Le dernier sommet du G8 à Heiligendamm en juin dernier a occasionné, comme de coutume, la mobilisation des groupes altermondialistes. L’élan de conscience et la force d’objection de ces protagonistes d’un «autre monde» amènent avant tout à constater la présence d’un «certain monde». Le grand combat des altermondialistes est d’empêcher la «fin de l’histoire», qui consacrerait la primauté des rapports d’inégalité et de domination entre les sociétés humaines. Cependant, indirectement, ces forces alternatives contribuent à cette fin de l’histoire. En effet, leur nature, leurs moyens et leur légitimité ne constituent-t-ils pas autant de signes de l’émergence d’une «civilisation universelle»? Telle est la piste d’interrogation que nous nous proposons de suivre dans cet article.
Charlie Brewer, Ball of mice’s detail- Darling Harbour
(Détail de la boule des souris), 2006
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La trajectoire historique des pays du monde a été analysée principalement, jusqu’ici, en termes de continuum clos et de dialectique de confrontation. Sous ce prisme, l’Histoire apparaît comme une histoire étonnamment répétitive, caractérisée par le «choc» de grands groupes homogènes, se succédant sur le trône de la domination ponctuelle de l’ordre du monde, porteurs – et revendicateurs – d’éléments de spécificité immiscibles.Cette lecture cyclique présente quelque intérêt pour comprendre la configuration du monde au cours des périodes ou des siècles précédents. En revanche, elle nous paraît insuffisante pour expliquer les récentes évolutions et mutations qui ont affecté les sociétés contemporaines. Ces dernières donnent à penser que, loin d’une structuration en grands groupes homogènes mais distinguables, on assiste au phénomène contraire: l’humanité serait en voie vers une «civilisation universelle»(1). On semble assister à l’uniformisation de la trajectoire de développement historique des sociétés humaines. Cette circonscription du champ des possibles du devenir de l’humanité rappelle la thèse de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire(2).
De quelle trajectoire parle-t-on?
Reprenant à son compte la thèse d’apogée civilisationnelle de Hegel et d’Alexandre Kojeve, Fukuyama présente la fin de l’histoire comme l’horizon indépassable vers lequel s’achemineraient les sociétés humaines et qu’ont déjà atteint certaines sociétés. Cet horizon est défini par l’économie et la démocratie libérales. Cette hypothèse lui est inspirée, au sortir de la guerre froide, par le triomphe du capitalisme et de l’idéologie libérale sur le communisme.
Dans la perspective de Fukuyama, nous pensons que la trajectoire que tendrait à adopter l’ensemble des sociétés humaines, à des rythmes différents et selon des combinaisons diverses, repose sur la triade suivante: économie de marché, inflation technologique, démocratie libérale ou dans une perspective plus large, égalitarisation et libéralisation des rapports sociohumains. La présence partielle de l’un de ces trois éléments, dans une société donnée, ne devrait pas autoriser à conclure à l’absence ad vitam aeternam des autres. Ces trois piliers apparaissent comme les nouveaux indicateurs communs que partagent nombre de pays du monde.
Des civilisations géoculturelles à la civilisation universelle
Notre propos ne vise pas à dessiner le profil d’un monde où les sociétés seraient des clones, des reproductions identiques (Fukuyama s’en était également défendu). Nous voulons seulement présenter l’émergence d’une civilisation universelle où le sens du mot développement est appréhendé par une perception commune à laquelle se référeraient toutes les sociétés(3). Le mouvement altermondialiste, apatride, et regroupant des individus venant de divers pays et de différentes couches sociales, illustre justement cette mondialisation des préoccupations humaines. La religion ou la localisation géographique ne semblent plus constituer des repères pertinents pour expliquer et repérer les grands conflits à l’ordre du monde. Encore moins pour identifier les anciens grands groupes civilisationnels(4) ou en décrire les «chocs»(5). La grande dispersion géographique des sympathisants, militants et combattants de l’islamisme, version idéologique et intégriste de l’Islam, l’atteste vigoureusement. Il est important de ne pas se méprendre sur la nature du conflit qui oppose ces derniers aux intérêts occidentaux. En effet, ce dernier est surtout et avant tout éloigné des sphères religieuses. L’islamisme ne combat pas le catholicisme ou le protestantisme. Il combat le globalisme, un ordre mondial marqué par le triomphe du capitalisme néolibéral, le développement technologique et la suprématie des droits de l’homme. Ces trois idéaux ne peuvent être enfermés, à l’état actuel des choses, dans une aire géoculturelle particulière (l’Occident) car ils sont pratiquement étendus à l’ensemble du monde. La civilisation universelle est 1)technologique, 2)économique, au sens d’une prégnance de la logique économique et 3)démocratique, quoique très timidement. Examinons rapidement les éléments de ce triptyque.
Une civilisation de technologie
La civilisation universelle est celle de la découverte, de la révolution et de l’explosion des sciences technologiques. En ce XXIe siècle, cette dominance prend une ampleur particulière. Les outils technologiques acquièrent leur plus haut sens, de nos jours, de prolongement de la main humaine. Dans cet ordre, les sociétés dites «développées» sont celles où les conditions de vie matérielles sont rendues meilleures ou plus agréables du fait de l’adaptation de la technologie à toutes les situations de la vie sociale, et de la désimplication physique ou manuelle de l’Homme (non pas totale, mais élevée).
La dynamique d’universalisation de la civilisation technologique dominante trouve, actuellement, un formidable catalyseur dans les technologies de l’information, de la communication et des réseaux s’y rattachant. Internet en est le symbole le plus frappant. Le modèle de «la société du savoir», dans lequel la valeur de l’information est consacrée,tend à être adopté par la plupart, sinon l’ensemble des pays de la planète. Nombre d’exemples peuvent être évoqués pour souligner cette tendance.
Premièrement, la création d’une chaîne télévisée arabe, promouvant et défendant les intérêts des pays musulmans et fonctionnant sur le modèle de CNN, apparaît d’abord comme une concession implicite d’un point de vue culturel. En effet, elle constitue une reconnaissance certaine de la valeur des moyens déployés par le paradigme occidental d’expansion, faisant la promotion des valeurs de vitesse, de concurrence, de liberté. Ces valeurs sont opposées à celles prônées par l’islamisme, qui sont plutôt traditionnelles et conservatrices (modération, contrôle). Les grandes cotes d’écoute de cette chaîne enregistrées en Grande-Bretagne illustrent justement la dispersion géographique de la réception du discours «islamiste». Les exemples récents de l’actualité nous montrent que les terroristes sont parfaitement intégrés à la société occidentale et à son mode de vie. Les individus impliqués dans les récentes tentatives d’attentat en Grande-Bretagne sont des citoyens britanniques comme les autres, jouissant des mêmes droits et obligations. Dans cette veine, on peut souligner l’utilisation par le mouvement transnational Al-Qaida des mêmes circuits financiers de transfert de capitaux que leurs adversaires (bien que de façon de plus en plus limitée) ou, encore, le recours aux technologies les plus avancées de communication.
Deuxième exemple, le transfert de technologie des pays développés vers les pays pauvres peut être analysé, en dernier ressort, comme l’exportation d’un modèle et un idéal de développement. Leur réception, sans contention, ne fait que confirmer notre hypothèse de constitution d’une civilisation universelle marquée par une culture du technologique(5). Qu’on soit musulman ou chrétien, animiste ou bouddhiste, Africain ou Européen, la facilitation des conditions matérielles de vie, proposée par le modèle technologique, reste un objectif unanime (en dehors de quelques rêveurs «régressistes»).
Enfin, on peut relever l’utilisation, par les groupes altermondialistes et autres mouvements partisans, d’un «autre monde» (à l’instar de Green Peace) des médias de communication et d’information ayant contribué, entre autres, à asseoir l’ordre du monde, qu’ils combattent.
Il ne faut cependant pas se méprendre sur le caractère supposé essentiellement instrumental des technologies. En effet, elles ont un grand impact sur les comportements humains en leur imprimant le sens (et les valeurs?) de leurs fonctionnalités. Ainsi peut-on en mesurer l’importance et le potentiel d’action dans les sociétés du Sud, dont les catégories culturelles ont connu des changements à la suite de la facilitation d’accès et de l’introduction de nouveaux moyens de communication (transport, media).
En bref, il est indéniable que l’un des lieux communs des sociétés humaines soit, de nos jours, la culture du technologique. Son idéal et sa finalité ultime étant de faciliter les conditions matérielles de vie et de satisfaire la «partie désirante»de l’être humain.
Une civilisation de marché
Le deuxième pilier fondamental de la civilisation universelle est la généralisation de l’économie de marché et de sa logique. Il est difficile de ne pas reconnaître le triomphe de l’économie de marché sur les autres projets de production et de distribution des ressources et des richesses, notamment les projets socialistes et communistes. À l’exception de rares pays, derniers bastions de l’onirisme communiste (Cuba, Vietnam, etc.), les États et gouvernements se déclamant officiellement socialistes ou hybrides, sont tenus d’adopter nolens volens un modèle économique libéral, principalement dans la phase de production des richesses. Deux raisons peuvent expliquer cette contrainte.
Premièrement, l’absence de contre-modèle historique de performance et d’efficacité, alternatif au modèle libéral, et la contribution de ce dernier au processus de développement matériel des sociétés avancées en font une référence qui à défaut d’être sûre est vivante et concrète.
Le deuxième facteur d’embrigadement consiste en la texture particulière de la communauté internationale et en la nature des rapports interétatiques. Le champ international est marqué par une grande interdépendance entre États et par le pouvoir d’imposition de grands organismes internationaux. Ces derniers, censés jouer le rôle d’arbitre et s’engageant à garantir la stabilité économique et politique des États du monde, apparaissent surtout comme des jouets pilotés par les grandes puissances. Il en résulte que les rapports entre les acteurs de la scène internationale sont essentiellement des rapports de domination, les moins puissants devant se plier aux injonctions des plus puissants avec l’accord des institutions financières et politiques tutélaires internationales, sous peine de sanction.
De ce qui précède se dégage le fait que, pour des motifs d’efficacité et de performance économique ou de contrainte politique, les sociétés humaines, dans leur vaste majorité, se rangent à l’école de l’économie libérale ou néolibérale. Les exemples de la Chine et de la Russie, dont les économies sont en transition vers des modèles plus libéraux, constituent, à cet égard, d’excellentes illustrations du succès de l’expansion de l’économie libérale.
Une civilisation de liberté et d’égalité
Ce troisième aspect de la trajectoire de convergence des sociétés humaines est celui dont la réception et l’implantation sont les plus difficiles. Il revêt deux formes principales. La première, dont traite Fukuyama, est celle du triomphe de la démocratie libérale. La deuxième, dont les partisans altermondialistes se font les défenseurs, est le combat pour le respect des droits de l’Homme qui signe la promotion de la justice et de l’égalité sociales.
L’explication de Fukuyama (que nous reprenons) de la percée de la démocratie libérale repose sur la thèse du «désir de reconnaissance» (empruntée à Hegel et à Platon), qui exprime l’aspiration d’un être humain à la reconnaissance de sa dignité. Ce désir fait écho à la volonté des individus de sublimer leur condition et leurs intérêts matériels, pour réclamer une valorisation «supérieure». Cet argument peut être utilisé de façon prophétique pour anticiper la transition des pays économiquement libéraux (ou en transition) mais politiquement autoritaires. Ainsi, leurs populations, au-delà et après la prospérité matérielle, en arriveraient à demander une reconnaissance de leur dignité d’êtres supérieurs et, par conséquent, leur liberté, du moins politique et sociale.
Cette position demande cependant à être relativisée car les concepts de liberté et d’égalité sont des constructions intellectuelles dont l’opérationnalisation peut prendre un contenu variable.
De même, le combat altermondialiste est manifestement celui des Droits de l’Homme. Ces droits sont bien différents des droits nés et proclamés dans le sillage de la révolution des Lumières. Ce sont des droits d’une autre «génération». Ils couvrent toutes les dimensions de la vie humaine (environnement, liberté sous toutes ses formes légitimes, etc.). Ces droits sont censés être universels, sans frontières, revendicables par tout être humain. Le culte des droits de l’Homme semble être la nouvelle religion de l’humanité, une religion du moins qui pourrait en rassembler une grande tranche.
Il convient une fois de plus de relativiser et d’atténuer notre position. Le respect des droits humains, malgré leur séduisant potentiel de «valorisation» de la «dignité humaine», n’obtient pas (encore) le plébiscite de la majorité des pays. La raison tient d’abord à la connotation occidentale de sa mise en sens actuelle, qui lui donne un aspect idéologique et entraîne ipso facto une levée de boucliers. Une autre raison est la promotion d’un «relativisme culturel» par certains pays, définissant un sens et un contenu adaptés des droits de l’Homme.
En conclusion, on peut sans ambages affirmer que les anciens repères géoculturels sont aujourd’hui insuffisants pour expliquer le monde actuel. Dans cet article, nous avons esquissé, à partir des revendications des mouvements altermondialistes, des pistes de compréhension de la trajectoire historique des sociétés humaines contemporaines. Il s’en dégage qu’une civilisation universelle est en train d’émerger. Civilisation dont les traits sont le développement technologique, le triomphe de l’économie de marché de même que l’égalitarisation et la libéralisation des rapports sociaux. Dès lors, si tel est l’horizon final de l’évolution de l’humanité, le grand défi des êtres humains revient alors à donner à leur histoire la plus belle fin possible. L’histoire étant dessinée, il s’agit à présent de lui donner corps.
Notes
(1) Par civilisation, il faut entendre ici le plus haut niveau de regroupement et d’identification de peuples. C’est une «métaculture» transversale et caractérisant plusieurs peuples au-delà de leurs particularités historiques. Une civilisation peut donc regrouper des peuples de culture différente. Ainsi, l’ancienne civilisation africaine, bien que rassemblant des sociétés présentant des différences aussi importantes que la langue, la religion, le mode de vie, présentait des traits structurels et pouvant être stabilisés sur le plan formel. Ce sont par exemple le caractère traditionnel des sociétés, le mode de vie collectif, etc. Le même exercice peut être reproduit pour les civilisations occidentale ou asiatique.
(2) Fukuyama, Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
(3) Il est intéressant de noter la généralisation et l’universalisation, de nos jours, du concept de développement durable comme paradigme de développement de la majorité des sociétés humaines.
(4) Pour un aperçu de ces civilisations, V. Braudel, Fernand, La grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1999.
(5) Huntington, P Samuel, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
(6) L’absence de contention fait référence, ici, à la grande perméabilité des sociétés du Sud aux technologies et aux produits de consommation en provenance de l’Occident.