Tout au long du XXe siècle, le secret du communisme a consisté en ce qu’il a promis le paradis sur terre. L’adhésion à son idéologie a été basée sur une séduction greffée sur l’idée de justice et de progrès social. Il a réussi à convaincre un bon nombre d’intellectuels qu’il ne représente pas seulement une idéologie parmi d’autres, mais l’idéologie ultime. Edgar Morin, sociologue de renommée internationale, né à Paris en 1921, a été l’une des victimes de cette séduction. Il a adhéré au Parti communiste français pendant la Deuxième Guerre mondiale et a vécu en son sein l’expérience militante et révolutionnaire. En 1951, il est exclu pour son attitude d’opposition contre le stalinisme. Le dialogue qui suit, réalisé à l’Île d’Orléans (Québec) en juillet 2000, présente une mini-autobiographie de son expérience d’adhésion, de sa croyance dans le messianisme marxiste et de son désenchantement.
Mircea Vultur: Je vais commencer ce dialogue avec Edgar Morin, sociologue et témoin politique de notre temps, avec une problématique qui porte sur la grandeur et la décadence de l’idée communiste, sur les illusions et les désillusions de l’idéologie, sur le libéralisme et la démocratie. M. Morin, la première question que je voudrais vous poser est la suivante: Dans la période de l’entre-deux-guerres, on assiste à un déplacement vers la gauche du spectre intellectuel français, déplacement qui se prolonge pratiquement jusqu’au début des années 1970. Ce phénomène a une explication plus complexe que les syllogismes qui transforment en communistes tous les antifascistes et en fascistes tous les anticommunistes. Dans cette perspective, je vous demande de nous expliquer dans quelle mesure votre esprit de jeune intellectuel de la période de l’entre-deux-guerres a été séduit par l’idée communiste et quelle a été l’alchimie de cette séduction?
Edgar Morin: Dans un sens, je veux vous dire que mon cas est très singulier mais dans un autre, il est aussi assez représentatif. Dans la période de l’entre-deux-guerres, plus précisément à partir des années 1934, la politique entre dans notre classe, dans notre cour de lycée à travers des événements comme les émeutes de droite du 6 février 1934 ou la présence d’Hitler au pouvoir en Allemagne. Sans le vouloir, nous sommes donc une génération précocement politisée. Au cours de cette époque il faut penser également à la grande crise économique qui a surgi en 1929 et qui a frappé la France dès 1931. Cette crise économique constitue le prétexte qui m’a fait penser que la prédiction de Marx était juste, c’est-à-dire que le capitalisme évolue de crise en crise et qu’il est incapable de résoudre les problèmes sociaux, que la démocratie libérale est elle-même impuissante du moment où elle est frappée par de très nombreux scandales politiques. Beaucoup d’esprits cherchent, à ce moment-là, une troisième voie. La raison de cette recherche tient, d’un côté, à la montée du nazisme en Allemagne et dont les traits négatifs apparaissent évidents pour un démocrate et, d’un autre côté, au communisme stalinien, qui, surtout à partir de la période des grands procès et de l’arrestation des bolcheviks, apparaît, de plus en plus, comme quelque chose de répulsif. L’un et l’autre se prétendent d’ailleurs socialistes et pour beaucoup d’entre nous le mot socialisme signifie plus de communauté, plus d’égalité, plus de justice. On est ainsi tiraillés entre deux contradictions. Un certain nombre d’esprits pensant que rien n’est plus terrible que le communisme stalinien, se rallie au fascisme (sans toutefois devenir fascistes), d’autres, pensant au contraire que le bouclier contre le fascisme est le communisme, se rallient derrière Staline. Dans l’un et l’autre cas, il y a des arguments apparemment favorables. L’Allemagne se remet au travail et démarre sur la voie d’un développement économique progressif donnant ainsi l’impression que le fascisme est une solution. D’autre côté, l’Ours, le pays des soviets, apparaît comme un espoir d’une vie meilleure d’autant que la réalité est très peu connue en dépit des récits de certains voyageurs très déçus. Certains recherchent donc la troisième voie, quelque chose qui peut nous éviter tant le fascisme et le communisme que la démocratie parlementaire. Dans ce climat d’ensemble, que se passe-t-il pour moi? Je lis beaucoup de publications anarchistes et mon premier acte politique se passe au début de la guerre d’Espagne et consiste dans la prise de contact avec un groupe anarchiste qui s’appelle Solidarité Internationale Antifasciste dans le but de faire des colis pour l’Espagne républicaine. L’idée d’une Internationale des travailleurs m’enflamme mais, en même temps, je suis conscient qu’elle est illusoire et j’hésite entre une solution de prudence et de réformisme et le gauchisme internationaliste. Je me stabilise dans un petit parti qui s’appelle le Parti frontiste formé des anciens communistes et dont l’idée est de faire un socialisme français. Il est aussi un parti très pacifiste qui agit selon le principe qu’il faut civiliser Hitler.
M. V.: Avez-vous eu, à cette époque, des informations sur la réalité soviétique?
E. M.: Je connaissais ce qui se passait en Union soviétique à travers la lecture du livre de Trotski sur le stalinisme et de celui de Souvarine sur Staline. Ces lectures m’ont immunisé contre le communisme stalinien, mais pas contre l’idée communiste. Dans ce climat, j’ai été plutôt poussé par le pacifisme dans la tradition de la gauche française qui avait gardé l’expérience de la guerre de 1914-1918. Mon pacifisme avait comme fondement le principe que les maux qui prétendent résoudre la guerre sont plus grands que les maux qu’elle peut apporter. Il s’agissait d’un pacifisme intégral défendu également par des intellectuels comme Alain. C’est à l’intérieur de ce mouvement hétéroclite que je commence à m’intéresser à l’idée de marxisme, ce qui me donne la stimulation pour m’inscrire à l’Université de Sorbonne en sociologie, en philosophie, en histoire et en économie. Mon objectif était d’élaborer une conception de la science de l’homme qui ne soit pas compartimentée. Je voulais me faire une culture sans penser au métier que j’allais exercer plus tard. Pendant la première année de la guerre, période qu’on appelle la «drôle de guerre», je suis toujours pacifiste. Ensuite, le désastre français arrive. L’armée s’effondre en quelques jours et tout le pays déferle sur les routes. La victoire d’Hitler a été tellement forte que je me suis dit que l’hégémonie allemande allait durer longtemps et que tout ce que l’on pouvait espérer était une situation analogue à celle de l’Empire romain. J’ai lu un très bel article de Simone Weil dans lequel elle montre que Rome avait conquis le monde méditerranéen avec des procédures d’une brutalité inouïe et que, deux siècles plus tard, l’empereur donnait les droits de cité à tous les citoyens de l’Empire. Je croyais que cette situation pourrait se reproduire, dans le cas de l’Allemagne. C’est d’ailleurs cet argument que j’ai posé, un an et demi plus tard, sur l’Union soviétique. Quand j’ai commencé à espérer que, peut-être, l’Union soviétique allait dominer l’Europe, je me suis dit: tous les défauts du stalinisme vont disparaître et les germes humanistes qui sont dans le communisme vont s’épanouir.
M. V.: Quel a été le moment fondateur de votre engagement politique à côté des communistes?
E. M.: Juin 1941, avec l’invasion de l’Union soviétique par les troupes nazies. Au début, on a l’impression que l’Union soviétique va s’effondrer. Mais il se passe qu’au cours de l’hiver 1942, à cause du temps terrible qui a immobilisé les troupes allemandes et du fait que Staline, sachant que les Japonais n’attaqueront pas la Sibérie, a pu transférer des troupes fraîches de l’Orient, les nazis sont refoulés par une forte contre-offensive. Je me suis dit à ce moment-là: il n’y a que deux camps en présence, l’Union soviétique et l’Allemagne nazie. Ou bien je me mets en dehors de tout cela ou bien je fais quelque chose. Je choisis alors d’entrer dans le Parti communiste à l’automne 1942. Au début, le Parti me faisait peur avec sa discipline, avec sa langue de bois. Mais j’ai été convaincu que la victoire de l’Ours apportait quelque chose de très positif. L’emprise du communisme sur mon esprit s’est donc faite après cette période de 1942. D’ailleurs beaucoup de gens devenaient communistes parce qu’ils se disaient que seul l’Ours résistait au nazisme. Nous ne sommes pas encore à l’époque du débarquement. Les victoires soviétiques nous enflamment de plus en plus et nous innocentons Staline au nom de l’unité de commandement.
M. V.: Quelle a été la généalogie du processus de désenchantement que vous avez vécu par la suite?
E. M.: À cette période, j’étais un communiste assez euphorique, mais le désenchantement vint assez vite. Une première étape fut après la libération de Paris. Je suis alors amené à travailler avec des communistes sur une exposition dont j’ai eu l’idée et j’y vois des êtres mesquins et ambitieux. J’ai découvert également, à l’intérieur du Parti, un nationalisme agressif et une pratique de politique culturelle jdanovienne et réaliste-socialiste qui, évidemment, m’ont apparus comme stupides. C’est alors que mon groupe d’amis a mis en place une résistance culturelle au sein du Parti. Il ne s’agissait pas de la mise en cause de la ligne générale de la politique mais d’une tentative d’éviter les stupidités crétines. Par ailleurs, nous gardions toujours l’idée que si le communisme n’était pas ce que l’on voulait, de l’autre côté, le capitalisme américain était une sorte de monstre, surtout qu’il était le propriétaire de la bombe atomique.
M. V.: Cette idée sous-jacente à la pensée marxiste de l’existence d’un ennemi à abattre…
E. M.: Exact. L’idée d’un ennemi principal travaillait l’esprit des militants communistes. On pensait que le capitalisme est l’ennemi mortel de l’humanité. Mais, au moment du premier grand procès des démocraties populaires, le procès Rayk, je subis le deuxième désenchantement. Ce tissu de mensonges incroyables m’a écœuré. Tous les arguments que j’avais refoulés pendant la guerre sont ressortis. Je n’ai pas repris ma carte de membre du Parti communiste mais je n’ai pas osé dire que j’allais quitter ses rangs, et ce jusqu’en 1951. La décision n’a pas été facile à prendre parce que, beaucoup de gens, non seulement communistes mais aussi de l’intelligentsia de gauche, pensaient que tout être qui quittait le Parti était un renégat, un traître qui dénonçait le communisme par rancune. Dés 1956, avec le soulèvement hongrois, je suis devenu anticommuniste. J’ai compris que le communisme n’était qu’une autre forme de terreur.
M. V.: Comment expliquez-vous, M. Morin, cette croyance des intellectuels français dans le messianisme du marxisme?
E. M.: L’histoire du rapport des intellectuels au communisme est une histoire d’adhésion et de dés-adhésion. Beaucoup y sont entrés et l’ont quitté après. Les premiers communistes en France ont pratiquement quitté le Parti. La poussée des communistes auprès des intellectuels est forte dans les années 1930-1940 pour des raisons qui tiennent au fait qu’il constituait un bouclier contre le fascisme. Il y avait également la propagande, le mensonge et l’illusion. Mais je pense aussi à un facteur religieux. Même avant l’apparition du communisme, quand les intellectuels français faisaient la critique de la religion et de la philosophie, ils arrivaient à un certain nihilisme. Pour fuir le désespoir nihiliste, ils retournaient à la religion. Au moment où l’attrait du catholicisme disparaît, c’est l’attrait du communisme qui le remplace, un attrait religieux: on va se réconcilier avec soi-même, on va avoir un espoir, on va s’intégrer dans quelque chose. Rétrospectivement, j’analyse mon adhésion au communisme comme un élément à la fois existentiel et religieux.
M. V.: Dans cette perspective, votre engagement communiste apparaît comme un désir de vivre l’histoire…
E. M.: Exact. Et deuxièmement comme un besoin de foi, comme un besoin de croire.
M. V.: Peut-on y voir un refus du nihilisme de la société bourgeoise et un besoin d’objectivisation axiologique?
E. M.: Oui. C’est, en fait, fuir l’atomisation, l’individualisme, le nihilisme, dans une foi. C’est un besoin religieux masqué par la pseudo-rationalité d’adhérer à une théorie adéquate pour comprendre le monde. On avait l’impression qu’on comprenait le monde à partir de la vision de Marx. Bien entendu, on se rendait compte que Marx n’expliquait pas tout, mais on avait l’impression d’une théorie opérationnelle. L’impression d’être rationnel et la foi qui était cachée sous cette rationalité sont des éléments très forts. Et, comme vous le dites, c’est le besoin d’être raccordé à l’histoire avec l’idée que le communisme est un progrès. D’ailleurs, le communisme soviétique représentait l’avenir radieux.
M. V.: Comment expliquez-vous alors que cette société qui promettait l’avenir radieux n’a produit que le contraire de cette promesse? Et, dans cette perspective, quelle est votre opinion sur la question de la compatibilité des principes marxistes avec la réalité?
E. M.: Pour répondre à cette question, je prends une idée de mon ami François Fëjto, un compagnon qui m’a beaucoup élucidé. Selon lui, après la guerre civile russe de 1917, les communistes se rendent compte qu’il n’y a pas une culture socialiste dans la société, qu’ils n’ont pas réussi à créer une société culturellement communiste. Ils se sont lancés alors dans la fuite en avant. Ils ont projeté vers l’avenir une chose qui était un échec dans le présent. Un parallèle peut être également fait avec la période du début du christianisme. Les premiers chrétiens croient que le Christ viendra de leur vivant et ils attendent l’arrivée du Christ pendant deux siècles. Mais comme le Christ ne revient pas, ils construisent des Églises qui témoignent de leur fidélité. Dans cette perspective, l’idée que je soutiens et que j’ai déjà exposée dans un petit livre sur le communisme, est que les réussites de l’Ours viennent de l’échec premier et fondamental de l’idéologie.
M. V.: Croyez-vous que le communisme a été bon mais qu’il a eu une mauvaise application ou, au contraire, que c’est dans l’essence même des principes marxistes que se trouve une conception du mouvement révolutionnaire qui doit aboutir à ce que les sociétés de l’Est européen sont devenues, c’est-à-dire des sociétés totalitaires?
E. M.: J’ai une explication à la fois interne et externe de l’évolution du communisme. La première concerne la théorie marxiste. Les germes du stalinisme se trouvent, selon moi, dans la pensée de Marx. Il n’existe pas dans son œuvre une théorie de la démocratie. Il n’y a même pas une théorie politique. Le deuxième élément d’explication se trouve dans la réalité soviétique. L’apparition du bolchevisme dans les conditions de clandestinité de la Russie tsariste a produit une sorte de mutation des principes marxistes dans le corps d’un parti hyper-centralisé, à la fois politique, doctrinal, policier, c’est-à-dire dans un parti par excellence totalitaire. Le bolchevisme est donc une première mutation du marxisme à l’instar des mutations génétiques en biologie. Il prend certains aspects du marxisme mais il en apporte d’autres. Le bolchevisme va développer ses caractères autoritaires après la guerre civile russe. Ses caractères dictatoriaux ont été affirmés par cette gigantesque crise des années 1917-1921. Le stalinisme correspondra à une aggravation du phénomène et à un délire à la fois idéologique et policier. Ce sont donc certains traits qui se trouvent dans la pensée de Marx qui seront développés dans la pensée de Lénine et transformés par la suite dans la pratique stalinienne. Aujourd’hui, je pense avec conviction qu’on ne peut pas fonder une nouvelle politique sur la pensée de Marx.
M.V.: On observe aujourd’hui, en France et dans d’autres pays occidentaux, que la chasse du nazisme continue tandis que le communisme semble lui échapper. Il va de même en ce qui concerne la mémoire publique des plus éminents compagnons de route du communisme. L’anniversaire des 20 ans de la mort de J. P. Sartre, par exemple, a donné lieu à de nombreuses manifestations qui ont souligné sa personnalité. Par contre, le 50e anniversaire de la mort d’Orwell, une des plus lucides consciences de notre siècle, a été, en termes comparatifs, plus qu’occultée. Cet état de fait m’amène à vous poser la question suivante: pourquoi aujourd’hui peut-on avoir été communiste et rester respectable, alors qu’on ne peut pas rester respectable si l’on a été nazi? Comment peut-on expliquer, selon vous, ce traitement différent de l’adhésion aux deux idéologies, du moment où les deux ont produit des montagnes de cadavres?
E. M.: Vous avez tout à fait raison. Il y a une inégalité absolue de traitement qui relève d’une situation assez particulière. On est aujourd’hui en présence de deux types d’anti-fascismes. Le premier est contre toute dictature, le deuxième est un masque du communisme pour focaliser l’attention uniquement sur le nazisme. C’est ce dernier type de fascisme qui a beaucoup fonctionné en France à cause de l’Occupation. Il y a eu, deuxièmement, un processus de justification en vertu duquel l’idéologie communiste est bonne parce qu’elle répond à une aspiration d’émancipation, tandis que l’idéologie nazie est mauvaise, étant fondée sur l’idée de domination. Il s’agit d’une «innocentation» par l’idéologie qui était nécessaire au mouvement de gauche en Occident. À la question, pourquoi les erreurs incroyables de Sartre (ou celles d’Althuser, philosophe dément et délirant qui a justifié le maoïsme) sont soit gommées soit justifiées, alors que la grande lucidité d’un Orwell que vous avez mentionné ou d’un David Rousset est refoulée dans le débat d’idées, ma réponse est la suivante: ces derniers portent encore la malédiction qu’ils avaient à l’époque, c’est-à-dire celle de gens qui voulaient briser l’union des forces populaires. Cette situation contraste avec le cas de Mircea Eliade ou d’Emil Cioran qui sont condamnés sans droit d’appel à cause de leurs sympathies de jeunesse pour le parti fasciste roumain, la Garde de Fer. Pour beaucoup, leur adhésion est un péché imprescriptible qui veut dire qu’ils restent toujours des fascistes au nom du principe que le crime le plus abominable de toute l’humanité est celui des nazis. De ce fait, on rappelle toujours les crimes nazis, qui deviennent perpétués en mémoire, alors que les autres, on les oublie. Tout ce qui se passe du côté communiste est une erreur, mais pas un crime. Tout ce qui se passe du côté de la collaboration avec le fascisme est un crime mais pas une erreur. Effectivement, il n’y a pas eu un effort de réflexion historique critique sur cette question, ni en France, ni ailleurs en Occident.
M. V.: Pourquoi la conscience historique de l’Occident a-t-elle tant de mal à s’orienter correctement par rapport au communisme?
E. M. Pour tous ces facteurs que je viens de dire, plus le fait que les Occidentaux n’ont pas vécu l’expérience du socialisme réel. J’ai vécu à l’intérieur du Parti comme si j’étais un citoyen d’une démocratie populaire avec la seule différence que je ne risquais ni la prison, ni la mort. J’ai vécu l’intimidation et la terreur psychologique, mais elles étaient différentes de l’expérience directe de la confrontation. En Occident, nous avons vécu à travers les idées, les idéologies, les mythologies, les aspirations. Nous avons vécu l’idéologie comme si l’idéologie était la réalité. Il a fallu Budapest en 1956, Soljenitsyne et l’implosion de l’Union soviétique pour se défaire de cette illusion. Mais il y a encore beaucoup de gens qui gardent une sorte de nostalgie du communisme pour justifier leur fixation contre l’Amérique.
M. V.: En Europe de l’Est, on assiste à un refus radical de reconsidérer le marxisme, même dans sa dimension d’outil de connaissance, du moment où il a été la référence théorique d’une société qui en son nom a assassiné des innocents. Comment voyez-vous, dans cette perspective, l’avenir du marxisme?
E. M.: Je crois qu’il y eut un grand collapsus du marxisme dans les années 1970-1980 par la perte de foi dans la formule issue du communisme stalinien. Le marxisme dans la formule d’Althusser est mort, le marxisme dans la formule philosophique de Sartre est mort, mais il peut renaître sous une autre forme comme incitation volontariste à l’action. Il peut renaître également comme théorie justifiant une nouvelle utopie. Mais je ne crois pas qu’il y aura une résurrection du marxisme comme inspirateur des groupes révolutionnaires. Tel qu’il continue à inspirer aujourd’hui les groupes trotskistes ou autres, je crois qu’il est entièrement desséché. Pour moi, Marx reste toutefois un des éléments d’une constellation très importante de penseurs.
M. V.: L’effondrement du communisme dans l’ex-espace de domination soviétique montre finalement la supériorité des valeurs du libéralisme, valeurs qu’on ne peut pas prouver directement mais qui se trouvent prouvées par la médiation de l’histoire. Acceptez-vous la thèse de la supériorité des valeurs morales du libéralisme?
E. M.: Si vous vous référez au libéralisme politique, incontestablement. Le respect de l’individu et de la pluralité des opinions, y compris des opinions déviantes, sont des valeurs morales capitales. En ce qui concerne le libéralisme économique, je crois que le marché n’a pas une valeur morale, mais une valeur pragmatique. Le marché concurrentiel, dans un espace juridique défini, est une chose utile à la société parce que nous n’avons pas d’autre moyen de régulation de l’activité économique. Pourtant, je ne suis pas d’accord avec la règle du marché sur la société, avec le libéralisme économique, genre Chicago boy. Je crois dans la nécessité de la liberté politique et de la démocratie. D’ailleurs, je me suis toujours défini comme un droitier gauchiste. Je pense que l’humanité doit faire un grand changement pour s’humaniser, mais on ne peut jamais sacrifier la liberté.
M. V.: Qu’est-ce représente pour vous le capitalisme?
E. M.: Le capitalisme est un système de production qui s’est modifié dans l’histoire et qui continue à se modifier. Il a été un incitateur extraordinaire du développement économique, mais il a eu des aspects extrêmement négatifs. C’est pourquoi le capitalisme a besoin d’être contrôlé. Il lui faut des contre-poids.
M. V.: Croyez-vous encore dans la troisième voie?
E. M.: Je crois effectivement qu’il faut chercher une troisième voie, mais non celle affirmée par M. Blair et M. Schröder. Celle-ci est une première voie bis. La troisième voie n’existe pas encore. Pour moi, elle consistera en une politique de civilisation qui va dans le sens des phénomènes vécus, ignorés par le politique à l’heure actuelle, principalement la qualité de la vie et la convivialité.