c’est-à-dire un gouvernement qui laisse aller les choses, qui se voit souvent incapable de faire appliquer ses projets de loi par le Congrès (…). Calderon n’est pas une personnalité d’envergure. Ça va continuer à aller de l’avant, mais dans les mêmes tendances actuelles, c’est-à-dire, de plus en plus de Mexicains travaillant aux États-Unis, envoyant des entrées d’argent de plus en plus importantes (…), le Mexique qui puise jusqu’à la dernière goutte son pétrole.»
Celui que les médias mexicains surnomment le président« virtuel » du Mexique a beaucoup de travail à faire s’il veut réaliser les réformes promises par son prédécesseur Vicente Fox. Ne bénéficiant pas de la majorité au Congrès, Fox n’a pas su négocier adéquatement avec les autres partis. Sa promesse de créer un million d’emplois par année a sombré dans l’oubli tout comme la réforme du secteur énergétique.
Bien que le taux d’inflation soit à son plus bas depuis plusieurs années (4%) et que l’économie de pays soit relativement stable, Fox terminera son septennat en laissant derrière lui un pays faisant face à de grands problèmes. L’insécurité y est grandissante et la croissance économique est en perte de vitesse. Son successeur doit porter son attention vers le développement du Sud et du centre, trop longtemps laissés à eux-mêmes. Au Mexique, 25% de la population vit toujours dans les campagnes et l’agriculture représente un axe central de leur vie. Cependant, le mot d’ordre dans ce secteur est le laisser-faire et la population rurale, bénéficiant de très peu de subventions gouvernementales, est aux prises avec une marginalisation croissante.
La réforme du secteur énergétique et de l’entreprise d’État Petroleos Mexicanos (PEMEX) est également un enjeu important pour l’avenir du pays. Troisième réserve de pétrole brut au monde et neuvième pétrolière en importance, PEMEX est actuellement le pilier fiscal du Mexique, 60 % de ses dividendes se retrouvant directement dans les coffres de l’État plutôt que dans la modernisation de l’entreprise. La vision des deux principaux candidats était tout à fait contradictoire quant à la relance de PEMEX. Alors que Calderon proposait une alliance public-privé dans le secteur du raffinage et de la pétrochimie, Lopez Obrador préconisait plutôt une modernisation sans privatisation, cessant toute importation de gaz et d’essence.
Campagne de peur
La fin de cette épopée électorale était loin d’être prévisible. En effet, jusqu’en février dernier, Lopez Obrador dominait de dix points dans les sondages. Pour contrer la vapeur, le PAN s’est alors lancé dans une campagne publicitaire agressive, axée sur la peur. Des publicités associant le candidat du PRD à des personnages controversés de la gauche tel qu’Hugo Chavez du Venezuela et Fidel Castro ont inondé les ondes radio et télé. La droite n’a cessé de marteler que l’arrivée au pouvoir de Lopez Obrador était synonyme d’un véritable danger pour le Mexique. L’Institut Fédéral Électoral (IFE) a même dû intervenir et obliger le parti à retirer ses publicités des ondes à quelques reprises.
L’homme du PAN Felipe Calderon, 43 ans, est littéralement né dans le Parti d’Action Nationale. Fils de l’un des fondateurs, le jeune Felipe obtient sa carte du parti à 18 ans, est député fédéral à deux reprises et le préside à 36 ans. Il est avocat de formation et fait une maîtrise en Administration publique à Harvard avant d’occuper brièvement le poste de Secrétaire de l’Énergie sous l’administration Fox. Il quitte alors ses fonctions pour se présenter comme pré-candidat pour le PAN contre le favori de Fox et ministre de l’Intérieur de l’époque, Santiago Creel. Il remporte la bataille et devient le candidat du PAN pour les présidentielles.
À la veille de diriger le pays, il devra utiliser toute sa ruse pour créer des alliances au sein d’un Congrès plus divisé que jamais. Cette fois, le PAN a obtenu la majorité relative, suivit du PRD et du PRI, mais ce ne fut pas suffisant. Il appelle actuellement à la conciliation et à l’union nationale, ayant même offert un poste à Lopez Obrador dans son gouvernement. Le candidat de gauche a aussitôt refusé : pourquoi vouloir travailler avec quelqu’un qu’il présente comme « danger pour le Mexique »?
Les Mexicains devront donc s’armer de patience avant de connaître le nom de leur futur président. Pour certains, qui espéraient le changement, c’est le désespoir de voir Felipe Calderon, l’homme de la continuité, s’installer à la résidence présidentielle de Los Pinos. Toutefois, plusieurs doutent du bien-fondé de la croisade actuelle de Lopez Obrador. « Il est préférable pour le bien de tous d’attendre sereinement le jugement du Tribunal et d’apporter de solides arguments juridiques », souligne le politologue Jean-François Prud’homme. « Je ne crois pas que l’on puisse, dans le Mexique actuel, gagner par la mobilisation politique ce qu’on ne peut gagner par la mobilisation des votes. » Au final, ce que les Mexicains espèrent, ce sont les réformes nécessaires pour la meilleure santé de leur pays. Avec un tel déchirement au sein même de la population, le pari est loin d’être gagné.