L’avortement sous la République de Weimar: un souffle de progressisme pour la condition féminine

«Comme la corneille, qui ne trouve plus
De quoi calmer la faim de ses petits,
Qui ne peut rien contre l’hiver et ses tourmentes,
Qui ne voit plus d’issue et se lamente:
Ainsi pour toi n’apparaît point d’issue
Et tu gémis.»
Bertolt Brecht,«Aux femmes», 1930

En avril 2007, la Cour suprême des États-Unis a réitéré sa position sur le Partial-Birth Abortion Ban Act de 2003, qui interdit les avortements tardifs(1). Des deux côtés de l’échiquier politique, les candidats ont témoigné de la primauté de cet enjeu dans le contexte préélectoral américain. En plus d’appuyer en grande majorité la décision de la plus haute cour américaine sur l’interdiction d’un avortement tardif, les républicains contestent le jugement de la cour de 1973 sur le droit constitutionnel à l’avortement. Les démocrates soutiennent, en revanche, que la femme a le droit de choisir de se faire avorter, aussi fondamentale, difficile, voire tragique que cette décision puisse être(2). De ce fait, il n’est pas fortuit d’étudier l’avant-gardisme de l’Allemagne de Weimar (1918-1933) pour appréhender toute la portée de cette question au sein de nos sociétés contemporaines.

March for Women’s Lives ( Marche pour la vie des femmes – Droits de reproduction)
Becc, March for Women’s Lives ( Marche pour
la vie des femmes – Droits de reproduction)
, 2007
Certains droits réservés.

À une époque où le corps constitue toujours un enjeu politique majeur, un regard posé sur un épisode marquant de la lutte pour l’émancipation des femmes s’avère des plus enrichissants. À cet effet, la République de Weimar, née de l’issue de la Grande Guerre en 1918, portant dès sa constitution le fardeau du Traité de Versailles et finalement écrasée par Hitler en 1933, représente une période clé dans le contexte de la lutte des femmes pour la réforme sexuelle. La campagne de 1931, menée par des milliers de citoyennes allemandes, étonne par sa force mobilisatrice, sa modernité et témoigne de l’extrême vitalité et de l’originalité de la jeune République. Ces femmes s’opposèrent aux modalités de l’article 218 de la loi qui incriminait l’avortement, de même que les cliniques de contrôle des naissances et les consultations qu’elles offraient. Pendant plus de six mois, ces femmes manifestèrent dans les rues et se réunirent régulièrement pour exiger le droit à l’avortement et au contrôle des naissances. Elles protestèrent contre le chômage, l’augmentation des prix et des taxes, la pénurie de logements et les nombreuses coupures effectuées par le régime de Brüning dans les services de protection sociale dédiés aux femmes et aux enfants. Le mouvement s’opposa également à la condamnation de deux médecins, Else Kienle et Friedrich Wolfe, accusés d’avoir violé à plusieurs reprises l’article 218 en février 1931(3). La campagne mobilisa pour la toute première fois des milliers de femmes provenant de différents milieux sociaux et politiques. Ces militantes reçurent l’appui des partis social-démocrate (SPD) et communiste (KPD), ainsi que de certains médecins et physiciens, tel Albert Einstein, qui se prononcèrent en faveur de l’hygiène sexuelle et de la mise en place de cliniques de contrôle des naissances. Le mouvement de réforme sexuelle fut ainsi celui d’une association progressiste qui transcendait les partis politiques et les domaines professionnels.

L’article 218 et la crise économique

Le code pénal allemand et l’article 218 restreignaient l’habilité des femmes, et tout particulièrement celle des ouvrières, à contrôler leur propre quotidien. Si le gouvernement avait réformé l’article 218 en 1926 à partir du code pénal de 1871, l’avortement demeurait un acte criminel et sujet à l’emprisonnement(4). La crise économique mondiale de 1929-1933, qui toucha fortement l’Allemagne, accentua le besoin lié à la limitation des naissances. Pour les ouvrières durement touchées par la hausse du chômage dans les domaines des services domestiques et de l’industrie du textile, l’enjeu de l’avortement devint une question de survie. Face à la crise, le gouvernement centriste catholique de Brüning avait émis une série de décrets qui précipita la reprivatisation des soins maternels et infantiles, des soins médicaux et des programmes de cantines populaires. Sous la flambée du chômage et des coupures dans les services sociaux, les femmes écopèrent seules des responsabilités liées au «travail reproductif», soit la grossesse, l’éducation des enfants et les travaux domestiques(5). La crise engendra néanmoins une prise de conscience et l’intervention de nombreux groupes de réforme sexuelle, tels les mouvements indépendantistes de gauche et ceux des communistes. À partir de 1929, le KPD travailla de pair avec l’Association des services de la santé publique de Berlin (Verband der Berliner Krankenkassen) pour l’établissement de centres de contrôle des naissances et de consultations à Berlin.

La campagne de 1931

En janvier 1930, la bulle du pape Pie XI sur le mariage chrétien provoqua une vague de protestations au sein des mouvements pour la réforme sexuelle et du Parti communiste allemand. Le souverain pontife y dénonçait les rapports sexuels sans intention de procréer et insistait sur la responsabilité de l’État dans l’interdiction de l’avortement. Le Parti communiste et les mouvements de femmes virent dans l’action papale un effort pour légitimer les politiques de Brüning(6). La campagne débuta en janvier 1931 avec la mise en place d’une large coalition contre l’article 218, la persécution des docteurs Wolf et Kienle et la nature de la bulle papale. La coalition réunissant les mouvements de femmes communistes, de féministes indépendantes, de groupes pacifistes et ceux de la réforme sexuelle, obtint une large publicité au pays. Le Parti communiste et les organismes de protection des mères (Bund für Mutterschutz) commanditèrent la diffusion d’informations et de slogans, tel «Ton corps t’appartient»(7). Les groupes libéraux et socialistes, dont la Ligue des droits de l’homme et l’Association des physiciens socialistes, se joignirent rapidement au mouvement et offrirent leur expertise. Les journaux clamèrent la désuétude de l’article 218 et leurs pages firent place à de nombreux forums sur la question et de la publicité pour les rassemblements. L’historienne Atina Grossman a recensé plus de 1500 rassemblements et démonstrations en Allemagne lors de la Journée internationale de la femme du 8 mars 1931. À Berlin, c’est plus de 3000 femmes qui défilèrent dans les rues en scandant des slogans contre l’article 218 et le régime de Brüning. Le mouvement atteint toutefois son point culminant en avril de la même année, lorsque 15 000 personnes se rassemblèrent dans le Palais des sports à Berlin(8).

La diversité des mouvements politiques et sociaux participant à la campagne supposait toutefois un nombre varié de positions. Si les femmes médecins prônaient une abolition totale de la loi anti-avortement, le Parti social-démocrate et les membres de la profession médicale souhaitaient davantage la reconnaissance de certaines prescriptions médicales, socio-économiques et eugéniques et non l’abolition complète. Le Parti communiste cherchait désespérément à soutenir le droit à l’avortement et à intégrer cette politique dans le contexte plus large de la lutte des classes. Il demeura néanmoins aux prises avec une position dichotomique. D’un côté, il s’engageait dans une lutte pour l’accès légal à l’avortement et, de l’autre, il avait la ferme conviction qu’une révolution socialiste rendrait éventuellement l’avortement inutile. Les divisions au sein même du mouvement de coalition, l’absence d’une idéologie claire et commune, les pressions de la crise économique et la force des mouvements de droite menèrent à la fin de la campagne en juin 1931.

Face à la montée du nazisme et à sa rhétorique en faveur de la protection et du renfort de la maternité, le Parti communiste n’arriva que difficilement à fournir une alternative cohérente. Jusqu’à la toute fin de la République, le groupe de réforme sexuelle demeura néanmoins l’un des mouvements les plus radicaux de la brève période weimarienne. L’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes en 1933 représentait un recul important pour les défenseurs de la réforme de l’article 218 du code criminel. Les institutions qui oeuvraient dans le cadre de la réforme sexuelle durent certainement disparaître avant que les nazis ne puissent se réapproprier et réorienter le discours. En 1935, le Parti national-socialiste légalisa l’avortement sur des principes eugénistes, et sa pratique devint même obligatoire dans certains cas(9). Finalement, dès les premières années de l’après-guerre, les gouvernements des deux Allemagnes s’engagèrent à prescrire son entière criminalisation.

La question de l’avortement ne refit surface sur la scène politique est-allemande qu’au début des années 1970. L’enjeu devenait essentiel pour le programme d’intégration économique des femmes dans la sphère publique. Les Allemandes de l’Est obtinrent le droit à l’avortement au premier trimestre de la grossesse, en 1972. À l’Ouest, l’héritage de la lutte progressiste entreprise sous la République de Weimar servit de fondement à l’engagement des féministes qui récupérèrent dans une large mesure la stratégie menée par les architectes du mouvement 40 ans plus tôt. Ces femmes obtinrent le droit à l’avortement au premier trimestre un an après leurs consoeurs de l’Est.

Aujourd’hui, certains candidats américains auraient encore fort à tirer de la campagne de 1931 et de la lutte menée par ces femmes sous la République de Weimar pour l’obtention du droit de disposer de leur corps. Le droit constitutionnel américain, qui permet l’avortement depuis 1973, demeure toujours sujet à des déraillements et à des régressions comme nous l’a prouvé la décision rendue par la Cour suprême en avril dernier.

Notes

(1) L’opération, initialement désignée sous le nom de D&X (dilatation et extraction) datant de 1983, consiste en un avortement qui est normalement pratiqué au cours du deuxième trimestre et au début du troisième trimestre de la grossesse et qui implique une méthode où la mort est infligée au fœtus lors de son passage dans le vagin. Voir MedlinePlus-Medical Dictionary, ed. Merriam-Webster, [en ligne], <http://www2.merriam-webster.com/cgi-bin/mwmednlm?book=Medical&va=dilation+and+extraction>. Page consultée le 26 juin 2007.
(2) The New York Times, “The Presidential Candidates on Abortion”, [en ligne], <http://www.nytimes.com/ref/washington/ABORTIONPOSITIONS.html>. Page consultée le 26 juin 2007.
(3) Grossman, Atina, «Abortion and Economic Crisis: The 1931 Campaign against §218 in Germany», New German Critique, No. 14, (printemps, 1978), p. 119-137.
(4) L’article mandaté et réformé par le Reichstag en 1926 à partir du code criminel de 1871 prescrivait des charges d’emprisonnement plus légères pour les femmes ayant avorté et offrait aux juges plus de latitude dans la sentence.
(5) Grossman, Atina, Op. cit., p.124.
(6) Melching, Wilhelm, «A new Morality: Left-Wing Intellectuals on Sexuality in Weimar Germany», Journal of Contemporary History, No.1, Vol. 25, (1990), p. 75.
(7) Grossman, Atina, Reforming Sex, The German Movement for Birth Control and Abortion Reform, 1920-1950, New York, Oxford, Oxford University Press, 1995, p.78-106.
(8) Grossman, Atina, Op. cit., p. 129-130.
(9) Usborne, Cornelie, The Politics of the Body in Weimar Germany, Women’s Reproductive Rights and Duties, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1992, p. 201.

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