Au Caire, les affrontements de mai dernier entre manifestants et policiers ont jeté la confusion dans les rangs de l’opposition égyptienne. Les arrestations arbitraires, les disparitions, les emprisonnements sans procès et la multiplication des cas de torture semblent indiquer que le rêve démocratique égyptien s’est bel et bien effondré, dévoilant ainsi la nature réelle des réformes dites «démocratiques» entamées par le président Moubarak il y un peu plus d’un an. Ces réformes, destinées à satisfaire les pressions des puissances occidentales, notamment celles des États-Unis (1), apparaissent désormais comme une gigantesque mise en scène qui, loin de permettre à l’opposition de jouer un rôle efficace, la neutralise.
Les élections présidentielles du 7 septembre 2005 auraient pu constituer un moment historique pour le peuple égyptien qui, pour la première fois depuis la révolution de 1952, choisissait son président parmi plusieurs candidats. Toutefois, les irrégularités du processus électoral, notamment le refus d’accueillir des observateurs internationaux, ont été source de désillusion. Ainsi, les différentes ONG et l’opposition ont accusé le gouvernement de fraude électorale, qualifiant les élections de mascarade démocratique.
La surprise de Moubarak
L’amendement proposé a pour but d’instituer l’élection du président au suffrage universel parmi plusieurs candidats. L’initiative est relativement bien accueillie en Égypte et est applaudie par la communauté internationale. Toutefois, des critiques se font entendre lorsque les détails de l’amendement sont dévoilés, en particulier les conditions restrictives pour les candidats de l’opposition, qui doivent obtenir le soutient de 250 élus au niveau national (députés) et local (membres de conseils locaux). Cette condition rend presque impossible leur candidature dans un univers politique contrôlé par le PND. Ainsi, «la réforme est vidée de son contenu démocratique en réduisant l’élection du président au même plébiscite qui a prévalu dans le pays jusqu’à présent (5)».
L’amendement à la Constitution est présenté au peuple égyptien sous la forme d’un référendum le 26 mai 2005, référendum que l’opposition rejette massivement en appelant au boycott. Quelques centaines de personnes du mouvement Kefaya! tentent de perturber le déroulement du scrutin en manifestant dans le centre-ville du Caire, avant d’être assaillis par des militants du PND. L’affrontement dégénère rapidement et devient le théâtre de violences sexuelles et d’humiliation envers les femmes, sous l’oeil indulgent de la police. Malgré ces protestations, l’amendement est approuvé à 82,8%, avec un taux de participation de 53,6%, selon les chiffres officiels, chiffres qui sont contestés par les organisations de droits de la personne, comme le centre Ibn Khaldoun, et par le Club des juges qui, le premier juin 2005, publie un rapport dénonçant les fraudes massives du référendum. Par ailleurs, les juges menacent de boycotter les présidentielles du 7 septembre et les législatives de novembre si la transparence des scrutins n’est pas garantie.
Les élections du 7 septembre
C’est donc dans ce climat d’incertitude et de manque de confiance que se préparent les premières élections présidentielles pluralistes. Pour la majorité des Égyptiens, dépolitisés et peu intéressés par les affaires du gouvernement, peu de choses différencient ces élections des plébiscites des années précédentes. Ainsi, la campagne électorale ne soulève pas de grandes passions et la presse se concentre sur le bras de fer juridique qui oppose la Commission électorale et le Club des juges. Forts de leur menace de boycott des élections, les juges tiennent un discours ferme face à la Commission, l’accusant de servir les intérêts du régime. Ils exigent d’une part la présence d’observateurs internationaux, alors que l’autorité égyptienne la refuse catégoriquement, et lui demandent d’autre part de remettre une copie des résultats des dépouillements locaux aux candidats pour éviter les fraudes, la Commission étant la seule institution habilitée par la procédure à connaître ces résultats. Le 2 septembre, cinq jours avant le déroulement des élections présidentielles, le Club des juges tient une réunion à son siège sur la position finale à adopter, alors qu’environ 200 manifestants rassemblés à l’extérieur appellent au boycott du scrutin. Dans son discours devant quelque 2500 membres, Abdel Aziz, le président du Club, indique que la liste des 13 000 magistrats censés superviser les élections, publiée par la Commission électorale, contient les noms de personnes décédées, démissionnaires ou résidant à l’étranger, et que près de 2000 juges sont exclus de la supervision sans justification. Le Club décide finalement de soumettre ses exigences à la Commission sans toutefois donner de date butoir à leur réalisation, indiquant implicitement qu’il ne boycotterait pas les élections. Moubarak est ainsi réélu pour un cinquième mandat consécutif, face à des rivaux presque inconnus, alors que le taux de participation est très faible (moins de 25% dans les plus grandes villes) (6). Par ailleurs, le scrutin semble avoir été moins frauduleux que ce à quoi s’attendaient les Égyptiens: le groupe de surveillance Shayfeenkom (nous vous voyons), relève des problèmes d’organisation et de procédures, mais note que les forces de sécurité ne se sont pas immiscées dans les opérations de vote.
Les élections législatives, en revanche, qui se déroulent du 9 novembre au 7 décembre 2005, sont le théâtre d’interventions massives de la police. Effrayé par la montée fulgurante des Frères Musulmans (7), le régime de Moubarak a recours à la force pour intimider l’électorat et bloquer l’accès aux bureaux de vote. L’Organisation égyptienne des droits de l’homme (OEDH) a d’ailleurs affirmé que, lors du dernier tour, 355 centres électoraux sont fermés par les forces de sécurité. De violents heurts ont lieu entre les électeurs et la police, causant la mort d’au moins six personnes. C’est à Damiette qu’a lieu l’incident le plus dramatique, alors que deux sympathisants des Frères Musulmans sont abattus par balles par les forces de l’ordre. Le Ministère de l’Intérieur n’a par la suite confirmé qu’une seule mort, l’attribuant à une fusillade entre partisans de candidats rivaux.
La fronde des juges
Une pluie de critiques, provenant notamment de la communauté internationale, s’abat sur le gouvernement égyptien durant les mois qui suivent. Le régime semble pourtant peu s’inquiéter de ces accusations et des manifestations que l’opposition organise dans les rues du Caire. De gigantesques banderoles demandant la libération d’Ayman Nour, adversaire politique de Moubarak emprisonné depuis les présidentielles, recouvrent les immeubles du centre-ville sans que l’on ne vienne les arracher. En mars dernier, des membres du mouvement Kefaya! vont jusqu’à occuper, durant une nuit complète, le rond-point de midan El-Tahrir, en plein coeur du Caire, sans que les forces de l’ordre ne viennent les déloger. La rue devient une tribune pour la contestation, mais le régime ne semble pas s’en préoccuper. Les rassemblements, qui ne comptent parfois que quelques dizaines de personnes, sont vus comme le phénomène d’une élite politisée et coupée des réalités du peuple. En Égypte, l’engagement politique est un fait marginal et il était dès lors peu probable que la population sorte dans les rues pour appuyer les manifestants. Les menaces se font plutôt sentir du côté du Club des juges, qui, fort de ses 8000 membres, continue de militer pour l’indépendance de la Justice. Les déclarations de deux magistrats de la Cour de cassation, Hichem El-Bastawi et Mahmoud Makki, embarrassent le régime.
En effet, en avril, le Ministère de la Justice annonce qu’ils seraient traduits devant une commission disciplinaire pour avoir terni l’image de la Justice en demandant une enquête sur l’implication de certains de leurs collègues dans des cas présumés de fraudes électorales. Le Club des juges annonce immédiatement l’organisation d’un sit-in à son siège le 19 avril pour protester contre l’ingérence du gouvernement dans les affaires de la Justice. Environ 35 juges suivent le mot d’ordre et y passent la nuit, invitant des activistes des droits de la personne et des réformes démocratiques à se joindre à eux. Le 24 avril, une première manifestation a lieu devant le Club des juges et regroupe quelque 40 personnes, majoritairement du mouvement Kefaya!. Cette fois-ci, les forces de l’ordre interviennent. Vêtus en civil, ils dispersent les manifestants et procèdent à 15 arrestations. Ils frappent des manifestants et battent le juge Mahmoud Hamza alors descendu pour prendre leur défense (8). Le juge est hospitalisé.
La tension monte d’un cran le jeudi 27 avril, jour de l’audition de Mahmoud Makki et Hicham El-Bastawi devant la Commission disciplinaire, alors que plusieurs milliers de policiers de la Sécurité centrale (« Amn El-Markezi« ) sont déployés devant le tribunal pour repousser les manifestants venus les supporter. Le rapport de forces étant totalement démesuré, l’intention manifeste du Ministère de l’Intérieur est d’intimider les quelques centaines d’activistes attendus. Casqués et armés de bâtons, les agents de l’ordre leur permettent de se rassembler avant de les encercler et de boucler le secteur. Prisonniers d’un cordon de plusieurs milliers de policiers anti-émeutes, les manifestants se mettent à scander « Les juges sont notre voix contre la dictature » et « La police nous opprime », avant que les affrontements n’éclatent, que la police les charge à coups de bâton et arrête plusieurs d’entre eux. Les Frères Musulmans sont les premiers visés. L’audition est finalement reportée au jeudi 11 mai et les magistrats tiennent une réunion au siège du Club où ils ont décidé de poursuivre le sit-in.
Les brutalités policières suscitent la colère des journaux d’opposition, notamment celle du journal El-Ghad qui titre « Les services de sécurité se mobilisent pour écraser les juges et laissent les terroristes attaquer Dahab. » En effet, l’incapacité du gouvernement à prévenir le triple attentat du lundi 24 avril, soit trois jours avant la manifestation, est dénoncée en raison de la manière déplorable dont la crise est gérée. Comme les ambulances ont tardé, les résidents de Dahab ont dû charger eux-mêmes les blessés dans des camionnettes pour les transporter vers l’hôpital de Sharm El-Sheikh, à une centaine de kilomètres de là. La menace terroriste, qui semble soudainement planer sur l’Égypte, apparaît maintenant comme un argument de choix pour le premier ministre Ahmed Nazif qui demande au Parlement son accord pour le maintien de l’état d’urgence, déjà en vigueur depuis un quart de siècle. Cette loi, renouvelée systématiquement tous les trois ans depuis 1981 sous prétexte de lutte contre le terrorisme, interdit les rassemblements et permet les mises en détention au secret de quiconque représente une menace pour la sécurité nationale.
Le 11 mai, jour de l’audition reportée de Mahmoud Makki et Hichem El-Bastawi, une autre manifestation d’envergure a lieu lors de laquelle les militants demandant, entre autres, l’abrogation de l’état d’urgence. Les méthodes du Ministère de l’Intérieur demeurent les mêmes: bouclage du centre-ville et poursuite à coups de matraques des manifestants dans le périmètre du tribunal. Alors que les policiers en civil photographient les participants, les forces de l’ordre procèdent à près de 200 arrestations. Plusieurs journalistes et correspondants de la presse étrangère sont agressés. Au cours de la semaine qui suit, quelques disparitions sont rapportées, notamment celles de membres du mouvement Kefaya! et des Frères Musulmans, vraisemblablement incarcérés en secret. Les journaux d’opposition publient par la suite les témoignages de militants victimes de tortures, alors que le journal indépendant El-Doustour titre «Le système est devenu fou».
Le 25 mai, jour de la dernière audition, environ 500 juges organisent une marche silencieuse débutant au siège du Club et en direction du tribunal où 300 manifestants se sont rassemblés, réclamant la fin des violences policières et des incarcérations arbitraires. Ahmed Meki, le vice-président de la Cour de cassation déclare à l’AFP qu’il souhaite la libération de ceux qui ont été emprisonnés alors qu’ils soutenaient les juges. La Commission disciplinaire, quant à elle, décide finalement de disculper Mahmoud Makki alors que Hicham El-Bastawi reçoit un blâme.
La ronde des manifestations n’a toutefois pas cessé, la brutalité policière et la multiplication des cas de torture ayant provoqué la colère des militants. Le premier juin, une cinquantaine de personnes se rassemblent devant le poste de police de Qasr El-Nil pour protester contre les sévices subis par deux membres du mouvement Kefaya!, Karim El-Chaer et Mohammed El-Charqaoui, arrêtés lors du rassemblement du 25 mai. Des avocats présents lors de leur interrogatoire affirment que les deux hommes ont été brutalement torturés, que leurs yeux étaient enflés et qu’il y avait des marques de chaussures sur leur cou et leur poitrine. Dans une lettre envoyée clandestinement de prison, El-Charqaoui affirme avoir subi des sévices sexuels, notamment la sodomie. Le 15 juin, le Ministère de l’Intérieur nie toujours ces allégations et Eid a accuse le Ministère de refuser « les soins médicaux nécessaires à El-Charqaoui »», indiquant que sa vie était en danger.
Après l’essoufflement du mouvement des protestations reste le souvenir d’une opposition qui manque cruellement d’organisation. Désemparée face à l’escalade des violences, elle s’est vue réagir à la brutalité du régime sans arriver à transmettre son message. Les violences, en revanche, ont confirmé que la réforme démocratique, telle que promise par le gouvernement du président Moubarak, est encore loin.
Notes
(1) L’Égypte est le deuxième pays au monde à bénéficier de l’aide financière américaine, après Israël. Cette aide a été accordée en contrepartie des accords de Camp David après la guerre de 1973. Elle totalise un peu plus de 2 milliards de dollars par année.
(2) Kefaya!, qui signifie « assez! » en arabe dialectal égyptien, est le slogan du Mouvement populaire pour le changement, un groupe hétéroclite qui rassemble à la fois gauchistes, islamistes, communistes, libéraux et altermondialistes. En s’attaquant directement à la personne du président Moubarak et à sa longévité au pouvoir, ils ont brisé un grand tabou, ce qui leur a valu l’attention des médias internationaux.
(3) Créé par le président Sadate en 1978, le PND est le parti de l’État. Il ne représente aucun courant idéologique. Il est plutôt le rassemblement de ceux qui sont rattachés au pouvoir.
(4) En 2005, aucun parti d’opposition n’occupait plus de 5% des sièges du Parlement.
(5) Al-Ahram hebdo, 18 mai 2005
(6) Cette statistique illustre bien le rapport qu’entretiennent les Égyptiens avec la présidence et le regard fataliste qu’ils portent sur la situation. Le dicton populaire égyptien ne dit-il pas : » Mieux vaux un tyran que l’on connaît qu’un autre que l’on ne connaît pas ? »
(7) Les Frères Musulmans n’ont pas le droit de former un parti en Egypte. Ils se présentent comme candidats indépendants que l’on identifie à leur slogan : « L’islam est la solution ».
(8) Salma Said, membre de Kefaya !