«Nous sommes les instants d’une chose immortelle.»
Maurice Barrès
Les récentes audiences publiques sur les pratiques d’accommodement raisonnable ont donné libre cours à l’expression d’une conception de la nation québécoise débordant largement de son cadre strictement civique et juridique. Les auteurs du rapport final de la Commission n’ont d’ailleurs pas manqué de relever à quel point «une bonne partie du public s’est peu reconnue dans ces constructions jugées trop théoriques, trop froides, inaptes à soutenir les appartenances traditionnelles»(1). Plusieurs ont en effet insisté, parfois de manière confuse, sur la nature plus ou moins «organique» de la nation et de l’identité québécoises. En France, des débats semblables – le port du voile par exemple – ont pu déboucher sur l’énonciation de thèses similaires.
Ces conceptions de l’identité nationale, fondées largement sur des critères ethniques et culturels, en ont fait sursauter quelques-uns. Elles ont pu sembler, non sans raison, nous ramener loin en arrière. Retraçant l’histoire des nationalismes, l’historien et politologue Guy Hermet identifie deux familles conceptuelles principales, qu’il résume par la formule suivante: «Les deux nations modernes: Herder et Renan(2).» Pour Herder, la nation se définit d’abord par le Volksgeist, ou l’âme du peuple, transmise d’une génération à l’autre par le sang, la langue ou le sol. Renan, quant à lui, conçoit la nation comme le fruit d’une union contractuelle entre ses différentes parties, du consentement de chacun à intégrer l’ensemble national. Dans une conférence donnée à la Sorbonne en 1882, il définit la nation comme «un plébiscite de tous les jours»(3). On aura compris que c’est à la première de ces deux familles que nous comptons nous intéresser ici. Plus spécifiquement, dans cet article à deux volets dont voici le premier, nous désirons explorer la pensée de trois dignes représentants de la famille «herderienne», soit Maurice Barrès (1862-1923) et Charles Maurras (1868-1952), en France, et, de ce côté-ci de l’Atlantique, Lionel Groulx (1878-1967).
La IIIe République française (1870-1940) incarne le triomphe de la conception juridique et contractuelle de la nation, chère à Renan. Or Maurras et Barrès, devant les profondes mutations auxquelles leur pays est soumis, vont développer un nationalisme dont les fondements idéologiques s’apparentent aux idées «ethnicistes» et organicistes de Herder. À peu près au même moment, mais dans des conditions historiques très différentes, les réflexions de Lionel Groulx sur la nation canadienne française vont aboutir à des thèses voisines.
Malgré ces fortes disparités contextuelles, que nous tenterons dans cette première partie de rendre plus visibles(4), les théories développées par ces trois intellectuels ont toutes la même pierre d’assise, soit le sentiment d’un péril imminent, d’une menace à l’intégrité nationale. Or cette crainte, et c’est là tout l’intérêt de notre démarche, a pu trouver un nouvel écho ces dernières années dans le cadre des débats sur les accommodements raisonnables, au Québec, ou autour de l’affaire du foulard, en France. Au terme de ce bref retour en arrière, nous espérons être en mesure de mieux restituer la portée, par exemple, de l’injonction d’un Emmanuel Brenner: «France, prends garde de perdre ton âme…(5)»
Métamorphoses françaises
Les différents défis posés à la IIIe République tout au long de son existence constituent un terreau fertile où germent et croissent toute une panoplie de mouvements remettant en question les fondements bourgeois, démocratiques et libéraux du régime. La victoire du bolchevisme en Russie, les coûts faramineux de la reconstruction après 1918 et les privations que cela entraîne, de même que la réinsertion des anciens combattants dans la société civile nécessitent tous une action vigoureuse de l’État. Plus tard, la Grande crise des années 1930 et la question du réarmement de l’Allemagne ajouteront encore à l’impression qu’ont certains Français d’entendre, à l’instar de Maurras et Barrès et pour reprendre les mots de Michel Winock, «les craquements sinistres d’une société qui se lézarde»(6). Pour ceux-ci, les structures parlementaires et le régime des partis qui caractérisent la République ne sauraient être en mesure de faire face aux périls qui menacent la nation. Ils seront de plus en plus nombreux à tourner leur regard vers des solutions alternatives.
En fait, les bases traditionnelles de la société française ont commencé à vaciller avant même la Grande Guerre. Par exemple, la seconde révolution industrielle (autour de 1900), avec son cortège de bouleversements (exode vers les villes, prolétarisation, hausse du chômage, effacement progressif des liens communautaires axés sur le village et la famille, etc.) et la séparation de l’Église et de l’État, promulguée en 1905, sont perçus par plusieurs comme les signes d’une société en décadence, thème largement diffusé dans les cercles nationalistes de droite et d’extrême droite. Au final, la République est tenue responsable de l’abandon et du pourrissement des bases fondatrices de la «race» française. Tous les repères traditionnels (cadre rural, famille, religion, etc.) s’estompent ainsi au profit d’une nouvelle réalité dans laquelle plusieurs ne se reconnaissent plus.
Ces changements profonds de la société française débouchent tout au long de la période sur de graves crises politiques. Parmi celles-ci, soulignons, vu la durabilité de leurs répercussions dans l’univers politique français, la crise boulangiste de la fin des années 1880 et l’Affaire Dreyfus, véritable «guerre franco-française». Moment plus marquant encore, le 6 février 1934, alors que l’extrême droite, menée par le colonel de La Rocque et ses Croix de feu, se présente aux pieds de la Chambre des députés pour en exiger la dissolution. À travers ces crises, c’est toute une constellation de groupuscules qui, à l’instar de l’Action française de Charles Maurras, rejette catégoriquement les institutions politiques françaises. Pour eux, il est impératif de se porter à défense de la nation, ce que la démocratie parlementaire, corrompue, inerte et sensible seulement aux revendications de la bourgeoisie et de la haute finance, ne semble pas en mesure d’accomplir.
Fixité canadienne française
Au Québec, à bien des égards, c’est l’inverse qui se produit. L’échec de la révolte des Patriotes de 1837-1838, en discréditant une partie de l’élite laïque, permet à l’Église de s’assurer une place prépondérante au sein de la société, ce qui empêchera la première d’assumer «les rôles qui auraient dû normalement leur être dévolus dans les divers secteurs de l’activité sociale»(7). La période sera donc marquée par une pénétration toujours plus profonde du Clergé dans les sphères de la vie québécoise. À cela s’ajoute le fait qu’avec l’Union de 1840, les Canadiens français se retrouvent, sur le plan politique, en position de minorité par rapport au reste du Canada anglophone, situation encore aggravée par la Confédération de 1867. Le sentiment que le Canada ne sert que les intérêts de la majorité anglophone sera renforcé par l’affaire de Louis Riel et la crise de la conscription en 1917. Dès lors, la sauvegarde de la culture et du fait canadien français ne semble plus en mesure d’être assumée par la classe politique. Comme le mentionne Raphaël Canet, «ne pouvant plus aspirer à une émancipation collective par le biais du contrôle des institutions démocratiques représentatives du fait de son statut de minorité, la nation canadienne française se réfugie dans la survivance»(8). L’Église se retrouve ainsi garante de la pérennité de la spécificité canadienne française en Amérique du Nord. Ce repli sur soi de la société, jalouse de sa culture, de sa langue et de sa religion, sera durable et influencera pour longtemps les diverses formulations idéologiques du nationalisme québécois.
Le second phénomène, largement tributaire du premier, concerne la fixation de l’Église catholique dans l’ultramontanisme. Affirmant la primauté du spirituel sur le temporel en plus de s’aligner étroitement sur la doctrine pontificale(9), l’ultramontanisme contribua largement à asseoir l’emprise du clergé sur la société, d’une part, mais aussi celle de la religion sur la pensée et les esprits, et ce pour plusieurs décennies. Ainsi, la défense de la religion catholique se trouve-t-elle inextricablement mêlée, désormais, à la défense de la nationalité canadienne française au sein d’un ensemble de plus en plus perçu, comme étranger et menaçant.
Finalement, on ne saurait apprécier la situation du Québec à sa juste valeur sans traiter du caractère foncièrement rural de la société. En effet, la population québécoise d’avant-guerre demeure majoritairement ancrée à la campagne, le village demeurant le cadre de vie principal des habitants. Cet état de fait cadre bien avec les idées mises de l’avant par le clergé qui valorise le travail manuel et les liens avec la terre, au détriment d’une industrialisation et d’une urbanisation considérées comme vectrices de la corruption des âmes, en plus de s’avérer le terrain de prédilection de l’idéologie libérale. Il va de soi que le monde villageois offre un meilleur encadrement du «troupeau» que l’anonymat des villes. Si, à long terme, la modernisation de la société ne peut être évitée, l’attachement à la terre et au monde rural continuera d’influencer la pensée de nombreux intellectuels et apparaîtra longtemps encore comme la garantie la plus sûre pour la survie de la culture canadienne française.
En définitive, la défense de l’identité québécoise, impossible aux yeux de plusieurs par des moyens strictement politiques, se trouve donc entre les mains du Clergé qui y assimile par le fait même la religion catholique, selon la formule consacrée «la langue gardienne de la foi et la foi gardienne de la langue». Cela dit, il est vrai que peu à peu la bourgeoisie libérale reprend de la vigueur et de la crédibilité, avec l’obtention notamment du gouvernement responsable en 1849, et que l’expression d’un nationalisme canadien français pourra peu à peu trouver une plateforme favorable dans la politique. Néanmoins, il n’est pas concevable que cela puisse se faire sans une alliance plus ou moins tacite avec l’Église catholique, puisqu’elle se veut l’incarnation des valeurs qui constituent les fondements mêmes de la nation. Comme l’écrit Léon Dion, «l’Église prend et conserve le contrôle du mouvement nationaliste qui fait pendant un siècle article de foi au Québec»(10).
Conclusion de la première partie
Ce sont donc deux sociétés très différentes qui, à la même époque, vont tenir lieu de terreau pour l’élaboration des thèses organicistes de Maurras, Barrès et Groulx. En France, l’industrialisation, la laïcisation de l’État et les changements sur la scène internationale (essor du socialisme puis montée des fascismes) sont perçus par une partie de la droite nationaliste comme autant de menaces à l’intégrité de la nation et de l’identité françaises. Au Québec, la société semble au contraire figée dans ses structures traditionnelles. Après l’échec des diverses tentatives d’appropriation de l’espace politique par l’élite laïque, le Clergé a pu renforcer sa mainmise sur la société canadienne française. Religion et identité nationale ont ainsi, pendant longtemps, constitué les deux faces d’une même médaille. Or, au-delà de toutes ces disparités, les trois intellectuels partagent la même certitude d’une nation au bord de la décadence et de l’évanouissement. C’est cette crainte qui servira de moteur à l’élaboration de leurs idées.
Notes
(1) Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Fonder l’avenir, le temps de la conciliation. Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, Gouvernement du Québec, 2008, p. 188.
(2) C’est le titre du cinquième chapitre du livre de Guy HERMET, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Paris, Seuil, 1996, coll. «Points-histoire», 309 p.
(3) Cité dans Raoul GIRARDET, Nationalismes et nations, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 138.
(4) La deuxième partie de cet article, à paraître prochainement, s’attachera à décrire et à analyser les idées mises de l’avant par Maurras, Barrès et Groulx, en portant une attention particulière à leurs points communs et aux liens qui les unissent à la pensée de Herder.
(5) C’est le titre d’un livre publié en 2004: Emmanuel BRENNER, France, prends garde de perdre ton âme… Fracture sociale et antisémitisme dans la République, Paris, Mille et une nuits, 2004, 128 p. Bien qu’il y défende les valeurs fondatrices de la République, l’auteur enjoint également le lecteur à prendre en compte «cet arrière-fond historique qui nous parle à notre insu. Un arrière-fond dont la nature longtemps conflictuelle affleure dans les retours identitaires d’aujourd’hui». Cité dans Alain GRESCH, L’islam, la République et le monde. Paris, Fayard, 2004, p. 23.
(6) Michel WINOCK, Édouard Drumont et Cie. Antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 1982, p. 8.
(7) Léon DION, Québec 1945-2000. Tome 2: Les intellectuels et le temps de Duplessis, Sainte-Foy, PUL, 1993, p. 67.
(8) Raphaël CANET, Nationalismes et société au Québec, préface de Gilles Bourque, Outremont, Athéna, 2003, coll. «Mondialisation, citoyenneté, démocratie», p. 154.
(9) Pour une analyse exhaustive de l’idéologie ultramontaine, voir Nadia F. EID, Le clergé et le pouvoir politique au Québec: une analyse de l’idéologie ultramontaine au milieu du XIXe siècle, Montréal, Cahiers du Québec-Hurtubise HMH, 1978, coll. «histoire», 318 p.
(10) L. DION, Op. cit., p. 73.