Ce ne sont pas seulement les économies des pays périphériques du capitalisme qui ressentent les effets directs de la nouvelle crise économique, mais celles-là mêmes qui sont au sommet de la hiérarchie capitaliste mondiale. Dans une série de deux articles, l’auteur propose d’explorer la précarité de la situation économique américaine en observant pourquoi la simple injection de capitaux publics dans les entreprises et institutions financières en difficultés ne constituera pas une mesure assez forte pour redresser la barre.
Certains, dont Joseph Stiglitz, économiste et récipiendaire d’un prix Nobel, parlent aujourd’hui d’une crise «made in America». Selon ce dernier, «[i]l est devenu clair que les dogmes économiques qui sous-tendent les institutions existantes de Bretton-Woods [Banque mondiale, Fonds Monétaire International] ont échoué non seulement dans les pays en développement, mais aussi dans les pays clés du capitalisme.(1)»
Les grands de ce monde ne sont pas nécessairement d’accord sur le baume à appliquer, mais tous sont unis pour sauver le capitalisme malgré leurs différences. «Pas facile, en effet, de surmonter le fossé entre le jusqu’au-boutisme du président français, partisan d’un grand ménage sur les marchés, et George W. Bush, gardien du temple libéral. Pendant le sommet (14-16 novembre), les deux hommes se sont affrontés à fleurets mouchetés.(2)»
Mais la question que l’on ne prend plus très au sérieux est celle posée par Henryk Grossman, économiste marxiste et brièvement membre de ce qu’on appellera l’École de Francfort. Il s’agissait pour lui de savoir si en développant de manière cohérente les propos de Marx sur les crises récurrentes du capitalisme, on pouvait aboutir à la conclusion qu’il viendra un point où les crises deviendraient insurmontables,
La question que je vais examiner est si le capitalisme pleinement développé, vu comme un système exclusif et étendu universellement, se fiant sur ses propres ressources, contient la capacité de développer le processus de reproduction indéfiniment et sur une échelle constamment élargie, ou si ce processus d’expansion frappe des limites d’un ordre ou d’un autre qu’il ne peut surmonter.(3)
Le point de départ pour Grossman est que le processus d’accumulation du capital est un processus de valorisation qui n’est couronné de succès que lorsqu’il assure un profit à ceux qui ont investi leur capital dans une entreprise ou dans la bourse.
La production capitaliste possède un double caractère. D’abord, elle doit produire des marchandises par le biais du travail salarié; aussi, et c’est ce qui intéresse le capitaliste en tant qu’il est la personnification du capital, elle doit produire une plus-value qui prend éventuellement la forme de profit. Si cette valorisation échoue, le processus résulte en une perte pour le capital investi. Quand des échecs de ce genre arrivent à plusieurs endroits en même temps, ils tendent à produire ce que nous appelons encore une crise généralisée.
Une crise généralisée peut prendre plusieurs formes phénoménales, dont une crise du crédit, mais ce qui intéresse Marx, de prime abord, selon Grossman, c’est de souligner la possibilité des crises en n’ayant en tête que le modèle le plus simple de production capitaliste. «Les crises de crédits sont possibles et ont effectivement lieu. Mais la question est, est-ce que ces crises sont nécessairement liées au mouvement du crédit? Ainsi, nous devons, pour des raisons d’ordre méthodologique, exclure le crédit et voir si les crises sont néanmoins possibles.(4)»
Une fois démontré que les crises sont inhérentes à la production capitaliste, nous pouvons admettre que les formes plus complexes dans lesquelles elles apparaissent à la surface (crises financières, etc.) ne sont que des résultats épiphénoménaux de causes plus profondes. Le processus de valorisation repose, dans la pensée de Marx, sur l’exploitation des travailleurs. Le problème vient du moment où la production de plus-value ne trouve plus d’endroit où s’investir profitablement.
Marx parlait ainsi dans le Capital d’une baisse tendancielle du taux de profit due à l’augmentation de la proportion du capital fixe (machines, matières premières) par rapport au capital variable (salaires). Dans la vision de Marx, seul le capital variable (l’exploitation de la force de travail vivante par le salariat), peut être source de plus-value. En achetant à sa valeur marchande la force de travail des ouvriers et ouvrières, le capitaliste peut exploiter ses travailleurs au point où ces derniers produisent une valeur plus grande que celle de leur salaire. D’où l’aspect variable de ce capital, il varie en fonction du degré et de l’intensité de l’exploitation des travailleurs.
Qui plus est, le problème central du capitalisme est un problème de suraccumulation qui ne trouve plus de débouchés profitables.
La valorisation imparfaite due à la suraccumulation veut dire que le capital grossit plus vite que la plus-value extirpable de la population active, que la population travaillante est trop petite par rapport au capital hyper enflé.(5)
En même temps qu’il y a des surcharges de travail et un épuisement dans plusieurs secteurs de la population travaillante, d’autres individus n’arrivent pas à décrocher d’emplois et sont relégués au chômage chronique: ils deviennent surnuméraires dans le processus de valorisation. Cette situation s’aggrave et s’accentue dans les périodes de crises.
La débâcle des trois grandes compagnies de l’industrie automobile américaine (GM, Ford, Chrysler) illustre parfaitement ce phénomène. Les pertes d’emplois dans ce secteur depuis de nombreuses années parlent d’elles-mêmes. La récente crise ne fait que renforcer ces tendances. «L’industrie automobile, aussi bien européenne qu’américaine, est la première grande victime de la crise financière. La vitesse à laquelle le secteur subit les conséquences du ralentissement économique a quelque chose de sidérant. Les ventes s’effondrent de part et d’autre de l’Atlantique.(6)»
Les travailleurs ne deviennent pas surnuméraires parce qu’ils sont déplacés par la nouvelle technologie, «mais parce que, à un certain niveau d’accumulation du capital, les profits deviennent trop petits et qu’il ne devient plus rentable d’investir dans de la nouvelle machinerie et ainsi de suite.(7)» Bref, un beau paradoxe, que Marx aimait assimiler aux contradictions du mode de production capitaliste qui pousse d’un côté à l’innovation tant qu’elle permet un retour profitable, mais qui fuit ensuite vers des pâturages plus verts au moment où il n’y a plus d’argent à faire.
La question que se pose Grossman est de savoir s’il est possible d’envisager une situation où le capital hyper enflé ne trouve plus d’endroit où se décharger et le système risque de s’écrouler. Grossman conclut que selon Marx, chaque crise permet de redémarrer l’économie sur de nouvelles bases. Les terribles pertes économiques ouvrent de nouveaux champs d’investissements profitables.
«Nous savons que dans la conception de Marx, les crises sont simplement un processus de guérison dans lequel l’équilibre est rétabli, même si par la force et avec d’énormes pertes. Du point de vue du capital toutes les crises sont des crises de purification.(8)» Les crises permettent d’ajourner la tendance à l’effondrement du système capitaliste, mais à chaque fois la remontée subséquente ne fait qu’annoncer une nouvelle chute aussi inévitable que la précédente.
Une des solutions proposées pour régler les problèmes de l’industrie de l’automobile en Amérique du Nord est de se défaire des boulets qui sont, pour les chefs d’entreprises des trois grandes compagnies, les avantages sociaux de leurs travailleurs, gagnés de haute lutte. Mais s’ils parviennent à obtenir ce résultat, les magnats du capital ne feront que pousser plus de gens à la révolte tout en ne réglant pas définitivement la baisse tendancielle du taux de profit. «Toute coupure majeure dans leurs conditions de vie poussera inévitablement la classe ouvrière à la rébellion.(9)»
La plus-value qui sous forme d’argent ne trouvait plus d’investissement profitable dans le domaine de la production est acheminée vers la spéculation boursière. Lorsque la bulle éclate, la crise financière affecte le domaine de la production industrielle et accentue encore plus la tendance à l’effondrement. La bourgeoisie en panique se tourne contre les travailleurs leur disant que la seule façon de sauver leurs emplois c’est d’accepter la perte de leurs avantages sociaux et l’augmentation de leur productivité. «L’opposition entre le capitalisme et ses forces productives est une opposition entre la valeur et la valeur d’usage, entre la tendance d’une production de valeurs d’usages illimitées et la production de valeur contenue par les limites de la valorisation.(10)»
Lorsque les affaires vont bien, les maîtres de la planète, enivrés par la puissance de leur richesse, sont prêts à faire quelques concessions aux classes subalternes, mais dès que les choses tournent au vinaigre, nous voyons les masques tomber et le vrai rapport de force entre deux classes fondamentales reprendre toute son envergure. C’est ce rapport de force entre classes antagonistes que nous chercherons à explorer dans la deuxième partie de notre article. Pour ce faire, nous suivrons notamment Paul Mattick, syndicaliste et économiste marxiste, qui avec son livre intitulé Crises et théories des crises(11)poursuit l’analyse proposée par Grossman en critiquant les nouvelles théories néo-harmonistes du capitalisme issues du keynésianisme.
Notes
(1) STIGLITZ, Joseph. Cité in Courrier International, Joseph E. Stiglitz sur la crise économique mondiale, En ligne, http://europe.courrierinternational.com/eurotopics/article.asp?langue=fr&publication=20/11/2008&cat=R%C9FLEXIONS&pi=0, page consultée le 20 novembre 2008
(2) SCHUCK, Natalie, Les 20 grands unis contre la crise, En ligne, http://www.leparisien.fr/dossiers/crise-financiere/les-20-grands-unis-contre-la-crise-16-11-2008-311061.php, page consultée le 20 novembre 2008
(3)GROSSMAN, Henryk, The Law of Accumulation and Breakdown of the Capitalist System, Being also a Theory of Crisis, London, Pluto Press, 1992 (1929), p.31, traduction libre de l’auteur
(4) GROSSMAN, op.cit., p.65
(5) GROSSMAN, op.cit., p.78
(6) LAUER, Stéphane, Industrie automobile : les raisons de la crise, En ligne, http://www.lemonde.fr/economie/article/2008/11/19/industrie-automobile-les-raisons-de-la-crise_1120685_3234.html, page consultée le 20 novembre 2008
(7) GROSSMAN, op.cit., p.80
(8) GROSSMAN, op.cit., p.84
(9) GROSSMAN, op.cit., p.101
(10) GROSSMAN, op.cit., p.123
(11) MATTICK, Paul, Crises et théories des crises, Éditions Champs libres, Paris, 1976.