La vieille «nouvelle» gauche française

«Ils ont les mains blanches mais ils n’ont pas de mains»
– Charles Péguy

Le 22 avril dernier, les Français et les Françaises ont provoqué la tenue d’un deuxième tour pour les présidentielles. Après le camouflet d’avril 2002, qui nous a fait voir Jean-Marie Le Pen là où nous attendions le candidat socialiste Lionel Jospin, le Parti socialiste (PS) et Ségolène Royal ont franchi le premier tour. Et encore, avec quelles idées? D’accord, mais avec quelles idées? Voici un survol de l’évolution du socialisme français depuis les turbulentes années soixante jusqu’au Pacte présidentiel récemment dévoilé par Royal. Peut-on toujours parler de socialisme, ou bien, en reprenant à notre compte les mots du général de Gaulle, affirmer que «l’étendard de l’idéologie ne couvre [plus] que des ambitions.(1)»?

New Way NoN StoP.( Nouveau chemin sans arrêt)
E. Basak, New Way NoN StoP.
( Nouveau chemin sans arrêt)
, 2007
Certains droits réservés.

Cette histoire, faut-il le préciser, n’est pas celle du Parti communiste français, aujourd’hui réduit à des scores électoraux tenant de l’infime fraction, ni des diverses formations se réclamant plus ou moins ouvertement d’une interprétation radicale de l’héritage marxiste. Il s’agit ici du Parti socialiste issu, du moins en théorie, d’une longue tradition politique remontant au moins à Jean Jaurès. Disons d’emblée que de ce dernier à Ségolène Royal, en passant bien sûr par les deux septennats (1981-1995) de François Mitterrand, ce socialisme s’est lentement édulcoré, n’étant plus, à terme, qu’un avatar du «blairisme» anglais. En d’autres mots, une gauche qui a mal vieilli. Malgré tout, si la pluralité des formations d’obédience socialiste ou socialisante a permis à Le Pen de se faufiler au second tour des présidentielles en 2002, elle témoigne également d’une richesse qui, à terme, pourrait s’avérer profitable.

Face au «coup d’État permanent»: PSU et CERES, 1958-1969

L’expression nous vient de Mitterrand lui-même (2) et désigne les dérives «monarchistes» d’une Ve République soumise à l’autorité du général de Gaulle. Dans ce contexte où une prise du pouvoir semble relativement improbable, difficulté à laquelle il faut adjoindre les déchirures du drame algérien, la montée des social-démocraties européennes ayant renoncé aux canons de la vulgate marxiste et finalement la polarisation politique autour de l’axe Washington-Moscou, il devint vite patent qu’une réactualisation des stratégies politiques et des idées qui les sous-tendaient s’imposait au sein du mouvement socialiste. Sur les marges de la tiède et bientôt moribonde Section française de l’Internationale ouvrière, ces tentatives vont se cristalliser autour du Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et du Centre d’études et de recherches et d’éducation socialistes (CERES). Si les concepts anti-étatiques d’autogestion et d’autonomie de la société civile préconisés par le PSU trouvent leur application la plus concrète dans les combats de Mai 68, avant de tomber en relative désuétude, les idées du CERES, grâce au futur premier secrétaire du PS, Mitterrand, sont promises à une postérité certaine.

Face au coup d’État permanent, l’objectif avoué devenait le suivant: «la conquête du pouvoir d’État et l’expropriation du capital(3)». Cette tendance ne rejetait pas l’autogestion comme mode d’organisation sociale devant achever la construction du socialisme et consistant en une décentralisation des pouvoirs administratifs de même qu’une prise en charge par la population des moyens et des fruits de son travail. Néanmoins, la poursuite de cet objectif devait s’accomplir par une monopolisation préalable des leviers du pouvoir afin d’instituer les réformes seules capables de les mener à bien. En d’autres mots, si les fins envisagées sont repoussées à gauche, afin d’éviter l’écueil d’une fuite dans la «social-médiocratie»(4), les moyens demeurent ceux permis dans le cadre des institutions démocratiques et républicaines. Après avoir offert, grâce notamment au zèle de Mitterrand, son lot de critiques acerbes des structures de la République gaulliste, le PS entend désormais jouer le jeu présidentiel. À terme, cette stratégie sera porteuse de cruelles déceptions.

L’ère Mitterrand: illusions, désillusions

Le règne de Mitterrand (1981-1995) peut se résumer par le passage d’une politique d’expropriation du capital, citée plus haut, à cette déclaration du 15 janvier 1984: «C’est l’entreprise qui crée la richesse, c’est l’entreprise qui crée l’emploi, c’est l’entreprise qui détermine notre niveau de vie et notre place dans la hiérarchie mondiale.(5)» Il convient de préciser toutefois que dans le contexte occidental de l’époque, soit celui des premières mesures néolibérales regroupées aujourd’hui sous le vocable «Consensus de Washington»(6) et des politiques d’austérité des gouvernements Thatcher et Reagan nées de la crise économique, l’étatisme socialiste et le dirigisme économique n’ont pas la cote. L’heure n’est plus à la conquête du pouvoir par la classe laborieuse, mais à la défense acharnée d’acquis sociaux menacés par la montée de ces thèses néolibérales. Ainsi le socialisme français, finalement parvenu aux plus hautes marches du pouvoir, se voit-il contraint de «sacrifier les abstractions de l’idéal [au profit] des contraintes de la réalité(7)». Après de grandes réformes en 1981 et 1982, parmi lesquelles firent grand bruit la nationalisation de cinq groupes industriels, deux compagnies financières et 42 banques, Mitterrand se range derrière le couple Reagan-Thatcher et «renonce à changer la société.(8)» Sensible aux revendications du patronat, le président de la République autorise trois dévaluations du franc entre octobre 1981 et mars 1983, réduisant considérablement le pouvoir d’achat ouvrier.

Alors que la refonte et l’unification du socialisme français derrière Mitterrand avait avant tout pour objectif de protéger l’idéologie du charme opérant de la social-démocratie, l’exercice du pouvoir fit en sorte qu’il la dépassa finalement par sa droite. D’une perspective socialiste, l’ère Mitterrand se révéla un échec quasi-total. Par contre, il est clair que ces quatorze années passées au pouvoir montrèrent que, du point de vue de la gestion des affaires gouvernementales, la gauche n’était pas moins apte à gouverner que le centre ou la droite. Mais il demeure, et c’est là la faille fondamentale du socialisme français, que l’ère Mitterrand fit éclater au grand jour la profondeur abyssale du fossé creusé entre l’idée et la pratique, entre le discours et les réalités de l’exercice du pouvoir.

L’avenir du socialisme français, radieux ou orageux?

Après la victoire de Lionel Jospin aux législatives de 1997, la cohabitation avec un président de droite (Chirac) et l’amère défaite de 2002, le PS semble vouloir consacrer la victoire de la réalité sur les idées, au prix d’un recentrage du parti. Il ne s’agit plus de «changer la vie», comme le proclamait hautement Mitterrand en 1972, mais de gouverner, quitte à y sacrifier les principes fondateurs du socialisme lui-même. À ce titre, il est clair que l’effondrement de l’URSS a fait beaucoup pour convaincre une bonne partie de la gauche de l’impasse révolutionnaire. Les frontières qui autrefois permettaient de discerner la droite de la gauche tendent à s’estomper. L’évolution du PS semble accréditer l’idée selon laquelle il est «un parti social-démocrate qui refuse de dire son nom.(9)» Il suffit de parcourir le Pacte présidentiel de Ségolène Royal(10) pour constater la distance parcourue – vers la droite – depuis les origines du socialisme français. Qu’il soit radieux ou non, il faut bien convenir que l’avenir du socialisme français ne loge plus à l’enseigne du PS. D’ailleurs la seule bonne nouvelle est de constater qu’à l’ombre du PS s’agitent encore penseurs et partis refusant de consentir à un si grand sacrifice.

Notes

(1) Cité dans LACOUTURE, Jean, Citations du président de Gaulle, Paris, Seuil, 1968, p. 71.
(2) MITTERRAND, François, Le coup d’État permanent, Paris, Union générale d’éditions, 1965, 242 p.
(3) CASTAGNEZ-RUGGIU, Noëlline, Histoire des idées socialistes, Paris, La Découverte et Syros, 1997, coll. «Repères», p. 107.
(4) L’expression est issue d’un ouvrage collectif publié sous le pseudonyme de Jacques Mandrin et cité dans Idem.
(5) Cité dans Ibid., p. 114.
(6) Le Consensus regroupe en effet les grandes idées néolibérales en même temps qu’il réfère à la redéfinition, à la fin des années soixante-dix, des fonctions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale vers un rôle de police macro-économique: privatisations, cure d’amincissement de l’État, discipline budgétaire, etc.
(7) RABAUT, Jean, cité dans Ibid., p. 113.
(8) BEZBAKH, Pierre, Histoire du socialisme français, préf. de Maurice Agulhon, Paris, Larousse, 2005, coll. «Bibliothèque historique», p. 259.
(9) WINOCK, Michel, La gauche en France, Paris, Perrin, 2006, coll. «Tempus», p. 432.
(10) Disponible en ligne à l’adresse suivante : < http://www.desirsdavenir.org/index.php?c=sinformer_propositions> Consulté le 9 avril 2007.

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