Les dépossédés. Entrevue avec Daniel Bensaïd. Partie II

Professeur de philosophie à l’Université de Paris VIII, théoricien et militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), Daniel Bensaïd a remarquablement contribué à la littérature tant pour le grand public que pour les spécialistes avec son livre Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, réédité en 2008 aux Éditions Lux. Nous l’avons rencontré afin de l’interroger sur l’actualité de Marx dans la lutte anticapitaliste d’aujourd’hui et de demain.

Deuxième partie: Nos vies valent plus que leurs profits: «Debout les dépossédés du monde!»

Holga: Silos
Matt Callow, Holga: Silos, 2006
Certains droits réservés.

Louis-Philippe Lavallée.: Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx affirmait que «les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c’est de le transformer». Sous forme de slogan, la Ligue communiste révolutionnaire lance aujourd’hui un appel: «Pour changer le monde, luttons, prenons parti! Pour un nouveau parti anticapitaliste». Comment concevez-vous le rôle des intellectuels et des partis politiques dans le cadre d’un projet révolutionnaire?

Daniel Bensaïd: Vaste question. Le rôle des partis politiques, c’est pour moi une question cruciale. On en connaît les dangers: professionnalisation de la politique, clientélisme, bureaucratisation, etc. Mais le phénomène bureaucratique n’est pas spécifiquement lié à «la forme parti», mais plus généralement à la division sociale du travail dans des sociétés modernes complexes. De sorte que les partis, cela dépend de leur conception, peuvent être le moins mauvais moyen de résistance collective aux puissances de l’argent et des médias qui sont souvent en partie au moins les mêmes. Et pour les intellectuels, être non pas un intellectuel engagé, mais un engagé (militant) intellectuel, c’est à mes yeux un principe élémentaire de responsabilité et de réalité. C’est être confronté en permanence aux conséquences pratiques de ses idées et être rappelé en permanence à la responsabilité de ses actes. Dans une société très individualiste où les médias flatteurs peuvent faire croire à tout un chacun qu’il est génial tout seul et qu’il a réinventé l’eau chaude, ce rappel à l’intellectuel collectif et à la modestie est nécessaire: que chacun apporte sa part d’expérience et de compétence sans avoir l’illusion de la maîtrise et du surplomb.

L-P.L.: On peut lire à l’entrée du portail de la Ligue communiste révolutionnaire:

«Donnons-nous un parti qui s’approprie l’expérience des luttes: d’hier et d’aujourd’hui, ouvrières, altermondialistes, internationalistes, écologistes, féministes, antiracistes. Un parti luttant contre l’exploitation, contre toutes les oppressions, les discriminations et pour l’émancipation humaine, individuelle et collective. Construisons un parti internationaliste qui refuse la politique de pillage des pays du Sud et la logique guerrière de la France, de l’Union Européenne et des États-Unis. Un parti indépendant, qui à l’inverse notamment du Parti Socialiste, refuse de cogérer ce système. Un parti en rupture avec le capitalisme et les institutions de la classe dominante […]»(1).

Quelle importance accordez-vous à «l’intersectionnalité» (oppression liée au genre, à l’ethnie, l’orientation sexuelle) dans l’effort de théorisation et dans la pratique anticapitaliste?

D.B.: Je crois que c’est un acquis important par rapport aux socialismes que de s’être débarrassés de l’idée d’une société homogène, La Grande Société, qui est une forme fétichisée au même titre que la Science, l’Histoire, ou l’Art majuscule. Toute société est faite de rapports sociaux multiples et croisés, de champs (Bourdieu), de pouvoirs (Foucault), irréductibles à une contradiction unique. Et cela renvoie à une prise de conscience de la discordance des temps: le pluralisme social et politique fait écho à la pluralité des temps sociaux (des temps économique, écologique, politique, juridique, qui ne sont pas synchrones). D’où l’autonomie relative des différentes contradictions et des mouvements qui en résultent. Le problème devient alors l’inverse: sur quoi fonder l’unification ou la convergence de cette pluralité? L’hypothèse, c’est que le grand unificateur c’est le capital lui-même. Non que le renversement du capitalisme résoudrait du même coup, automatiquement, l’oppression des femmes ou la question écologique. Mais à un moment donné, les formes de l’oppression ou de l’exploitation de la nature sont surdéterminées par le mode de production, de sorte que des mouvements divers peuvent se retrouver dans les Forums sociaux parce qu’ils se découvrent un ennemi commun au présent, sans pour autant renoncer à leurs rythmes propres et à leurs revendications spécifiques.

L-P.L.: Marx termine Le Capital sur l’expropriation des expropriateurs. Pour les dépossédés, l’enjeu ne réside-t-il pas dans la réappropriation des moyens de production? À cet égard, comment concevez-vous un mouvement tel l’économie sociale?

D.B.: Le problème, c’est ce qu’on entend par économie sociale. Ce qui est souvent proposé sous ce nom alléchant se limite à un complément ou une béquille du marché, un «tiers secteur». Il faut savoir ce qui prévaut dans l’organisation des rapports sociaux, des choix économiques et écologiques, le marché ou la démocratie autogestionnaire. Et il faut être clair: un autre partage des richesses est inconcevable sans un contrôle de la production elle-même, sans une transformation radicale de l’organisation du travail, sans une réduction drastique du temps de travail contraint, etc. Donc, sans expropriation des expropriateurs. Encore faut-il préciser qu’il s’agit de l’expropriation des moyens de production, d’échange, de communication, et non des biens d’usage immédiat, tant la propagande libérale a semé sur ce point la confusion.

Notes

(1) Portail de la ligue communiste révolutionnaire, « Adresse du congrès national de la LCR pour un nouveau parti anticapitaliste », [en ligne] <http://www.lcr-rouge.org/spip.php?article835> Consulté le 29 novembre 2008

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