Il y a tout juste 17 ans, la guerre froide prenait fin. Si Américains et Soviétiques s’étaient engagés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle dans une coûteuse course aux armements comprenant plusieurs phases, la paix était maintenant sensée faire baisser la ponction du militaire dans les budgets nationaux. Non seulement les Américains et les Soviétiques mais aussi les autres nations qui étaient engagées dans la spirale infernale du militarisme, clamaient que les bénéfices de la paix se feraient sentir au plan budgétaire. Force est de constater aujourd’hui que les bénéfices ne se sont pas matérialisés; les dépenses militaires continuent de siphonner l’argent public.
Une nouvelle course aux armements
Bien qu’immensément moins médiatisée, l’actuelle course aux armements est tout aussi spectaculaire que celle de la guerre froide. Elle revêt aussi un caractère différent: elle n’est plus primordialement disputée entre deux grandes puissances. Aujourd’hui, tout un chacun s’y met et les Américains sont de plus en plus confrontés à une logique de «Us against the World»en termes militaires. En fait, annuellement, les dépenses militaires américaines comptent pour près de la moitié des dépenses militaires globales au plan international.
Il y a bien eu une brève période de bénéfices attribuables à la paix. En effet, les dépenses militaires globales sont passées de 1,2 trillion en 1988 à 830 milliards de dollars en 1996. Mais la tendance s’est renversée depuis et aujourd’hui, en 2007, les dépenses annuelles atteignent de nouveau 1,2 trillion, les États-Unis sonnant la charge avec leurs 530 milliards de dépenses. Ces dernières sont bien sûr enflées à cause du gouffre irakien. Le plus récent rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) estime d’ailleurs que les contribuables américains auront engouffré plus de 2,2 trillions de dollars dans le désastre irakien d’ici 2016.
Le budget militaire global des deux dernières années a donc rejoint et même légèrement dépassé les taux les plus exorbitants atteints durant les pires années de la guerre froide. Ceci équivaut à une hausse de 37% pour les dix dernières années. Ces chiffres sont très prudents. Par exemple, les dépenses militaires réelles de la Chine (pour ne nommer qu’elle) dépassent de façon importante les sommes officielles, bien qu’il soit hasardeux de conjecturer sur la taille réelle de ce dépassement et des financements «secrets».
Dans le contexte post-guerre froide, qui est aujourd’hui aussi le contexte post-11 septembre 2001, des tendances inquiétantes se dessinent. Au cours des dix dernières années seulement, trois nouveaux pays, relativement pauvres de surcroît, ont développé l’arme nucléaire, portant le nombre de pays armés à neuf (la Corée du Nord, l’Inde et le Pakistan ont rejoint les États-Unis, la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne, la France et Israël). L’Iran est le prochain sur la liste. Washington et Moscou, bien qu’ayant signé un accord réduisant le nombre d’armes nucléaires déployées, augmentent tout de même leur arsenal tout comme Pékin, Paris et Londres. Le projet de bouclier antimissile américain est toujours sur la table et les tensions qu’il induit dans les relations russo-américaines et sino-américaines sont vives. Si les Américains poursuivent leur projet malgré les protestations, il est probable que la réponse de Moscou et de Pékin se traduise par des projets de militarisation de l’espace qui leur sont propres.
L’ordre contemporain: paranoïa et aveuglement
À coté de l’augmentation des dépenses militaires et de la taille des arsenaux nucléaires se développent également de nouvelles doctrines militaires. Celles-ci comportent bien sûr le fameux concept de «frappe préventive». Plus généralement, elles ouvrent la porte à une redéfinition de la menace en termes de «potentialité» plutôt qu’en termes d’«actualité». Le débat entre liberté et sécurité est déjà réglé du côté de la paranoïa. (Dommage que nos élites n’aient pas plus peur de la menace potentielle et actuelle du réchauffement climatique). Parmi ces doctrines se retrouve également la conception stratégique d’utilisation d’armes nucléaires de plus «petite» envergure contre un ennemi armé uniquement de façon traditionnelle. Une telle chose était impensable il y a à peine quinze ans.
Ces tendances sont inquiétantes et méritent une plus grande couverture au plan médiatique. Les années 1980 ont été marquées par de vastes mouvements démocratiques de masse contre la prolifération des armes nucléaires, mouvements qui ont contribué à une prise de conscience populaire des dangers et de l’incroyable poids de ces phénomènes sur les finances publiques. La guerre froide est peut-être révolue, mais les complexes militaro-industriels continuent d’imposer leurs intérêts aux politiques étrangères des grandes puissances. S’opposer à la guerre doit aussi être une opposition à l’armement et les budgets nationaux doivent être plus sévèrement évalués par la population. La pertinence de l’existence des forces armées est un autre débat. Mais la définition de la «menace» est un sujet trop important pour qu’il soit laissé entre les mains d’une poignée de sous-ministres et du lobby militaire. En ce moment même, les citoyens et citoyennes sont plus menacés par le manque de financement et d’accès aux services de santé, les pénuries d’eau potable, l’hypocrisie des puissances envers le conflit au Darfour, le sida, la faim. À terme, la dégradation de l’environnement représente une bien plus grande menace que celle construite par la rhétorique enflée du «terrorisme».
Bien que l’exercice puisse paraître futile, il est intéressant de savoir que si l’on coupe seulement 5% des dépenses militaires annuelles on constitue, au bout de 2 ans(!!), une cagnotte de 400 milliards de dollars. Ceci est plus qu’assez pour engager un programme digne de ce nom contre le réchauffement climatique (400 milliards selon Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale). Suivez cette logique, ajustez le pourcentage de ponction annuelle à gré, allongez ou rétrécissez la période donnée et vous verrez que les sommes dégagées sont incroyablement élevées. Le sida, la malaria et la tuberculose pourraient être combattus de façon décisive, plusieurs programmes sociaux pourraient être implantés et financés convenablement, etc. Bien entendu, ceci ne constitue qu’une partie de la solution. Il ne suffit pas de saupoudrer l’argent pour que les problèmes disparaissent. Il est encore plus important d’effectuer une refonte des conditions structurelles qui causent ces problèmes. Mais les deux parties de la solution passent par une volonté politique qui ne peut venir que de mouvements démocratiques forts et qui ne viendra sûrement pas de l’élite possédante et régnante en place. Les tendances actuelles dessinées par ces élites ne laissent rien présager de bon. En ce sens, l’indignation devant les dépenses militaires et la dénonciation de celles-ci constituent un pas vers la redéfinition de nos priorités.
Notes
-Toutes les figures sont en dollars américains.
-Les données présentées proviennent du plus récent rapport du SIPRI: SIPRI Yearbook 2007, disponible en ligne au <http://www.yearbook2007.sipri.org>