Alors que le traitement médiatique de l’Afghanistan se concentre sur les pertes de l’armée canadienne ou l’action des insurgés, de grands pans de l’occupation sont passés sous silence. La réorganisation économique du pays fait partie de ces thématiques oubliées. Une multitude d’organisations internationales et d’organisations non gouvernementales (ONG) sont pourtant à l’œuvre afin de réorganiser l’économie afghane. La grille d’analyse néo-gramscienne, particulièrement la pensée de Robert Cox, met bien en perspective le rôle de ces organisations.
Sur l’hégémonie
L’hégémonie au niveau international implique une société mondiale et un système étatique où les États dominants et les forces sociales dominantes doivent maintenir leur position au travers d’une adhésion à des principes universels. Pour qu’il y ait hégémonie, ces principes doivent être acceptés par une proportion élevée des forces sociales et par des États subordonnés(1). Pour les tenants de l’approche néo-gramscienne en relations internationales, l’hégémonie au sein du global political economy n’est pas seulement basée sur une régulation inter-étatique mais aussi sur une conception globale de la société civile. Le monde actuel serait hégémonique avec à sa tête un bloc historique qu’on pourrait qualifier de business civilisation, soutenu par une agence militaire centrale territorialement ancrée, agissant comme policier de l’économie monde capitaliste, soit les États-Unis(2). L’utilisation d’un tel concept nécessite quelques explications. Les auteurs néo-gramsciens qui utilisent le concept de civilisation réfèrent à un «un ordre intersubjectif dans lequel les gens comprennent approximativement de la même manière les principes et entités qui en constituent la base(3)». Généralement, en comprenant le monde de la même façon et en défendant des intérêts similaires, on le reproduit de la même façon.
La coercition et la domination demeurent pertinentes dans l’analyse néo-gramscienne, mais elles sont obscurcies par le fait qu’il importe avant tout que la réalité intersubjective passe pour un ordre naturel, inévitable ou transhistorique(4). Autrement dit, ce qui est politique devient rationnel, et les aspirations d’un groupe particulier ou d’un État hégémonique sont présentées comme coïncidant avec les intérêts de la société en entier, peu importe qu’elle soit nationale, régionale ou globale.
Légitimation idéologique et révolution passive
Chez des théoriciens néo-libéraux comme Robert Keohane, les organisations internationales (OI) sont un moyen d’accroître la coopération entre les États et les autres forces transnationales. C’est à travers les normes générées par ces organisations que le système international sera régulé. L’approche néo-gramscienne nous offre une lecture substantiellement différente. Pour Robert Cox, les OI sont un mécanisme d’imposition et de maintien de l’hégémonie entendue comme comprenant une dimension coercitive et une dimension consensuelle. En effet, les OI sont le produit d’un ordre mondial hégémonique et incarneront par définition des règles qui faciliteront l’expansion de cet ordre. Loin de voir les normes internationales comme neutres ou progressistes par nature, Cox, qui a travaillé près de 25 ans au sein d’institutions internationales dont l’Organisation internationale du travail, considère que ces dernières sont un moyen de légitimer idéologiquement les normes. Par ailleurs, c’est principalement à travers les OI que les forces sociales et économiques dominantes arriveront à intégrer les élites des zones périphériques, ce qui est d’une importance capitale pour le maintien et l’expansion du bloc hégémonique(5). Ainsi, les forces contre-hégémoniques qui se créeront au sein d’une partie de la société civile (les antimondialistes ou les environnementalistes, par exemple) seront la plupart du temps récupérées par les OI(6). On peut aussi penser à un grand nombre d’ONG qui, par nécessité d’avoir du financement, ont coordonné leurs actions avec des organisations internationales ou régionales. Comme les OI reflètent les orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes, les groupes ou les organisations qui collaboreront avec celles-ci adopteront ou se verront imposer des positions fondamentalement similaires et ne remettront pas en cause l’ordre établi, sauf parfois à des fins réformatrices.
Pour Cox, les institutions internationales promeuvent et tentent d’imposer des normes et des règles qui facilitent l’expansion des forces sociales et économiques dominantes, tout en respectant les idiosyncrasies des forces subordonnées et de certains ajustements de leur part. Le rôle idéologique des OI apparaît fondamental dans l’œuvre de Cox. Par leurs actions, elles aident à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. L’OCDE est un bon exemple d’institution reflétant des orientations plus que favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En effet, cette organisation, en recommandant des politiques monétaristes, «avalise le consensus politique dominant dans les pays du centre et renforce ceux qui sont déterminés à combattre l’inflation de cette façon contre les autres qui étaient plus préoccupés par les problèmes de chômage(7)».
Dans les geôles de Mussolini, le théoricien Antonio Gramsci a développé le concept de révolution passive. Ce concept sera repris et transformé par Cox pour comprendre la situation des forces périphériques. Fidèle à la méthode dialectique, cette révolution s’interprète selon une logique d’intégration/désintégration(8). Elle est passive, car elle n’est pas conduite par des acteurs locaux, mais plutôt par des organisations internationales, des ONG ou l’action directe de certains pays (notamment de la puissance qui se veut hégémonique) qui transmettent leurs orientations idéologiques. Stephen Gill, utilisant aussi l’héritage laissé par Gramsci, donne comme exemple les importantes transformations menées par le Fond monétaire international et le groupe de la Banque mondiale (BM) dans les pays de l’ex-URSS, interventions qui menèrent au «développement mimétique de structures économiques et politiques dans les parties moins développées du monde(9)». Dans ce processus, les forces dominantes tenteront souvent d’avoir le concours des élites locales et des élites intellectuelles de la périphérie, ce qui donnera un caractère plus légitime aux transformations et facilitera leur application. Par ailleurs, l’intégration des élites périphériques au sein des organisations internationales existantes joue un rôle capital. Les individus venant des zones périphériques, parfois bien intentionnés, sont condamnés à travailler à l’intérieur des structures de la révolution passive(10). Peut-être pourront-ils transférer certains éléments de la modernité à des zones périphériques, mais comme le fait pertinemment remarquer Cox, cela prendra pratiquement toujours le consentement des pouvoirs locaux. Ainsi seront absorbées des forces pouvant potentiellement menacer le bloc hégémonique.
Le cas de la reconstruction économique de l’Afghanistan
Plutôt refermée sur elle-même au temps des Talibans, l’économie afghane est aujourd’hui réorganisée selon les dictats de l’idéologie néo-libérale. On assiste à une tentative claire, de la part des forces d’occupation, d’intégrer l’économie afghane au sein de l’économie globale capitaliste, donc de la business civilisation. Un grand nombre d’OI, d’agences gouvernementales et d’ONG participent à ce processus de réorganisation. Les projets menés par la Banque mondiale et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sont fort instructifs, notamment en ce qui a trait au développement du secteur privé et de la production de commodités agricoles ou à faible valeur ajoutée destinées à l’exportation.
L’agriculture et l’horticulture, en Afghanistan, sont historiquement orientées vers l’autosubsistance(11). Qu’à cela ne tienne, les projets actuels que financent la BM et le PNUD visent à développer de supposés avantages comparatifs afghans par rapport à certains marchés de produits de luxe, soit quelques productions spécifiques favorisant les monocultures. C’est ainsi que l’agriculture afghane passe d’une agriculture de subsistance à un modèle agro-exportateur inséré dans l’économie globale. Pilotés par le secteur privé et des ONG financées par des agences internationales ou gouvernementales(12), ces projets ont mené, entre autres, à la culture et à la production de cumin, de safran, de pommes, d’huiles essentielles variées, de fleurs et de fruits à haute valeur (l’eau de rose est le meilleur exemple)(13). Quant à l’élevage, il est orienté en fonction de la production du cachemire destinée à l’exportation. Perdant leur indépendance, les agriculteurs jadis indépendants se retrouvent soumis aux impératifs du marché capitaliste(14).
En ajoutant à cela le développement du secteur privé et le renforcement des capacités institutionnelles dans les différents secteurs économiques, on couvre une bonne partie du programme économique des OI et des ONG agissant en Afghanistan. Le développement du secteur privé se présente sous deux aspects. D’un côté, il s’agit d’enlever à l’État son rôle de producteur (pensons aux richesses minières et énergétiques) afin de le confiner dans un rôle de régulateur et de superviseur institutionnel. De l’autre, il s’agit de développer un secteur privé formel et contractuel (aussi bien dans le domaine de l’agriculture et des services que dans celui de la production industrielle) en dehors de l’économie informelle afghane. Ceci étant fait, la BM s’imagine voir accourir un flot d’investissements étrangers, sans doute un des meilleurs moyens pour insérer l’Afghanistan dans l’économie globale. Derrière cette valorisation du secteur privé, c’est tout un ensemble de valeurs et de pratiques qui s’expriment et qui sont loin d’aller à contresens de l’idéologie néo-libérale dominante. En ce qui concerne le renforcement des capacités institutionnelles, on vise aussi bien l’application des principes de bonne gouvernance en administration publique, la création d’élites régionales insérées dans les paradigmes de la révolution passive, un contrôle et une diffusion appropriée de l’information… Tout ceci afin de consolider la légitimité du gouvernement afghan et des nouveaux paradigmes économiques.
L’exemple de la réorganisation économique de l’Afghanistan nous permet mieux que jamais d’illustrer le rôle des OI et des ONG, aussi bien en tant qu’agents de la reproduction de l’idéologie dominante qu’au plan des rapports matériels et des relations sociales dominantes. Une analyse néo-gramscienne de ce conflit mériterait d’être élaborée davantage, quoique l’on voie déjà la pertinence des outils conceptuels développés par Cox.
Robert Cox: un pessimiste critique
L’œuvre de Robert W. Cox sur les OI doit être perçue comme une tentative d’aller au-delà des institutions internationales actuelles – qu’il qualifie de sclérosées, politiquement orientées et souvent disfonctionnelles – en posant le problème des forces sociales pouvant mener à un ordre mondial alternatif.
C’est en prenant en considération tout ce qui précède que Cox en arrive à croire qu’à long terme, l’évolution du rapport de force entre dominés et dominants dépendra nécessairement et principalement de la force des mouvements sociaux à la base des sociétés. Ces pressions d’en bas (from below) pourront réellement transformer la façon dont le monde est organisé. Il est évident que l’action des OI provenant d’en haut (top-down) devra être combinée à la construction d’une société civile organisée sur une base nationale et orientée vers les réseaux transnationaux. Cox ne nous propose rien de moins qu’une globalisation non autoritaire à partir du bas.
Comme il le fait remarquer, la confiance qu’avaient les peuples dans les organisations internationales est aujourd’hui largement érodée, que ce soit par des scandales (pensons à Paul Wolfowitz et la Banque mondiale), l’intransigeance des économies avancées (Cycle de Doha), ou par les échecs successifs dans les opérations de maintien ou d’imposition de la paix. La perception selon laquelle les tentatives de mettre en place un cadre légal international sont en fait des tentatives voilées des grandes puissances de faire évoluer le système international dans une direction voulue est de plus en plus répandue parmi les forces subordonnées(15). Il faut bien comprendre qu’à la base, Robert Cox ne remet pas en question la pertinence de telles organisations. Cependant, la situation actuelle ne peut que lui paraître sombre. Il se qualifie lui-même de pessimiste, dans le sens où il voit les contraintes qui délimitent les frontières du possible, les puissantes forces qui tentent de maintenir l’ordre en place et les influences qui orientent les développements futurs. En bon pessimiste critique, il tente aussi de percevoir les contradictions du statu quo, qui pourraient venir poser de sérieux défis à l’ordre actuel. L’accent qu’il met sur l’organisation de la base nous semble fondamental. Comme il nous le rappelle: «Le changement institutionnel n’inaugurera pas, mais plutôt découlera d’une nouvelle direction dans la politique économique et sociale globale. Le nouvel ordre devra être construit du bas vers le haut(16)».
Notes
(1) COX, Robert W, «Structural issues of global governance: implication for Europe», dans Stephen Gill (dir.), Gramsci, historical materialism and international relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 265.
(2) COX, Robert W, «Dialectique de l’économie monde en fin de siècle», Études internationales, vol. 21, no 4, (décembre 1990), p. 698.
(3) COX, Robert W, «Structural issues of global governance: implication for Europe», in Stephen Gill (dir.), loc. cit., p. 265. Traduction libre de la citation suivante. «Intersubjective order [where] people understand the entities and principles upon which it is based in roughly the same way».
(4) COX, Robert W, «Reconsiderations», dans Robert W. COX (dir.), The new realism: Perspectives on multilateralism and world order, Tokyo, United Nations University, 1997, p. 366.
(5) Il est à noter que les concepts de «centre» et «périphérie» ne réfèrent pas toujours aux États, mais également au centre d’organisation de production (où sont intégrées des forces de travail qualifiées au statut privilégié) par rapport à la périphérie de ce centre qui fragmente une large proportion des forces de travail à l’intérieur d’une hétérogénéité croissante et d’une compétition d’identité.
(6) COX, Robert W, «Gramsci, hegemony and international relations: an essay in method», dans Stephen GILL (dir.), loc. cit., pp. 62-63.
(7) Ibid.
(8) Dans le sens où la promotion de nouvelles pratiques en détruit d’autres.
(9) GILL, Stephen, «Chapter 1», dans Stephen Gill (dir.), loc. cit., p. 41.
(10) Ibidem.
(11) À part, bien évidemment, les productions de pavot et de marijuana, beaucoup trop importantes pour être consommées par la population afghane seule.
(12) Travaillant dans ces secteurs particuliers, on retrouve, entre autres, les ONG suivantes: Novib, AKF, CHA, DACAAR IAD, German agro action.
(13) Il est à noter que d’autres secteurs sont affectés par cette nouvelle vocation exportatrice, notamment le secteur minier. On assiste notamment à une recrudescence de l’exportation des pierres précieuses ou semi-précieuses
(14) Les documents suivants sont assez clairs quant aux préoccupations de la BM et du PNUD. Pour le PNUD, voir Market sector assessments SME developments, [en ligne], <www.undp.org.af/media_room/archives/key_docs/docs/Final_Report_MSA_SME_Altai_Cons_July_14th_2005.pdf> Consulté le 1er juillet 2007.
Pour la BM, voir Status of projects execution – FY06 SOPE, [en ligne],
<http://www1.worldbank.org/operations/disclosure/SOPE/FY06/SAR/Afghanistan.pdf> Consulté le 1er janvier 2007.
(15) COX, Robert W, «Globalization, multilateralism, and democracy», dans Approaches to world order, Cambridge, Cambridge studies in international relations, 1996, pp. 36-37.
(16) Ibid., p. 535. Traduction libre de la citation sivante: «Institutional change is more likely to follow than to precede a new direction in global economic and social policy. […] The new order will have to be built from the bottom up».