Le dernier sommet du G8 s’est tenu du 6 au 8 juin dernier. Comme de coutume, l’Afrique y était représentée par quelques dirigeants «éclairés», meneurs de proue et défenseurs de la cause africaine sur l’échiquier mondial. Il s’agit notamment d’Abdoulaye Wade, président du Sénégal, d’Abdelaziz Boutaflika, président de l’Algérie, du nouveau président du Nigéria, Umaru Yar’Adua, de Thabo Mbecki de l’Afrique du Sud, de John Kufuor du Ghana et de Madame Sirleaf Johnson du Libéria.

Christian Guthier, G8 leaders –
Oxfam photo stunt – G8 dirigeants –
les acrobaties photographiques d’Oxfam, 2007
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Rhétorique habituelle de ces rencontres, les questions de bonne gouvernance et de stratégie de développement économique ont constitué les principaux sujets de débat entre les dirigeants occidentaux et africains. Relativement à la question de la gouvernance, l’accent a été mis, comme toutes les années, sur les réformes en matière d’organisation de l’administration et de l’État, acteur majeur du processus de développement.Il a été également question du suivi et de l’application des indications et des indicateurs de «bonne gouvernance», forgés en haut lieu dans les instances financières et politiques internationales (Fond monétaire international, Banque mondiale, ONU et organismes associés) et destinés à informer la mise en œuvre de ces réformes.
L’enjeu central pour les acteurs africains, de se conformer au modèle de réorganisation de l’État et de l’administration prôné par le cadre de «bonne gouvernance», est le positionnement stratégique sur le marché de l’aide internationale comme «bon élève». Ce positionnement leur permettra de s’arroger des bénéfices subséquents en termes de légitimité, de subventions, de réduction ou d’annulation de dette. Or, le tableau des réformes qui se dessine met en jeu l’adhésion de ces États aux pratiques du Nouveau management public (NMP). Paradigme de l’action étatique, le NMP préconise l’application au secteur public des méthodes et formules utilisées dans le secteur privé (compétition, contractualisation, concurrence, etc.) pour plus d’ «efficacité, d’économie, d’efficience(1)» et consacre ainsi la transition des États africains du stade bureaucratique au stade post-bureaucratique. Ce passage brusque et accéléré constitue la troisième étape décisive de la construction de la modernité politique africaine qui présente les contours suivants: étatisation, démocratisation, post-bureaucratisation.
Au commencement était… l’État
Une lecture de l’évolution de l’histoire politique de l’Afrique permet de constater que la progression vers la modernité s’opère de façon accélérée, par grands sauts qualitatifs. La modernité politique, loin d’être multiséculaire et de refléter les conflits et compromis d’une société, comme c’est le cas dans les autres sociétés historiques, y apparait comme une construction délibérée, produit de jeux de pouvoir entre instances extérieures et décideurs locaux. Il semble alors pertinent de parler du surgissement de la modernité qui à travers les écarts culturels, matériels, et technologiques, entre ses avatars institutionnels et les sphères de réception, révèle la grande coupure entre les populations africaines et la production de leur histoire. Ceci découle, inévitablement, en la falsification même de cette histoire.
En effet, l’inscription délibérée de l’Afrique dans le contexte de la modernité politique est advenue dans la mouvance de la décolonisation. En choisissant de s’organiser sous un pouvoir centralisé et des institutions étatiques, les dirigeants politiques africains choisirent de poursuivre dans le sens de l’administration coloniale et de conserver des formes d’organisation territoriales et politiques créées de fait par les anciennes métropoles pour des considérations géostratégiques et d’accommodement politique avec d’autres puissances coloniales(1). Ainsi, les États africains qui naissaient en cascade et se déclamaient indépendants à partir des années 1960 apparaissaient plus comme des constructions historiques délibérées et des legs d’un passé que d’aucun annonçait révolu.
Il est important ici de relever la puissance symbolique contenue dans l’acte d’énonciation dont se prévalaient les nouveaux États africains dans leurs rapports avec les autres États et les anciennes métropoles. Cet acte constituait l’unique argument d’autorité et la seule preuve d’existence de ces États nouvellement institutionnalisés. Si l’on rejoint la thèse des partisans de l’école de la construction sociale de la réalité ou du symbolisme institutionnel pour qui la réalité se construit en se disant (dire c’est exister, nommer c’est faire exister(2)), il apparaît loisible d’analyser la revendication du statut d’État comme la manifestation d’une volonté de rattraper l’histoire, ou de la colmater. Et ce d’autant plus que ces nouvelles entités regroupaient pour la plupart des peuples divers, aussi bien sur les plans culturel, linguistique, qu’historique (points de référence incontournables de l’idéal sous-jacent à la création de l’État dans l’histoire occidentale notamment), et ne possédaient donc pas le substrat indispensable à l’édification d’un État au sens conventionnel. Cette volonté de bâtir après coup fut confirmée par les premiers dirigeants de ces nouveaux États. Ceux-ci tentèrent de construire les fondements étatiques de leurs pays et de former de fait des nations par le biais de politiques d’intégration nationales et d’unité qu’étaient censés conférer des régimes autoritaires et fortement centralisés. Le puits étant creusé, il s’agissait à présent de le remplir d’eau…
L’avènement de la démocratie: la revanche sur l’histoire?
L’expérience africaine de la démocratie peut, à tout le moins, revendiquer le mérite de la spécificité. Survenue au début des années 1990, et coïncidant avec la période de l’effondrement du mur de Berlin, elle constitue un exemple frappant de réconciliation de forces historiques dans la production du devenir d’une société. En effet, l’amorce de la démocratisation dans cette sphère politique a pour source la convergence de facteurs endo-institutionnels (les institutions politiques nationales notamment exécutives), endo-sociaux (la société civile) et exogènes (la communauté internationale). Nombre d’analystes ont établi la dominance des facteurs endogènes comme variables explicatives de l’émergence de cette nouvelle forme d’organisation du système politique. L’argument évoqué prend appui, notamment, sur la nécessité de la démocratie comme droit fondamental de tout peuple et donc sur son caractère incontournable. Il est également fait mention de la participation plus ou moins active, et souvent violente (Cameroun, Niger, Congo, etc.), des populations locales à l’instauration d’institutions démocratiques ou de la volonté affichée par certains chefs d’État pour une ouverture du jeu politique (Gabon)(4).
Cependant, il convient de ne point reléguer au statut d’argument mineur le rôle joué par la communauté internationale dans le processus de démocratisation. Au contraire, en opérant une lecture désenchantée et réaliste du développement des institutions, a fortiori publiques et à prétention universelle, il apparaît impérieux de le réhabiliter. Deux raisons justifient cette position.
La première découle de la réorientation stratégique de la politique d’aide internationale des puissances occidentales qui à partir de 1989 ont érigé la conditionnalité démocratique comme critère décisif d’attribution de toute aide aux pays africains. Sous ce rapport, les supposées velléités de démocratie «par le haut» apparaissent plus comme des adaptations stratégiques à une nouvelle mouvance.
Deuxièmement, la démocratie s’est présentée aux sociétés africaines comme une pure importation sociopolitique sans réel rapport avec les contextes d’accueil. En effet, bien que la démocratie repose sur des fondements universels, son objectivation concrète est fonction de nombreux mécanismes et arrangements institutionnels variant selon les pays. Ces avatars ne sont pas des générations spontanées et reflètent dans la plupart des démocraties avancées une dynamique de maturation séculaire. Ces institutions ont été calquées par les jeunes démocraties africaines, dans le double enthousiasme de la nouveauté et empressement de la conformité, dans leur forme achevée. Il ne pouvait en résulter qu’une inadéquation et des dysfonctionnements, pour cause d’absence d’historicité, et de culture démocratique. Néanmoins, la démocratie était installée. La modernité se construisait toujours, à grands pas, mais sans empreintes.
Le discours de «bonne gouvernance»: courir sans savoir marcher
L’application des «recettes» de bonne gouvernance, après la formule de la conditionnalité démocratique, constitue le nouveau critère qui informe la politique d’aide internationale. Ces recettes sont inspirées du NMP et ont été expérimentées, avec plus ou moins de bonheur, par les puissances occidentales à partir des années 1980 (Angleterre, États-Unis, Nouvelle- Zélande, Canada, etc.). Elles préconisent une refondation de l’action publique selon le modèle du secteur privé et une redéfinition de l’action administrative qui serait dorénavant régulée par les lois du marché.
Le glissement philosophique et paradigmatique est ici décisif, car c’est le rôle même de l’État et son rapport à la société qui se trouvent modifiés. Les États ayant appliqué ces techniques de gestion publique ont été qualifiés de post-bureaucratiques, en comparaison avec ceux qui gardaient un mode de gestion étatique classique, centralisé et déclaré bureaucratique. De fait, ces États avaient une forte tradition institutionnaliste et étatique et adhéraient fortement à l’idéologie néolibérale, socle du NMP. Il existait donc une forte congruence de facteurs aussi bien structurels, institutionnels que culturels pour faciliter cette transition.
Or les États africains qui s’engagent dans des réformes visant à redéfinir l’action publique dans le sens du NMP peinent encore à établir et édifier des bureaucraties fonctionnelles au sens classique. Ceci peut, entre autres, s’expliquer si l’on prend en compte le caractère relativement récent de leur création. Toujours est-il qu’ils sont appelés à faire un autre grand saut dans l’histoire et à évoluer vers une forme post-bureaucratique. L’enjeu: s’assurer les bénéfices préférentiels découlant de la conformation aux politiques et aux injonctions des organismes financiers internationaux et des puissances mondiales. Plus que jamais, la modernité politique africaine continue sa fulgurante progression. Narguant l’histoire de sa fragile jeunesse.
Conclusion
L’analyse de la participation de l’Afrique au dernier sommet du G8 apparaît fort instructive pour la compréhension de l’histoire politique de ce continent. Elle est révélatrice des grands détours et raccourcis que reflète le parcours des institutions politiques africaines. Il est intéressant de relever l’ironique, mais non moins forte, valeur performative de cette réunion mondiale qui réunit les plus grandes «puissances» du monde. Puissances qui font l’histoire au gré de leurs propres intérêts, l’orientant dans la direction qu’ils veulent, imposant cette direction aux États faibles. Dans cet ordre, les pays africains semblent n’avoir d’autre issue ou ressource que l’abandon au flux incertain du temps qui, «en faisant son temps», leur permettra peut-être de se présenter un jour à une rencontre du type G8 comme des interlocuteurs de sens.
Notes
(1) Bezes Philippe, «Le renouveau du contrôle des bureaucraties – L’impact du New Public Management», Informations sociales , No. 126, pp.26-37.
(2) Khor, «Le piétinement de la modernité politique en Afrique: une réception difficile, une responsabilité partagée», [en ligne] www. Afrology. Com, consulté le 31 mai 2007.
(3) Berger Peter et Luckmann Thomas, La construction sociale de la réalité , Londres, Meridiens Klinsick, 1989, p.12.
(4) Gazibo Mamadou, Les paradoxes de la démocratisation en Afrique. Analyse institutionnelle et stratégique , Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p.15.